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 « Du gouvernement représentatif en Belgique (1831-1848) », par E. VANDENPEEREBOOM

Bruxelles, Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1856, 2 tomes

 

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TOME 2

 

DIX-HUITIEME SESSION (1847-1848) (gouvernement Rogier)

 

 

1. Les élections de juin 1847 et la confirmation de la majorité libérale

 

(page 231) La session avait été close un mois avant les élections. Ce n'était pas trop de temps pour se préparer à la grande bataille, dans laquelle allaient se jouer et la longue existence de la (page 232) majorité catholique et les suprêmes espérances de l'opposition. Pour l'un comme pour l'autre parti, ce pouvait être un Waterloo. Ces élections eurent lieu le 8 juin 1847. Il s'agissait de procéder au quatrième renouvellement partiel du Sénat, au septième renouvellement partiel de la Chambre. Une circonstance donnait, en outre, une signification particulière à cette solennelle épreuve, celle que tous les collèges électoraux du pays devaient y prendre part. En effet, une série de provinces devait renouveler le mandat de la moitié du Sénat, l'autre série le mandat de la moitié de la Chambre (La série pour le renouvellement partiel du Sénat se composait des provinces d'Anvers, de Brabant, de la Flandre occidentale, de Luxembourg et de Namur : la série pour le renouvellement partiel de la Chambre des représentants comprenait les provinces de la Flandre orientale, de Hainaut, de Liège et de Limbourg.). Il fallait aussi pourvoir aux nouveaux mandats accordés à certains collèges.

Dans la séance du 24 mars 1847, M. Delfosse avait dit aux membres de la droite : « N'oubliez pas qu'un jour (et il n'est pas éloigné peut-être !) vous deviendrez minorité... » Deux mois après, la prophétie s'accomplissait : la majorité catholique, si laborieusement formée et si fortement maintenue, disparaissait ; le parti libéral couronnait ses progrès successifs par le plus éclatant triomphe. Le 12 juin 1847, tout le cabinet de Theux-Malou, y compris les deux Ministres d'État membres du conseil, donnait sa démission. Des gouverneurs n'étaient point parvenus à se faire réélire, dans les chefs-lieux de la province confiée à leur administration ; des sommités catholiques étaient éliminées, malgré leurs anciens services et leur éminent talent : en un mot, l'ensemble des élections était trop significatif, pour ne point amener un pareil résultat. Comment se fit-il donc, qu'une crise aussi nette et aussi simple fut si longtemps à s'éclaircir et à se résoudre ; comment fallut-il deux mois, pour arriver à la formation d'un (page 233) ministère libéral homogène, manifestement indiqué par ce qu'on appelle « les signes du temps » ? Ce désastre était avoué et son résultat admis, par les vaincus eux-mêmes ; car M. Malou disait bientôt, dans la discussion de l'Adresse. « Je reconnais que le ministère devait naître tel qu'il est, après les élections du 8 juin ; je ne lui conteste pas, comme on l'a fait si souvent en présence de l'évidence des faits, le droit d'être au pouvoir. » (Annales parlementaires, 1847-1848, p. 50).

Nous sommes obligé, en présence des causes et des effets de cette crise ministérielle, de renvoyer le lecteur et aux journaux du temps et à la discussion de 1848-1849, sur la suppression de la pension des Ministres. Il ne faut pas que notre jugement, si empreint d'impartialité que nous tâchions de le rendre, puisse être, contre notre gré, attribué à un autre sentiment.

Mais, cette réserve, que nous mettons dans notre appréciation sur les personnes, causes de cette trop longue crise, ne doit pas nous empêcher de rechercher l'origine et les résultats d'une des situations les plus compliquées de notre existence politique. Les deux partis, qui divisaient profondément le pays et le Parlement, n'avaient pas eu, depuis 1839, à la direction des affaires, la part que semblaient donner à chacun d'eux et l'issue de diverses élections et l'état général de l'opinion publique.

Les libéraux, chassés violemment du ministère, en 1841, avaient puisé, dans les comices électoraux et dans les luttes parlementaires, une force et une cohésion, se manifestant par des signes si éclatants, qu'il fallait un profond aveuglement pour ne pas les reconnaître. Les catholiques, intéressés à occuper le pouvoir, soit pour présider à la discussion des lois organiques qu'ils redoutaient, soit pour (page 234) apporter des modifications à celles qui n'avaient point répondu à leurs espérances, s'y étaient maintenus, tantôt par leurs représentants avoués et naturels, tantôt par des personnes interposées, fidèles adhérents ou consciencieuses dupes ; se faisant, ainsi, une position propice à leurs vues secrètes, lors même qu'elle n'était pas satisfaisante pour leur ambition personnelle. Dans cette tâche, durant ce combat pour mieux dire, ils avaient vu se briser les combinaisons les plus savantes et les plus fortes, s'user les personnalités les plus aguerries et les plus éminentes. De 1841 à 1847, trois ministères avaient été ou profondément modifiés ou totalement détruits ; et, cependant ils avaient à leur tête les Nothomb, les Van de Weyer, les de Theux. Jamais parti ne mit plus d'obstination et de ruses pour se cramponner au pouvoir, ni ne montra plus de regrets et de désespoir de s'en voir écarté.

Oubli des leçons données dans d'autres Gouvernements représentatifs ; ignorance des besoins et des règles du self-government lui-même ! Quoi qu'il fasse, et si réel que soit son droit, tout parti s'use au pouvoir : quelles que soient les erreurs qu'il ait commises, et si faible qu'il soit naturellement, tout parti se relève et se retrempe dans l'opposition. Cette fragilité, cette mobilité des partis au pouvoir sont, d'ailleurs, salutaires à la pratique du régime constitutionnel bien compris. En effet, rentrés aux affaires, les hommes politiques n'oseraient répéter les fautes qui ont occasionné leur chute, défaire les lois qu'ils ont injustement reprochées à leurs adversaires. La loi communale ne sera plus bouleversée, les communes ne seront plus fractionnées par personne ; nul ministère ne s'avisera plus de décorer, en une seule fois, trente-deux membres du Parlement, à la veille d'une élection ; la loi de l'enseignement primaire ne sera pas profondément modifiée ; le traitement d'un cardinal-archevêque ne sera plus supérieur à celui d'un ministre à portefeuille ; les portes des Chambres ne s'ouvriront plus aux fonctionnaires inférieurs et dépendants du Gouvernement : (page 235) la loi des successions ne sera pas rapportée - il ne faut pas être prophète, pour oser énoncer toutes ces affirmations.

Mais aussi, nul parti ne pourra plus s'adjuger le monopole de la direction des affaires publiques ; nul ne pourra imprimer un cachet de fixité à des mesures mauvaises ; toute loi réactionnaire, qui n'a été emportée qu'à l'aide de la violence ou de majorités factices, portera dans ses flancs des germes de caducité et de ruine. Tels sont, à nos yeux, les caractères et les leçons de la situation, née des élections de 1847. Le parti catholique avait occupé le pouvoir au-delà du terme naturel, qui lui était assigné par les faits électoraux ou parlementaires, et sa chute en fut d'autant plus profonde. Il avait marqué son passage aux affaires par des lois antipathiques à l'esprit public et contraires à nos institutions libérales, et ces lois ont disparu pour ne plus jamais revivre. Les chefs du parti libéral étaient mis en possession des portefeuilles, trop tard au point de vue des faits politiques intérieurs ; assez tôt, en face des événements politiques du dehors, nous ne tarderons pas à le voir (Ministère du 12 août 1847, MM. Rogier, Intérieur ; d'Hoffschmidt, Affaires Étrangères ; de Haussy, Justice ; L. Veydt, Finances ; Frère-Orban, Travaux Publics ; baron Chazal, Guerre).

Telle était la situation parlementaire, quand s'ouvrit, le 9 novembre 1847, la dix-neuvième session, qui devait être close le 26 mai 1848 et durer ainsi un peu plus de six mois. Elle fut également remarquable et par les projets de lois importantes que le ministère présenta, malgré sa récente arrivée aux affaires, et par les événements terribles qui frappèrent un pays voisin et dont il fallut parer le contrecoup inattendu. Le ministère libéral et la majorité libérale allaient subir la double épreuve des difficultés intérieures et extérieures ; chacun fut mis à même de juger, par leur attitude et par leurs actes, s'ils étaient, comme leurs amis le disaient, des hommes  (page 236) d'ordre et de progrès ; ou bien si, comme leurs adversaires l'avaient dit tout haut et le murmuraient encore tout bas, ils étaient des révolutionnaires et des brouillons. Au cas où, en effet, tels eussent été les nouveaux ministres, de prochaines catastrophes allaient merveilleusement servir leurs dessein ; car, quelques mois après, il leur eût été facile d'aspirer à devenir des tribuns.

 

2. La discussion de l’adresse. Incident diplomatique avec le Saint-Siège

 

Le discours du Trône était modéré : ceux qui l'avaient rédigé s'étaient sagement abstenus d'y laisser percer aucune amertume sur le passé, aucune satisfaction sur le présent. L'annonce de modifications aux lois communale et électorale, la révision du régime des céréales, une allusion à des difficultés survenues avec la Cour de Rome en formaient les points saillants. L'adresse semblait devoir susciter peu de discussions, car, dès le début, M. de Theux, chef de la droite, avait annoncé une attitude expectante, en disant : « Ma ferme résolution est d'examiner avec impartialité les projets de loi qui nous seront présentés par le Gouvernement, adoptant ceux qui me paraîtront bons et repoussant les autres. » Mais la difficulté avec Rome devait raviver le débat. Il résultait d'une communication déposée par le Gouvernement les faits suivants. Près d'un mois après sa démission et quand M. Rogier avait déjà été mandé par le Roi, l'ancien cabinet avait, par arrêté du 7 juillet 1847, nommé M. le comte van der Straten-Ponthoz envoyé extraordinaire et plénipotentiaire près le Saint-Siège : faisant ainsi un acte irrégulier en soi, créant une difficulté à ses successeurs. Le cabinet nouveau avait, dès son entrée, proposé au Roi de ne pas maintenir cette nomination et avait confié cette mission à M. Leclercq, ancien membre du Congrès, ancien Ministre de la Justice, procureur général près la Cour de cassation, ayant acquis, par ses qualités privées et publiques, une haute position dans l'estime de tous les partis. Cet acte fut communiqué, pour suivre des usages de courtoisie diplomatique, à Mgr. le nonce (page 237) apostolique à Bruxelles. Vers la mi-septembre, le ministère fut informé, par ce diplomate, que ce choix n'était pas de nature à être agréé par le Saint-Siège ; les motifs allégués étaient ceux-ci : « Que, tout bien considéré, il avait été facile à Sa Sainteté de se convaincre que, dans les circonstances graves où elle se trouve, elle ne pouvait, en aucune manière, accepter comme ministre de la Belgique que des personnes qui auraient offert, par leurs antécédents, beaucoup plus de garanties, que celles que lui offre M. Leclercq. » Le Ministre des Affaires étrangères adressa à Mgr. le nonce une dépêche finissant par ces mots : « Dans l'état actuel des choses, le ministère se trouve dans l'impossibilité de proposer au Roi la désignation d'une autre personne pour le poste d'envoyé extraordinaire et plénipotentiaire près le Saint-Siège apostolique. » Le paragraphe de l'Adresse, relatif à ce grave incident, s'exprimait ainsi : « Malgré notre désir de voir les meilleurs rapports régner entre la Belgique et la Cour de Rome, désir que rendent plus vif encore de grands événements qui tiennent l'Europe attentive, nous reconnaissons que le Gouvernement ne pouvait se dispenser de prendre la résolution dont il nous a fait part, sans blesser les plus légitimes susceptibilités d'une nation indépendante. » M. Dedecker disait avec sa sincérité habituelle : « Dans la position nouvelle où le ministère était placé, il devait avoir à la Cour de Rome un agent jouissant de toute sa confiance et capable d'expliquer parfaitement sa pensée, afin d'éviter toute erreur relativement à ses intentions à l'égard du clergé et de la religion. Une fois ce droit admis, je dois reconnaître qu'il était impossible de trouver, dans toute l'opinion libérale, j'allais presque dire dans «a Belgique entière, un homme plus respectable et plus considérable que M. Leclercq. (Marques générales d'adhésion.) » M. le vicomte Vilain XIIII émit l'opinion qu'il aurait fallu négocier pour faire accepter M, Leclercq. C'eût (page 238) été là, à notre sens, une conduite peu digne du pouvoir qui avait fait un choix trop acceptable, pour avoir à le justifier ; peu digne encore de M. Leclercq, qui eût pu arriver ainsi à Rome à l'état d'intrus et comme pis-aller. D'ailleurs, c'était demander au ministère de ne pas tirer parti de l'énorme faute, commise par les auteurs de cette basse intrigue. Que des vainqueurs se montrent généreux à l'égard d'adversaires désarmés, rien de mieux : mais c'est trop exiger que de vouloir qu'ils soient indulgents pour des vaincus qui, dans leur fuite et dans l'ombre, lancent le trait du Parthe. Le parti catholique chercha à se disculper de toute participation à cet inqualifiable résultat : mais, à coup sûr, le parti libéral en était plus innocent encore. Ce fâcheux incident restera, dans l'histoire des partis, comme une tache pour les auteurs, très reconnaissables, de cette lâche et vaine tentative, comme une leçon pour ceux qui voudraient la renouveler. M. Leclercq y aura appris ce qu'il devait croire de la sincérité des protestations de respect, qu'on lui avait souvent et publiquement manifestées. Si la calomnie entame de tels caractères, qui donc en sera à l'abri ? (Voir, pour l'incident relatif à la mission de M. Leclercq à Rome, Moniteur de 1847-1848, pp. 15 à 85, passim).

 

3. La discussion de l’adresse. Interventions du clergé dans les élections

 

La première lance rompue, la lutte se poursuivit : il fut question, d'un côté, des destitutions opérées par le cabinet nouveau ; de l'autre côté, de l'intervention officielle du clergé dans les élections, de ses prétentions en fait d'enseignement. Un gouverneur-représentant éliminé dans son chef-lieu de province, avait été remplacé ; quelques autres fonctionnaires politiques aussi avaient été écartés. Pour le premier cas, nous avouons ne rien comprendre aux doléances peu viriles, aux déclamations larmoyantes qu'une telle mesure fit naître. Nous concevons qu'en pareil cas, un fonctionnaire, aussi peu heureux, devrait, dans l'intérêt de sa propre dignité et du service (page 239) public, renoncer à sa position, quand bien même ses amis politiques resteraient ministres. Mais, quand des adversaires se font, pour ainsi dire, un marchepied de votre ruine pour monter au pouvoir, on ne reçoit pas sa démission, on la donne et, si c'est possible, on l'expédie par le télégraphe, pour n'être pas prévenu. Agir autrement, c'est, si nous ne nous trompons, n'avoir pas ou de sang dans les veines, ou de pain dans la maison. Quant aux autres destitutions, c'est un droit, tempéré par la responsabilité qui l'accompagne et dont l'exercice peut être discuté au point de vue de l'opportunité et de la convenance. L'intervention du clergé dans les élections sera plus convenablement appréciée par d'autres que par nous : qu'ils parlent donc à notre place. M. Dedecker, frappant, comme souvent, à droite et à gauche, disait : « Vous regrettez que le clergé, par exemple, intervienne dans les élections. Pour moi, je déclare sincèrement et à la face du pays, que je désire, autant que qui que ce soit, que le clergé s'abstienne de paraître aux élections ; mais en définitive, nous n'avons rien à y voir, c'est au clergé à connaître ses véritables intérêts sous ce rapport. Vous croyez qu'il ne faut pas augmenter le nombre des couvents en Belgique. Je désire, comme vous, que le clergé modère lui-même l'ardeur de son prosélytisme ; je désire, comme vous, que surtout les couvents, qui n'ont pas un but d'activité sociale et humanitaire, ne se multiplient pas outre mesure en Belgique ; je le dis avec la même conviction que vous. » M. Dechamps ajoutait : « Je n'hésite pas à déclarer que sur l'intervention du clergé dans les élections, je partage en tous points l'opinion émise par mon honorable ami M. Dedecker... Le clergé aura à examiner si, dans les circonstances qui ont marqué ces dernières années, l'intérêt de son influence morale, de son influence sociale, la seule en définitive à laquelle il tienne, n'exige pas qu'il s'abstienne d'user de ses droits constitutionnels de citoyen C'est là une question d'appréciation (page 240) qu'il appartient à lui seul de résoudre ; mais je ne puis m'empêcher d'exprimer mon opinion personnelle ; je crois qu'il devra s'abstenir de prendre une part active aux luttes électorales. » M. de Theux disait, de son côté : « Mais entre le droit de voter et une intervention plus active, qui peut passer pour être hostile à tel candidat plutôt qu'à tel autre, quand on est assuré que les candidats libéraux ne veulent pas faire prévaloir dans les lois des doctrines philosophiques antireligieuses, alors cette intervention doit cesser nécessairement ». (Dans son ouvrage, De la démocratie en Amérique, M. de Tocqueville dit : « J'ai dit que les prêtres américains se prononcent, d'une manière généreuse, en faveur de la liberté civile ; cependant on ne les voit pas prêter leur appui à aucun système politique en particulier. Ils ont soin de  se tenir en dehors des affaires, et ne se mêlent pas aux combinaisons des partis. On ne peut donc pas dire qu'aux États-Unis la religion exerce une influence sur les lois, ni sur les débats des opinions politiques ; mais elle dirige les mœurs ; et c'est en réglant la famille qu'elle travaille à régler l'État. Je les vis se séparer avec soin de tous les partis, et en fuir le contact avec toute l'ardeur de l'intérêt personnel ».)

Or, les libéraux n'ont jamais prétendu, ils n'ont pas droit de prétendre que le prêtre dût s'abstenir d'exercer ses devoirs d'électeur : mais ils se sont demandé s'il était bon, que le clergé, comme corps, devînt agent d'élection. Ils doutent qu'il soit utile et moral de transformer les chaires de vérité, les confessionnaux, les cérémonies du culte en instruments électoraux. Ils ne comprennent pas la convenance, par exemple, qu'aux cent prêtres d'un district vinssent se joindre cinquante prêtres d'un autre district, pour, ensemble, sur le même terrain, le même jour, combattre un représentant, parce qu'il a voté la loi d'enseignement moyen avec la convention d'Anvers ; appuyer un sénateur quoique ayant voté la même loi, sans avoir l'occasion de se prononcer sur ladite convention (Ce fait s'est présenté, en 1854, dans un district des Flandres). Les libéraux ne savent pas comment de tels actes seraient (page 241) dictés par la religion, moins encore par la logique. Quoi qu'il en soit, l'Adresse dont le dernier paragraphe assurait « la confiance de la Chambre dans le Gouvernement et le concours sincère comme l'appui actif qu'elle était disposée à lui prêter, » fut admise par 58 membres ; 23 s'abstinrent. Le Sénat admit son Adresse, quoique renfermant un vote de confiance, par 47 voix et 1 abstention. (Voir Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 20 à 93).

En abordant la discussion des budgets, le ministère put voir qu'il aurait non seulement à se défendre contre des adversaires, mais aussi à compter avec ses amis. Dans les gouvernements représentatifs, c'est le propre des grands triomphes politiques de traîner après eux beaucoup de vaincus à désarmer, beaucoup d'alliés à satisfaire. Mais ce fut la bonne fortune du cabinet de ne pas rester au-dessous de cette double tâche. Un homme nouveau se trouvait dans son sein, qui apporta au pouvoir plus de force encore que ses amis n'avaient osé en promettre. M. Frère-Orban, chargé, en même temps, et d'un mandat législatif et d'un portefeuille ministériel, déploya, dès le début, cette étendue de connaissances, cette lucidité d'idées et cet éclat de parole, qui laissaient entrevoir l'habile Ministre des Finances dans le jeune Ministre des Travaux Publics.

 

4. Les droits sur les titres de noblesse

 

Au budget des Affaires étrangères, M. le baron Osy souleva, pour la seconde fois, la question du droit à imposer à la collation des nouveaux titres de noblesse et à la reconnaissance des anciens titres. L'honorable membre citait l'engagement signé par les nouveaux anoblis qui était ainsi conçu : «Je m'engage à acquitter les droits qui sont ou pourront ultérieurement être imposés, en vertu des lois, du chef de la délivrance des lettres patentes ; » il avait constaté par l’Annuaire nobiliaire que, de 1830 au 1er janvier 1847, deux cent trente personnes avaient été anoblies : il estimait la (page 242) recette à opérer immédiatement de ce chef, comme pouvant s'élever à 479,000 francs. Nous avons vu, plus haut, que le Sénat avait voulu engager le Gouvernement à ouvrir cette nouvelle source de recettes (T. II, livre VIII, p. 92). M. A. Rodenbach appuya la proposition de M. Osy, en disant : « En France, d'après un document que j'ai eu entre les mains, on a nommé 38 ducs, comtes ou barons, qui ont versé dans le Trésor une somme de 200,000 francs. On devrait donc exiger le payement d'un droit beaucoup plus élevé, en Belgique. En France, un titre de duc se paye 18,000 francs ; un titre de comte 7,200 francs ; un titre de baron 3,600 francs. On appelle cette taxe un droit de sceau (interruption)... sans calembour. » La discussion n'eut pas d'autre suite (Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 129 et 130).

Toutefois, ceci nous donne l'occasion de signaler un petit incident, pour lequel nous n'avions pas, jusqu'ici, trouvé de place convenable. Dans la séance du 3 septembre 1835, M. le Président (Raikem) dit : « La parole est à M. le comte Félix « de Mérode. » - M. Félix de Mérode : « Il me semble qu'il « n'y a pas de titres de noblesse, dans cette assemblée. On me donne sans cesse le titre de comte. Je ne repousse pas ce titre, en dehors de cette Chambre, sans lui donner aucune valeur. Mais, il me semble que, dans la Chambre, on ne doit pas donner de titres. Dans la Chambre des Députés de France, on ne donne jamais de titres. Je crois que cet usage doit être suivi ici. » - M. le Président : « Je croyais pouvoir vous appeler ainsi.- M. Félix de Mérode : « Je ne dis pas cela pour faire un reproche à notre honorable Président, mais parce que beaucoup de membres me donnent ce titre, en séance. Un membre m'en a fait l'observation, avant la séance, et je trouve qu'il a raison. Voilà pourquoi moi-même j'en ai parlé. Mais, je le répète, je (page 243) n'en fais de reproche à personne. » (Moniteur de 1835, n°249). Au moment où il s'agissait d'imposer un frein, ou du moins une contribution aux aspirants à la nouvelle noblesse, il est assez piquant de se rappeler ce langage simple et plein d'abandon d'un noble de bonne et vieille souche.

 

5. Le mode d’émission des bons du trésor

 

Au budget de la Dette publique revinrent les éternelles discussions de la dette flottante et de la situation du Trésor. Ce qu'on a en caisse, se compte facilement ; ce qu'on doit, est moins aisé à établir ; enfants prodigues et gouvernements endettés doivent en savoir quelque chose.

Par arrêté du 20 juin 1847, c'est-à-dire après sa démission donnée, M. Malou avait, comme ministre des finances, pris un arrêté, introduisant un nouveau mode d'émission des bons du Trésor. Il disposait : « Art. 10. Les bons du Trésor seront admis en payement des impôts, dans tout le royaume ; « pourvu, toutefois, que le payement à faire soit au moins équivalent au montant, en principal et en intérêts échus, des bons présentés. » Il s'ensuivait qu'on pouvait les verser pour les droits d'enregistrement, de succession, de douane et d'accises, qui présentent des recettes très élevées. La mesure fut approuvée par les uns et blâmée par les autres. À notre sens, quand la dette flottante est faible et ne sert qu'à anticiper sur les recettes à recouvrer par le Trésor, un tel mode peut être utile, parce qu'alors il habituerait les capitaux privés à se lier au crédit public, sans qu'aucun danger puisse résulter de cet escompte facultatif. Mais nous croyons que, lorsque la dette flottante monte à un chiffre élevé et sert à couvrir un déficit réel et constant, la faculté de faire rentrer, quand et en telle quantité qu'on veut, les bons du Trésor, pourrait devenir un grand embarras. Supposez un moment de panique et de crise ; il est probable que, par les grands bureaux de douane et d'accise, on vous fera rentrer une masse (page 244) de bons émis et ayant encore de longs termes à courir, alors que vous aurez le plus urgent besoin de ressources disponibles et qu'il ne vous serait possible de faire une nouvelle émission, que pour un faible chiffre ou à un intérêt onéreux. Notre position ordinaire, c'est d'avoir une dette flottante élevée * ; eh bien ! nous disons que, dans une pareille situation, le mode que nous venons d'indiquer se réduit à ceci : c'est vouloir que l'Etat soit, en même temps, banquier et emprunteur ; escompteur et court d'argent. Le fruit posthume des œuvres ministérielles de M. Malou n'exista pas longtemps. M. Frère l'étrangla, en rapportant les dispositions de cet article 10, par son arrêté du 5 octobre 1848. Nul ministre des finances n'a cherché depuis à le faire revivre.

Quant à la situation du Trésor, on prononça de remarquables discours pour prouver qu'elle était bonne, des discours non moins remarquables pour prouver qu'elle était mauvaise. Dans cette consultation, les ministres sortants étaient les médecins Tant-Mieux, les ministres entrants étaient les médecins Tant-Pis. Assistant un jour, à la Chambre, à une pareille discussion, nous disions : « La situation financière, entre les mains du ministère, c'est un décor à deux côtés ; quand on lui demande des subsides, il montre le côté sombre ; quand (page 245) c'est lui qui sollicite des crédits, il fait voir le côté brillant. Il use ainsi de la situation du Trésor, comme fait un machiniste d'un décor d'opéra. » (Séance du 4 mai 1853). Tout ce que nous avons lu depuis, n'a fait que nous confirmer dans cette idée. On parla aussi - et cela sans rire en se regardant - de la convenance de former un fonds de réserve de plusieurs millions ; quelque chose, en petit, comme le trésor du Kremlin, à Moscou, qui lui-même est souvent à sec. On oubliait que dans les gouvernements représentatifs, la caisse de l'Etat est un dépôt où l'on met le moins possible et d'où l'on retire le plus possible ; véritable tonneau des Danaïdes, sans fonds et, quoi qu'on fasse, toujours vide. (Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 160 à 196).

 

6. L’intervention du clergé dans l’enseignement public

 

La discussion du budget de l'Intérieur est d'ordinaire un terrain politique : il n'en pouvait être autrement cette fois (Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 264 à 332, 435 à 489). Les prétentions du clergé, relativement à l'enseignement donné par l'État, en firent les frais. Par un examen rétrospectif, on arriva à la connaissance de certains faits, qu'il faut voir consignés aux Annales parlementaires pour y croire. M. Nothomb s'était trouvé en dissidence avec l'épiscopat sur plusieurs points d'application de la loi d'enseignement primaire, qu'il avait si laborieusement obtenue et qu'il devait mettre à exécution plus laborieusement encore. Il en était résulté une longue correspondance, que l'ancien ministre de l'intérieur avait fait passer dans son cabinet de diplomate, pour « en faire le triage ». Un des évêques avait signalé ces documents à M. Van de Weyer, qui les réclama ; ils furent restitués. Dans un discours habile, substantiel et d'une grande élévation d'idées, M. Nothomb chercha à prouver deux choses. La première, c'est que l'intervention du clergé est utile et nécessaire ; nous l'avons admis nous-même dans l'examen que (page 246) nous avons fait de la loi de 1842 (voir t. II, livre VII, p. 36) : la seconde, c'est qu'il n'avait fait au clergé aucune concession qui ne dût être faite. Nous allons voir ce qui résulta, sur ce dernier point, de la discussion et du dépôt de la correspondance. Le litige avait spécialement porté sur la nomination des instituteurs, sur l'enseignement normal. Le conseil communal de Tournai avait fait en 1845, une convention avec M. l'évêque, par laquelle il s'engageait non seulement à prendre l'avis du clergé pour la nomination des professeurs, mais à suivre cet avis. M. Nothomb n'hésita pas à déclarer qu'à ses yeux une telle convention était « une double abdication du pouvoir civil. » L'adjonction des cours normaux à des écoles primaires supérieures devait rétablir quelque peu l'équilibre entre le clergé, qui possédait sept écoles normales et le Gouvernement, auquel la loi n'en avait attribué que deux. L'adjonction était facultative, M. Nothomb commença à la réaliser : c'est ce qu'il appelait « une véritable conquête ». Les évêques protestèrent. L'honorable député d'Arlon terminait son remarquable discours par ces paroles, que nous voudrions voir gravées dans tous les cœurs et dans tous les esprits : « Le clergé doit y penser comme nous ; il ne faut pas amener la sécularisation de l'enseignement primaire. Il faut même autant que possible, ne pas amener la sécularisation de l'enseignement moyen. Je dirai donc au clergé : Craignez d'engager une lutte entre le sentiment civique et le sentiment religieux. Dans cette lutte tous les pères de famille seront forcément amenés à donner la préférence à l'établissement abandonné par vous, si vous l’avez délaissé sans raisons approuvées par eux. Il ne suffit pas d'avoir un droit ; il faut encore savoir en user avec intelligence, avec discernement, avec prudence, avec à-propos. Il y a de grands dangers pour l'ordre social à voir les établissements d'enseignement primaire et moyen (page 247) abandonnés par le clergé. Mais ce danger n'existe pas seulement pour l'ordre social ; il peut exister pour la religion elle-même. On pourrait arriver jusqu'à voir s'affaiblir ces habitudes religieuses qui existent et caractérisent le peuple belge. » M. Lehon s'attacha principalement à examiner si l'indépendance du pouvoir civil avait été sauvegardée, au milieu de ces prétentions divergentes. S'emparant de la correspondance, que les évêques avaient déclaré tenir pour officielle, il donna lecture de quelques passages, qui soulevèrent une vive controverse, à la suite de laquelle la Chambre décida que tout le dossier serait publié dans les Annales ; nous y renvoyons nos lecteurs (Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 521 à 536). On y voit autographié, par un facsimilé complet, un passage bâtonné, qui avait été cité. M. Nothomb répondit : « Si j'avais pu m'attendre à voir ainsi pour la première fois des lettres lues à la Chambre, certes, je leur aurais donné une autre forme... »

Dans ces documents, se trouvaient, outre le passage qu'on disait avoir été supprimé, les textes avoués qui suivent, et qui sont aussi malheureux pour la forme, que pour le fond.

« A l'évêque de Liége. »

« L'effet déjà acquis de l'arrêté du 3 août 1843, a été de « faire cesser l'école normale communale et provinciale, conséquence qui, comme vous le savez, n'a pas laissé que de me causer quelques embarras, que j'ai su surmonter. »

« A l'évêque de Bruges. »

« Loin d'avoir négligé de consulter l'autorité ecclésiastique sur le choix du personnel des écoles supérieures, je puis dire que c'est, en quelque sorte, sur ses propositions que tous les choix ont été faits.» (Or, la loi ne prescrit pas cela.)

« A l'évêque de Gand. »

« Deux nouvelles écoles ont été fondées dans la province « de la Flandre orientale ; l'une est à Alost ; V. G. voudra se (page 248) rappeler que l'organisation a été faite avec le concours du clergé. L'autre est à Renaix : là encore les conseils du clergé ont été suivis en tous points. V. G. sait que je me suis créé un embarras qui malheureusement n'a pas encore cessé. »

Dans la minute, il y avait un passage qui expliquait les motifs de cet embarras et faisait comprendre cette expression, qui était comme l'écho d'une inquiétude ou d'un remords. Ce passage, biffé sur la minute et, disait-on, supprimé dans l'expédition, s'exprimait ainsi :

« Un père de famille habitant Renaix, s'y livrait avec succès à l'enseignement depuis plus de trente ans, estimé de tous les habitants, fortement appuyé par l'autorité locale. Il a été sacrifié au protégé de V. G. Et cependant il est impossible d'articuler aucun fait contre la moralité de M. Willequet. Personne ne voudrait prendre la responsabilité d'une accusation de ce genre ; des membres influents de la législature, parmi lesquels je citerai l'honorable M. Dedecker, se sont au contraire, portés garants pour ce père de famille. »

C'était là, la correspondance le prouve, la pensée intime de M. le Ministre de l'Intérieur et, en supposant même que ce texte, supprimé sur la minute, ne se trouvât pas dans la lettre expédiée, la missive avouée, que nous avons citée, démontre assez quel sacrifice M. Nothomb avait fait à M. l'évêque de Gand.

Et après cela, on demande pourquoi M. Nothomb a eu, malgré ses éminentes qualités, de rudes adversaires ; on s'étonne qu'il existe un parti libéral, en Belgique ; on ne comprend pas ces mots : « Indépendance du pouvoir civil ! »

 

7. Le budget de la guerre

 

Le budget de la guerre ramena la question des économies à opérer. Ce n'est pas à ce point de vue, toujours ancien et toujours nouveau, que nous voulons examiner cette discussion. (page 249) Nous indiquerons seulement une idée nouvelle, mise en avant ; M. le colonel Eenens en fut le promoteur. Mis en disponibilité, pour n'avoir pas voulu cesser de faire partie d'une association électorale, l’Alliance, il était entré, par cette voie, à la Chambre. N'ayant plus d'occasion de déployer son courage militaire, il fit preuve de courage civil, en prenant la position d'un député indépendant. Il recommandait l'essai de l'emploi, dans une mesure restreinte, de l'armée à certains travaux d'utilité publique, et disait : « Les tendances pacifiques de l'époque, la volonté du pays d'arriver à des économies notables de l'armée, doivent porter les esprits sérieux à prendre en mûre considération l'opinion émise par le maréchal Bugeaud, de rallier à la production l'arme de la cavalerie. Il cite un résultat remarquable obtenu à Oran... Nous, qui vivons en paix et en repos, pourquoi ne pourrions-nous pas consacrer une partie de notre temps à un travail fructueux pour le pays, alors, que d'autres trouvent simultanément le moyen de cultiver et de faire la guerre ?

« L'établissement de la cavalerie dans de grandes fermes n'est pas applicable en Belgique ; les propriétés y sont trop chères ; mais on pourrait acquérir dans la Campine et dans les Ardennes une grande étendue de bruyères, où l'on entretiendrait une partie des troupes à cheval.

« Les travaux de défrichement seraient exécutes par l'artillerie montée, dont les chevaux de trait sont éminemment propres à cette destination. Lorsque les terres seraient mises en culture, l'installation de la cavalerie aurait lieu.

« Hommes et chevaux seraient endurcis à la fatigue, habitués aux rigueurs de l'atmosphère, si dangereuses pour les chevaux qu'on entasse, privés d'air, dans les casernes. Tous seraient propres à résister aux marches forcées.

« (…) Les travaux de l'agriculture n'absorberaient les bras et les attelages qu'à l'époque des semailles et à celle des (page 250) récoltes. Le reste du temps serait, en majeure partie, disponible pour l'instruction militaire. Pendant l'hiver, on utiliserait les attelages à la construction de routes pavées. »

Il citait l'opinion du général Schneider sur l'emploi de 26,000 hommes de troupes aux ouvrages de fortification de Paris. Il aurait pu parler des routes construites par l'armée, sur plusieurs points de la Vendée.

M. Lebeau, en défendant le budget, disait sur ce point spécial : « Mais alors que l'armée est condamnée à cette oisiveté pour le maintien de la paix, ne serait-il pas possible de l'utiliser dans des travaux purement pacifiques ? On a fait des essais ailleurs. Je ne suis pas sûr qu'ils aient été partout couronnés de succès. Mais je compte assez sur l'indépendance d'esprit de M. le Ministre de la Guerre, « pour qu'il renouvelle ces essais, s'il ne considère pas ce qui a été fait ailleurs comme des utopies. S'il y avait quelque préjugé dans l'armée pour un travail qui pourrait en quelque sorte passer pour un travail purement bourgeois, il appartiendrait à un esprit aussi distingué que M. le Ministre de la Guerre de combattre ce préjugé, et de rappeler que, dans toutes les conditions, le travail n'a jamais dégradé et qu'il a toujours honoré. »

L'armée coûte non seulement par la dépense qu'elle entraine, mais aussi par le travail qu'elle empêche : chaque soldat est un homme qu'il faut entretenir et un ouvrier qui cesse de produire ; à ce point de vue spécial et restreint, l'armée est un vaste champ qu'on arrose et qui reste en friche. Ce double inconvénient se compense par l'utilité de la mission principale de l'armée, qui est de protéger l'ordre à l'intérieur, de défendre la nationalité à la frontière ou au dehors. Chez les nations prépondérantes, le besoin de pouvoir jeter dans la balance, où se pèsent les intérêts des peuples, le poids d'une forte épée quand celui des protocoles est trop léger, fait que le rôle utile de l'armée y est clairement entrevu et (page 251) facilement admis. Mais, chez les petites nations neutres, impuissantes au-dehors, paisibles et fidèles aux lois au-dedans, le rôle social de l'armée revêt un caractère d'utilité moins apparent et plus contestable. C'est donc un devoir pour les Gouvernements de ces derniers pays, d'abord de réduire les dépenses militaires au strict nécessaire, ensuite de racheter, si c'est possible, les sacrifices indispensables par quelque innovation, qui permette à l'armée de prendre part à la pacifique et fructueuse activité de la nation. Si en France, le maréchal Bugeaud, et d'autres avec lui, jugeaient possible et utile ce nouvel emploi d'une partie de l'armée, pourquoi n'en pas faire l'essai, en Belgique, sur une petite échelle, dût cet essai ne pas réussir ? Notons qu'on ne pourrait pas faire chez nous le reproche, à cette intervention des soldats-laboureurs, de nuire au travail libre, puisqu'il s'agissait de l'appliquer au défrichement de la Campine, où peu de bras sont employés et où il y a place pour tout le monde. On ne prit pas la peine de réfuter sérieusement cette idée, moins encore d'en rechercher la solution pratique. M. Eenens resta sans contradicteur, mais sans écho ; faisant la triste épreuve de ce qui attend ceux qui émettent des idées nouvelles. Le budget fut admis au chiffre de 28,690,000 francs (Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 436 à 498, 515, 546).

 

8. Le contrôle de l’Etat sur dons et legs charitables

 

Au budget de la Justice, on discuta la légalité et la convenance de l'intervention du Gouvernement relativement aux dons et legs charitables ; voici à quelle occasion. M. Lauwers, curé à Bruxelles, avait fait un testament qui portait : « Art. 11. « J'institue comme mes héritiers universels (pour une somme de 120,000 francs), les pauvres de la paroisse du Finisterrae pour la moitié et les pauvres des autres paroisses primaires et succursales, pour l'autre moitié, et je veux que le tout soit mis à la disposition des curés respectifs. » En fait, de l'avis conforme du conseil communal et de la députation (page 252) permanente, le Gouvernement avait autorisé les Hospices civils de Bruxelles à accepter et à administrer ce legs, déduction faite d'une partie de la somme léguée, attribuée aux parents peu aisés du défunt. En droit, on discuta si, aux termes des lois existantes, l'autorité publique avait ce pouvoir. Ainsi se présenta la question de principe suivante : Chaque particulier peut-il instituer, par testament, des administrateurs spéciaux de ses libéralités ; en d'autres termes, peut-il, est-il bon qu'il puisse créer des personnes civiles, s'appuyant sur la force de l'autorité publique pour assurer la fondation, repoussant le contrôle de cette autorité, quant à l'emploi utile des biens légués ? Les uns répondirent oui, en invoquant les principes de la liberté de disposer de ses biens et l'intérêt des pauvres : les autres répondirent non, en exposant les dangers des distributeurs successifs non connus et non contrôlés, et en rappelant tous les abus anciens, qui ont amené la sécularisation de l'administration des dons et legs charitables. Les deux systèmes trouvèrent d'habiles défenseurs, le premier dans MM. Dedecker, Malou, d'Anethan, le second dans MM. Tielemans, de Bonne, Verhaegen, Frère-Orban. Le dernier disait : « Ici, je rencontre une critique au sujet de l'éloge que j'aurais fait de la révolution française de 89, en ce qui concerne la législation spéciale, sur la charité légale ; on s'est demandé si cet éloge est bien placé dans la bouche d'un Ministre du Roi. Je le crois, Messieurs ; j'ai dit que la révolution de 89 était une grande et magnifique révolution : je n'ai pas parlé des excès de 92 et de 93 ; j'ai prononcé ce mot de 89 qui rappelle l'abolition des jurandes et des maîtrises, l'abolition des privilèges de la noblesse et du clergé ; qui rappelle l'avènement du tiers état. C'est à cette révolution que nous devons ce que nous sommes ; et comme nous avons reçu de père en fils, avec le sang, le souvenir des ignominies qu'on fit peser sur le tiers état pendant des siècles, nous pouvons aussi glorifier (page 253) aujourd'hui cette magnifique révolution de 89 et nous devons plaindre ces insensés, ces ingrats qui renient cette mère glorieuse qui les a mis au monde à la vie publique, qui, de parias qu'ils étaient, les a faits citoyens, et pour tout dire en un mot, qui a proclamé de nouveau cette loi du Christ, la grande et sainte loi de l'égalité ! »

Aucune décision ne fut prise. Tous reconnurent que la question de droit est de la compétence des tribunaux (Il est étonnant que, puisque le clergé et ses adhérents pensent que les lois existantes sont mal appliquées, on n'ait pas soumis l'une ou l'autre de ces questions à la décision des tribunaux. Il y a des juges en Belgique ! Les décisions judiciaires intervenues, n'ont jamais été provoquées par ceux qui se disent lésés par les décisions de l'autorité publique) : la question de convenance, c'est-à-dire celle des mesures à prendre fut discutée longuement (Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 575 à 601). Cette grande cause est encore pendante : elle présentera d'énormes difficultés et au ministère et à la législature appelés à la résoudre. Car cette question de la charité touche aux plus vifs intérêts sociaux : elle soulève des principes, que la grande révolution de 89 avait prétendu poser sur des bases définitives.

 

9. Les droits sur la houille

 

Les autres budgets ne firent pas apparaître de questions nouvelles, et toutes les lois budgétaires furent admises, non sans discussion, mais à la presque unanimité des voix, dans les deux enceintes.

Comme cela s'était fait déjà plusieurs fois, en vertu de la loi de 1822, le Gouvernement venait présenter aux Chambres, un arrêté royal, portant des modifications à notre tarif de douane. Il s'agissait ici de dispositions prises par le cabinet précédent.

Au fond, ces modifications consistaient en quelques élévations et en quelques dégrèvements de droits, les uns comme les autres portant sur des objets assez nombreux, mais peu importants, - un changement plutôt qu'un progrès.

 (page 254) M. Castiau, partisan du free-trade, poursuivit de ses sarcasmes ce précurseur de la réforme de l'illustre Peel (Voir, Annales parlementaires, 1847-1848, p. 758, le discours incisif du député de Tournai). Mais, ce dont le député du Hainaut ne parla pas, ce que ne signalèrent pas les députés de la même province ou d'ailleurs, ce fut la grande question des dispositions de notre tarif relatives à la houille. Disons-en un mot, en passant.

Certes, l'industrie de l'extraction du charbon est l'une des plus intéressantes de la Belgique, soit par le nombre des bras et l'importance des capitaux qu'elle emploie, soit par la valeur de ses exportations, soit enfin par la destination de ses produits à l'intérieur du pays. On l'a dit, avec raison, le charbon est le pain de l'industrie. Et c'est à peine si l'on ose donner ce pain à bon marché. Toucher directement ou indirectement à cette question, dans les Chambres, c'est y soulever des tempêtes oratoires et des flots d'éloquence. En effet, s'agit-il d'arriver à l'abaissement du prix, par l'ouverture d'un chemin de fer on d'un canal sur un point quelconque du pays et en faveur d'un bassin quelconque ? vite, les autres bassins crient à la spoliation ; ils souffrent de la prospérité du voisin ; il leur faut une compensation, soit par l'abaissement de certains péages aux dépens du Trésor public, soit par la construction aux frais de l'État de voies d'écoulement similaires ou équivalentes. Il en serait de même si l'on parlait de laisser arriver, par un tarif modéré, les charbons de Liége à Anvers, pour utiliser le retour à vide des convois partis chargés vers l'Allemagne, Les recettes du chemin de fer s'élèveraient ; de la houille belge s'exporterait peut-être ; mais Anvers est le marché réservé à la houille de Mons et de Charleroy, peut-on penser à y laisser arriver du charbon de Liége, fùt-ce même pour l'exporter là où d'autres charbons ne s'exportent pas ? C'est ce qu'on appelle le système de pondération, équilibre des (page 255) bassins. De cette belle combinaison il résulte que si on pouvait enrichir, en même temps, le Trésor et une partie du pays, en y faisant arriver à meilleur marché le charbon d'un bassin quelconque, on n'y parviendrait qu'en donnant à d'autres bassins l'équivalent ou la compensation. La Belgique, avec ses belles et riches mines, est comme une mère, entourée de filles, douées de tous les dons de la nature, et qui sont jalouses l'une de l'autre pour un bijou ou un ruban.

Or, voyons si l'industrie houillère est dans une position à pouvoir élever de telles exigences, à obtenir de tels ménagements et, pour dire le mot, à imposer de tels sacrifices. Nulle branche d'industrie n'a autant grandi en Belgique, que celle des charbonnages. Il y a moins de trente ans, la plupart de nos mines d'extraction étaient entre les mains de particuliers isolés ou associés ; elles étaient insuffisamment exploitées ou administrées. Depuis lors et successivement, elles ont presque toutes été soumises à une heureuse transformation, en passant dans les mains de sociétés anonymes, et en acquérant, ainsi, des moyens d'exploitation et des éléments de direction dignes de leur grande richesse. Leurs progrès datent (page 256) de cette nouvelle constitution. Les actions de ces sociétés, sous le patronage de banques puissantes, devinrent bientôt l'objet d'heureuses spéculations : le salaire des mineurs ne suivit pas toujours le gain des actionnaires ; mais, en somme, il n'était jamais déprécié, comme celui d'autres classes de travailleurs (Dans une brochure, publiée à la fin de 1855, par M. A. Visschers, membre du conseil des mines, on peut voir que le salaire moyen et annuel de l'ouvrier mineur (en y comprenant les femmes et les enfants, donc plusieurs individus d'une même famille) a été de fr. 617-36 pour l'année 1854. Il y avait une retenue de fr. 14-18, environ 2.38 p. c, pour la caisse de secours). Jusque-là rien de mieux ; le progrès légitime toujours le succès, pourvu que ce succès n'aille pas jusqu'à l'enivrement. Or, peu content des résultats du progrès naturel, on eut recours pour les étendre à deux moyens artificiels, la limitation des quantités à extraire, l'accord pour le prix de vente à l'intérieur. Ainsi, certains groupes considérables de' charbonnages non seulement s'obligeaient à restreindre leur extraction, mais encore à ne vendre aux consommateurs belges les quantités extraites qu'à des prix convenus. Sous cette double influence, le prix du charbon a haussé, en peu d'années, de 20 à 40 pour cent, et par suite, les dividendes ont monté parfois de 5 à 10 pour cent, les actions se sont élevées dans la même proportion, quelques-unes doublant, triplant de valeur.

En présence d'une telle situation, due sans doute au progrès, mais due aussi, en partie, à d'habiles manœuvres, comment d'autres industries sont-elles restées muettes devant cette hausse factice de leur pain quotidien : comment le simple consommateur, qui trouve de si puissants auxiliaires pour battre en brèche les droits d'octroi, reste-t-il engourdi devant cette autre cause du renchérissement de son chauffage ? Serait-ce parce que chacun sait que c'est entreprendre une rude campagne, que celle d'attaquer ce colosse, entouré de tous ses défenseurs officiels et officieux, faisant jouer tous les ressorts (page 257) qui sont à la disposition des grands capitaux et des fortes influences ?

Quant à nous qui souhaitons, de tout notre cœur, la prospérité naturelle de cette grande et belle industrie ; qui savons qu'elle est soumise à bien des chances de travaux, d'augmentation de salaires, de renchérissement de matériaux et de frais de transport, nous voudrions qu'on examinât froidement et avec ménagement s'il n'y a rien à faire de ce côté. Il y va du sort de bien des industries, dans leur lutte de bon marché avec les produits d'autres pays ; il y va du prix d'un des éléments nécessaires à la vie domestique de la bourgeoisie, déjà si embarrassée par le renchérissement d'autres objets nécessaires à sa pénible existence. Si une loi temporaire, ayant pour but de combattre le haut prix artificiel du charbon, soit par l'admission du charbon étranger sur quelques parties du littoral ou de certaines frontières, soit par l'emploi fructueux de convois revenant à vide, soit par d'autres mesures à trouver, si une telle loi, disons-nous, affectait sérieusement la position prospère des charbonnages, sans aucun doute, il faudrait la rapporter. Si, au contraire, comme tout le fait prévoir, une telle loi ne faisait que favoriser quelques localités et quelques industries, sans porter de coup funeste à l'extraction houillère, tout le monde devrait y applaudir. Mais, même dans ce dernier cas, le ministre, qui présenterait et ferait passer une telle loi, devrait être résigné à mourir : s'il sortait sain et sauf d'une telle lutte, - David contre Goliath, - on pourrait, dans toute l'étendue du mot, l'appeler immortel. (En 1854 et 1855, sous l'empire de la crise des subsistances, le Gouvernement fut autorisé à permettre la libre entrée des houilles ; mais on tenta vainement de donner à ces dispositions, si peu dangereuses pour l'industrie indigène, un caractère de durée. Quelques chargements de charbon anglais sont ainsi arrivés à Ostende et même jusqu'à Gand. Attendons-nous donc aux cris de détresse de Mons, et de Charleroy peut-être).

(page 258) Le projet, qui nous suggère les réflexions qui précèdent, ne touchait pas à cette difficile question : il s'occupait, entre autres, de sel d'Epsom et de Sedlitz, de vieilles armures, de vieux vitraux, de vieilles monnaies, de momies, de mannequins, d'automates mécaniques, d'œufs de poissons confits et de scorpions séchés ; tous objets qui excitèrent la verve sardonique de M. Castiau, mais qui donnèrent à la loi un succès d'hilarité. (Loi du 10 mars 1848, adoptée par 76 voix, à la Chambre ; par 27 voix contre 1 et 1 abstention, au Sénat. Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 741 à 811, 941 à 954).

 

 

10. L’influence politique des événements révolutionnaires de France

 

Dans tous ces débats, l'ancienne majorité, devenue minorité à la suite des dernières élections, relevait la tête et se montrait plus pressante. Mais d'autres événements allaient donner à notre Parlement une physionomie nouvelle et inspirer au Gouvernement des préoccupations plus sérieuses, en les exposant tous les deux à la pression d'une catastrophe extérieure. A quelques lieues de notre capitale, une autre capitale voyait s'accomplir des faits, inouïs dans l'histoire, si l'on tient compte de leur cause, de leur soudaineté, de leurs résultats. Le 24 février 1848, une monarchie libérale, progressive, produit d'une révolution populaire, entourée de nobles rejetons, tombait, comme frappée par la foudre, devant une émeute de rue, malgré la puissance de son armée et à cause de l'impuissance de son Parlement. Amoindri par les luttes d'ambitions personnelles et étroites, miné par les basses intrigues des aspirants aux portefeuilles, le pouvoir parlementaire se trouva trop faible pour soutenir la royauté, trop désuni pour se soutenir soi-même. Ces deux grandes colonnes tombèrent, sous un faible choc et dans une suprême ruine, parce que beaucoup avaient oublié qu'elles sont solidaires, plus encore dans les tremblements et les secousses politiques que dans les temps calmes et prospères. Sur ces décombres, (page 259) poussa comme un parasite, la République, sans racines dans le pays ; ne devant porter que des fruits amers et décevants ; destinée à tomber d'épuisement, si elle n'avait été abattue par un coup d'État ; enfin, n'entraînant aucun regret sérieux par sa chute, parce qu'elle n'avait répondu à aucune espérance légitime par son avènement. L'œil et l'esprit humains sont, pour ainsi dire, impuissants pour scruter, dans toutes leurs profondeurs, de pareils événements. Il est difficile de les comprendre, comme faits naturels et résultats logiques ; si l'on cesse de les considérer comme vengeance providentielle et expiation, subie. Le retentissement de cette terrible révolution vint nous surprendre, au milieu de nos vives, mais patriotiques discussions.

Dans la séance du 1er mars 1848, M. Castiau fit une interpellation sur ces événements. Il voulait que le ministère rompît le silence, gardé jusque-là. Dans son hardi langage, il jetait un dur reproche à cette grande monarchie tombée, coupable sans doute de quelques fautes, mais glorieuse aussi par dix-huit années d'un règne pacifique et prospère : il saluait les idées de la république naissante, comme « appelées à faire le tour du monde : » il demandait quelles étaient nos relations avec le nouveau Gouvernement de la France : il voulait, enfin, savoir pourquoi le ministère avait ordonné des expulsions. M. le Ministre des Affaires étrangères donna lecture d'une lettre adressée par M. de Lamartine à notre ambassadeur à Paris, M. le prince de Ligne : il y disait : « La forme républicaine du nouveau Gouvernement n'a changé ni la place de la France en Europe, ni ses dispositions loyales et sincères à maintenir ses rapports de bonne harmonie avec les puissances qui voudront, comme elle, l'indépendance des nations et la paix du monde. Ce sera un bonheur pour moi, Prince, de concourir par tous les moyens en mon pouvoir à cet accord des peuples dans leur dignité réciproque, et à rappeler à l'Europe que le principe (page 260) de paix et le principe de liberté sont nés le même jour en France. » (On est frappé du ton de bonté et d'urbanité de cette lettre, contrastant avec le ton brusque et hautain des manifestes de la première république. Le doux auteur de Jocelyn perçait sous le puissant dictateur. Nous avons remarqué aux Annales parlementaires que la lettre est signée Lamartine tout court. Nous nous sommes assuré qu'il en est de même sur la copie de la dépêche reposant aux Affaires étrangères. Le bénin tribun aurait-il payé son tribut à la république par une exécution capitale, celle de son propre nom ? S'il en était ainsi, heureusement, semblable à saint Denis, l'illustre tribun portait, dans ses mains, cette tête coupée. Chacun peut voir ce nom glorieux - de Lamartine - entier et intact, inscrit sur les œuvres, derniers reflets de cette grande renommée).

M. le Ministre des Affaires étrangères ajoutait : « La Belgique n'a point à intervenir dans les affaires des autres pays, ni à s'occuper de la forme de Gouvernement qu'il leur convient d'adopter. Maintenir l'indépendance nationale, l'intégrité du territoire, la neutralité politique qui lui est garantie, les institutions libérales que la Belgique s'est, si glorieusement données, telle est la règle de conduite que le Gouvernement s'est tracée et il a la conviction profonde de s'appuyer sur le sentiment des Chambres et de la nation tout entière. » De Toutes Parts : Très-bien ! très-bien ! (Applaudissements dans les tribunes.)

M. le Ministre de l'Intérieur s'exprima ainsi sur quelques expulsions, faites à la suite de certaines manifestations. (Dans une circulaire du 26 février 1848, adressée aux gouverneurs, M. le Ministre de l'Intérieur disait : «... Il est un seul point sur lequel il importe que vous fixiez immédiatement l'attention des administrations communales. C'est la surveillance des étrangers et la vérification la plus rigoureuses des passe-ports. » (Moniteur, 2 mars 1848, n°62.)) « Nous comprenons fort bien que les événements graves et saisissants qui viennent de se passer chez une nation voisine et amie aient du retentissement dans la Belgique, y excitent une certaine émotion. Nous tenons compte des impressions que de tels événements peuvent (page 261) produire sur certains esprits. Le Gouvernement n'a pas l'intention d'agir avec rigueur contre les manifestations pacifiques des opinions. Nous avons consacré dans notre Constitution la liberté des opinions. Cette liberté, nous saurons la protéger comme toutes les autres ; mais pour pouvoir exercer une protection efficace vis-à-vis des opinions qui se manifestent pacifiquement, il faut que le Gouvernement conserve la force et l'énergie nécessaires pour réprimer les manifestations qui ne se produiraient pas d'une manière régulière Ce que nous disons, ce n'est pas seulement pour nos concitoyens que nous le disons ; il s'est manifesté un si vif sentiment de nationalité, d'indépendance, que l'esprit politique du pays nous laisse dans la plus entière sécurité ; mais si ces manifestations puisaient leur origine dans d'autres sentiments que des sentiments nationaux, si nous avions à subir dans notre libre et tranquille patrie des influences qui nous viendraient d'ailleurs et qui ne seraient que le sentiment des pays étrangers, alors nous demanderions à agir avec un redoublement d'énergie.

« La Belgique est hospitalière pour tout le monde ; elle garantit la liberté à tous les étrangers, mais elle n'entend pas leur garantir la liberté du désordre, la liberté de l'émeute... (Applaudissements dans la Chambre et dans les « tribunes.) Contre de pareilles manifestations, nous le déclarons ici, nous serons inflexibles... Ceux auxquels je fais allusion ne sont heureusement pas nombreux dans le pays. Je ne demande qu'une chose, c'est que mes paroles aient assez de retentissement pour rappeler au calme, au bon sens, à la libre pratique de nos libertés publiques, ceux qui seraient tentés de s'en écarter. » (Applaudissements.)

En entendant un tel langage, tenu à la tribune par nos ministres, on pouvait dire que, en présence de la tempête qui sévissait à nos côtés, le cœur ne faiblissait pas à nos pilotes et qu'ils dirigeaient d'une main ferme le timon de notre précieux (page 262) navire. Mais, pour échapper au danger, il fallait que l'équipage tout entier appuyât ces patriotiques efforts. Il fut donné à M. Delfosse, toujours franc et courageux dans l'expression de ses opinions, d'imprimer à cette séance un caractère d'élan national, glorieux pour nos fastes parlementaires. D'une voix émue, il disait : « J'applaudis, comme la Chambre tout entière, aux paroles patriotiques que M. le Ministre de l'Intérieur vient de faire entendre, et je félicite le Gouvernement de la résolution qu'il a prise. Cette résolution a été dictée par le véritable intérêt du pays. Il est évident que, dans les circonstances où nous sommes, il fallait mettre de côté toutes les affections de famille, toutes les sympathies d'opinions, pour ne voir que le pays. Le Gouvernement a compris son devoir ; j'ai la confiance qu'il le remplira. »

« L'intérêt de la Belgique est de conserver intactes les libertés dont elle jouit. L'honorable M. Castiau a dit tantôt que les idées de la révolution française feraient le tour du monde. Je dirai que, pour faire le tour du monde, elles n'ont pas besoin de passer par la Belgique. (Applaudissements dans la Chambre et dans les tribunes.)

« Nous avons en Belgique de grands principes de liberté et d'égalité : ils sont inscrits dans notre Constitution, comme ils sont gravés dans tous les cœurs. (Applaudissements prolongés. L'orateur reçoit les félicitations de tous ses collègues. La Chambre en proie à une vive émotion, se sépare sans aborder son ordre du jour .) » (Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 948 à 951).

Au Sénat, M. le vicomte Desmanet de Biesme demanda que le Gouvernement fît à l'assemblée les mêmes communications diplomatiques qu’à la Chambre. Aucune discussion n'eut lieu. Les paroles de M. le Ministre des Affaires étrangères furent suivies de ces mots : Très-bien ! Très-bien !

Dans ces quelques pages de nos annales parlementaires,  (page 263) que nous transcrivons avec une sorte de patriotique fierté, que d'enseignements sur le passé, que de leçons pour l'avenir. En France, une puissante et glorieuse dynastie s'abîme soudainement, parce que, dans ce grand pays, le lien qui doit unir le pouvoir exécutif au pouvoir législatif est venu à se relâcher fatalement. En Belgique, malgré cet ébranlement et ce contagieux exemple, une monarchie sage et populaire se soutient, parce qu'au milieu de leurs luttes pacifiques, nos grands partis n'ont pas sacrifié l'amour suprême de la nationalité à des appétits égoïstes. Et quel contraste encore, au sein de notre Parlement lui-même ! A la Chambre, grâce à une courageuse initiative, il se produit une de ces chaleureuses manifestations, qui électrisent tout un peuple : au Sénat, on se renferme dans une prudente, mais froide réserve. Et puis, voilà deux représentants, hommes au cœur d'or et à la volonté de fer, qui viennent, en face du pays, proclamer leurs idées sur la révolution française, exprimer leurs vœux sur l'attitude que le pays doit prendre, en ces difficiles circonstances." M. Castiau dit à la République : « Entrez ! » M. Delfosse lui crie : « Passez au large ! » D'où vient que les paroles du premier tombèrent dans le vide ; que les paroles du second provoquèrent de sympathiques applaudissements ? C'est que, alors et aujourd'hui plus encore, s'il y a des républicains en Belgique, (page 264) la Belgique elle-même n'est pas républicaine : c'est aussi qu'il y a une étroite solidarité entre la tribune représentative et l'opinion publique. La voix de l'orateur parlementaire, si éloquente qu'elle soit, n'a son véritable retentissement, que lorsque l'écho du sentiment populaire vient à lui répondre. (Dans la séance du 4 avril 1848, à propos d'un crédit extraordinaire de 9,000,000 de francs pour dépenses d'armement, M Castiau fit une profession de foi franchement républicaine. Il reconnut loyalement que cette opinion était isolée dans la Chambre, dans le pays et dans son district électoral et que, par conséquent, il était de son devoir de se retirer de la vie parlementaire et publique. Le lendemain, il notifiait sa démission à la Chambre, où il laissa un grand vide. Des hommes de cette élévation d'esprit et de cette pureté de caractère sont rares partout et dans tous les temps. M. Castiau reçut de ses collègues et de l'opinion publique des marques de regret bien méritées. (Voir Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 1217 à 1229.) En se retirant en France, M. Castiau aura pu juger l'arbre à ses fruits et revenir d'une erreur, d'autant plus respectable qu'elle était consciencieuse, d'autant moins dangereuse qu'elle était sans écho).

Or, quelle noble attitude le pays ne tint-il pas, en présence de cette tourmente, qui menaça toute l'Europe ? Tandis que la Prusse forçait son Roi à saluer les cadavres des hommes du peuple tués dans une émeute ; tandis que la Hongrie faisait un effort héroïque, mais stérilement sanglant, pour recouvrer son indépendance ; tandis que toutes les puissances d'Allemagne tremblaient à ce point qu'elles souffraient l'établissement d'un Congrès populaire à Francfort ; tandis que les États d'Italie n'échappaient à l'anarchie ou à la révolution que par une double occupation étrangère, humiliante et longue tutelle ; la Belgique, malgré ses souffrances intérieures, restait paisible spectatrice de toutes ces agitations politiques. Plus confiante que jamais dans son Roi, plus satisfaite que jamais de ses institutions libérales, elle laissait à ses pouvoirs réguliers et légaux le soin de prendre les mesures que les circonstances commandaient. Elle faisait voir ainsi, une fois de plus, que, pour les princes comme pour les peuples, il n'y a qu'un seul port de tranquillité et de repos, celui qu'offrent les institutions libérales et sagement démocratiques. Par son calme au milieu de l'ivresse générale, la Belgique fournit au monde une preuve solennelle de sa force, de sa volonté et de son droit de vivre de la vie des nations. Son indépendance, achetée au prix de son propre sang, reconnue par les traités, semblait, dès ce moment, consacrée par sa sagesse.

Ne pourrions-nous pas appliquer, à cette paisible mais glorieuse attitude de la Belgique, le brillant éloge que Macaulay, se plaçant au même point de vue, adresse à sa puissante patrie ? «Tout autour de nous le monde ressent les convulsions de l'agonie de grandes nations. Des Gouvernements, qui (page 265) naguère semblaient devoir durer des siècles, ont été tout à coup ébranlés et renversés. Les plus fières capitales de l'Europe occidentale ont été inondées du sang des citoyens. Toutes les mauvaises passions, la soif du gain et la soif de la vengeance, l'antipathie d'une classe contre une autre classe, l'antipathie d'une race contre une autre race ont brisé le lien du contrôle des lois divines et humaines. La peur et l'anxiété ont assombri la face et oppressé les cœurs de millions de personnes. Le commerce a été suspendu et l'industrie paralysée. Les riches sont devenus pauvres ; et les pauvres sont devenus plus pauvres encore. Des doctrines hostiles à toutes les sciences, à tous les arts, à toutes les industries, à toutes les affections domestiques, des doctrines, qui réalisées, eussent, en trente années, défait tout ce que trente siècles ont fondé pour l'humanité et eussent rendu les plus belles provinces de France et d'Allemagne aussi sauvages que le royaume de Congo ou que la Patagonie, ont été proclamées à la tribune et défendues par l'épée. L'Europe a été menacée du joug de barbares, en comparaison desquels les barbares, qui marchaient à la suite d'Attila et d'Alboin, paraîtraient intelligents et humains. Les plus fidèles amis du peuple ont avoué, avec un profond chagrin, que des intérêts plus précieux qu'aucun privilège politique étaient en danger, et qu'il pourrait être nécessaire de sacrifier même la liberté, pour sauver la civilisation. Pendant ce temps, dans notre île, le cours régulier du Gouvernement n'a jamais été interrompu un seul jour. Les hommes pervers, peu nombreux, qui avaient soif de licence et de pillage, n'ont pas eu le courage d'affronter, un seul instant, la force d'une nation loyale, se groupant en rangs solides autour d'un trône paternel. Et, si l'on demandait ce qui a fait que nous différions des autres, la réponse serait que nous n'avons jamais perdu ce que d'autres cherchent à regagner, dans leur sauvage aveuglement... C'est parce nous avions la (page 266) liberté au milieu de la servitude, que nous avons l'ordre au milieu de l'anarchie. Pour l'autorité de la loi, pour la sécurité de la propriété, pour la paix de nos rues, pour le bonheur de nos foyers, notre reconnaissance est due, d'abord à Celui qui élève et renverse les nations à son gré, ensuite au Long Parlement, à la Convention, et à Guillaume d'Orange. » (Macaulay, History, t. II, p. 662. « All around us. » Notre plume est impuissante à reproduire la couleur de cette brillante page du célèbre historien)

Changez quelques mots, et ce que l'éminent écrivain dit de la libre et puissante Angleterre, peut se dire de la libre, quoique modeste Belgique.

Mais, si le contrecoup de ces bouleversements ne put écarter nos populations de leur amour de l'ordre, de leur attachement à la dynastie nationale, il réagit fatalement sur nos intérêts matériels, en limitant le travail industriel, déjà restreint par la cherté des subsistances. D'un autre côté, ce courant révolutionnaire, tout en passant sur nos têtes pour aller remuer d'autres nationalités, ne fut pas sans influer sur la réalisation des réformes, que le Gouvernement avait conçues et que la majorité nouvelle appelait de tous ses vœux. Les révolutions viennent en aide au progrès chez les nations où elles ne sévissent pas, comme les orages précipitent la maturation des fruits, dans les zones éloignées du théâtre de leurs ravages.

Les Chambres votèrent, presque toujours à l'unanimité des voix et sans grandes discussions, un crédit de 500,000 francs, pour mesures relatives aux subsistances dans les Flandres et dans les centres liniers des autres provinces (Loi du 29 décembre 1847) ; un autre crédit de 1,300,000 francs, pour construction et amélioration de routes  (Loi du 2 mars 1848) ; enfin, un troisième crédit de 2,000,000 de francs, (page 267) pour aider au maintien du travail industriel et favoriser l'exportation des fabricats belges (Loi du 18 avril 1848).

Tous ces crédits, si facilement accordés au Gouvernement, si fructueusement employés, dans leur ensemble à conjurer les dangers d'une double crise, devaient devenir, plus tard, pour M. Rogier, Ministre de l'Intérieur, une source féconde de vifs reproches et d'amers déboires. Le mal était guéri, mais le médecin traitant avait inhabilement appliqué les remèdes : le navire était tranquillement au port, mais le capitaine, pendant la tempête, avait fait quelques fausses manœuvres. De la gravité du mal, du trouble des circonstances, on ne tint aucun compte. Si les ministres avaient les douceurs du pouvoir, sans en avoir l'amertume, ils seraient trop heureux. Après tout, ils ont la satisfaction de leur conscience et la justice du temps pour se consoler de toutes ces misérables attaques.

 

11. La réforme postale et la suppression du timbre des journaux

 

Le Gouvernement avait présenté un projet de loi modifiant le régime des postes, seulement en ce qui concerne le port de lettres dont le lieu d'origine et le lieu de destination sont desservis par le même bureau ; le port des envois d'argent et la réduction du port des journaux à un centime, de deux centimes qu'ils payaient précédemment. Ce dernier point ne fut pas admis, sans quelque contestation (Loi du 24 décembre 1847). Mais bientôt la presse devait jouir d'un dégrèvement plus considérable, celui de la suppression totale du timbre. Dès 1839, cette lourde charge avait été amoindrie d'environ 43 pour cent. Le 24 mars 1847, M. Rogier disait : « Le timbre qui frappe la presse est à lui seul un grand obstacle à son développement. Il constitue pour elle un impôt exorbitant. Il empêche certaines publications utiles de naître ; il nuit aux publications existantes... La presse doit-elle être soumise à un timbre, qui est un obstacle à son perfectionnement, à ses développements (page 268) utiles, à l'accomplissement de la mission de censure qu'elle doit, en quelque sorte, exercer sur elle-même ? » Ce que, membre de l'opposition, il avait demandé, il l'exécuta comme ministre. En proposant, en ce moment, l'abolition totale du timbre des journaux, le ministère libéral ne répondait pas seulement à ses propres instincts, il posait encore un acte d’habile politique. Le rapporteur, M. d'Huart, proposait de ne pas appliquer cette suppression à la partie du journal consacrée aux annonces. Le Gouvernement ne se rallia pas à cette proposition et plusieurs membres firent clairement voir, que ce serait là une aggravation pour les petits journaux, qui ne couvrent leurs frais qu'à l'aide des annonces. La suppression totale fut donc admise pour tous les journaux et étendue aux écrits périodiques (Loi du 25 mai 1848, adoptée, à la Chambre, par 65 voix contre 8 ; au Sénat, par 20 voix contre 10. Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 1763 à 1766, 1815, 1816). Jusqu'ici les efforts ou les menaces, pour arriver au retrait de cette réforme, n'ont pas abouti.

 

12. L’abolition des lois réactionnaires : adaptation du mode de nomination des bourgmestres et suppression du fractionnement

 

Singulière coïncidence ! le 24 février 1848, au moment même où le peuple français se vengeait, par une révolution, des mesures prises par son Gouvernement, la Chambre belge commençait pacifiquement et légalement le redressement de ses griefs. Nous avons vu les mutilations successives, que la loi communale eut à subir. La loi de 1836 restreignait le choix à faire du bourgmestre par le Roi, dans le sein du conseil, sans exception. Malgré une vive opposition, la loi du 30 juin 1842 disposait, que le Roi choisirait le chef de la commune « soit dans le sein du conseil, soit parmi les électeurs de la commune, âgés de 25 ans. » Le nouveau ministère proposait de rétablir ainsi cet article : « Le Roi nomme les bourgmestre et échevins, dans le sein du conseil. Néanmoins, le Roi peut, de l’avis conforme de la députation permanente, nommer le bourgmestre hors du conseil, parmi les électeurs âgés de 25 ans. » C'était l'idée prédominante émise par  (page 269) l'opposition, en 1842 ; c'était une satisfaction donnée à certaines nécessités administratives ; c'était pleinement sauvegarder les principes, puisque l'avis conforme d'un corps, fruit d'une double élection, était nécessaire. M. Castiau demandait d'en revenir purement aux dispositions de 1836, avouant que cela pouvait entraîner la nécessité de dissoudre le conseil communal, innovation dangereuse peut-être. M. Delfosse voulait que la révocation et la suspension des bourgmestres et échevins ne pussent se faire par le Gouvernement, que de l'avis conforme de la députation permanente. Les deux amendements furent écartés ; la loi fut admise. (Loi du 1er mars 1848, adoptée, à la Chambre, par 62 voix contre 10 au Sénat, par l'unanimité. Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 888 à 916, 937 à 940).

Cette première pierre ôtée à ce qu'on appelait les lois réactionnaires, le reste de l'édifice, si laborieusement construit, fut facilement renversé. Quoi qu'on en ait pu dire, ces lois étaient comme un rempart élevé contre l'esprit des grandes villes, et le parti, auteur de ces dispositions impopulaires, opposa d'autant moins d'obstacles sérieux à ces démolitions successives, qu'il n'avait que trop éprouvé l'impuissance de ces œuvres stratégiques. Mais encore, fallait-il faire une honorable retraite, devant ses vainqueurs, sur le terrain même où l'on avait cru leur creuser un éternel tombeau. La majorité actuelle en donna bientôt l'occasion, en n'insistant pas trop sur l'inanité de ces mesures politiques et sur la facilité avec laquelle on en faisait le sacrifice.

La loi du 30 juin 1842 avait fractionné les collèges électoraux communaux, dans les villes et communes de plus de douze mille âmes. Le ministère libéral, en présentant un projet pour le retrait de cette loi, constatait « qu'elle n'avait pas atteint le but politique qu'on avait eu en vue : qu'elle était dangereuse pour le maintien de l'union entre les habitants (page 270) des villes et qu'elle constituait un grief dont le redressement était attendu par l'opinion publique. » Il proposait donc le rétablissement de l'article 5 de la loi du 30 mars 1836. M. de Theux couvrit seul la retraite de la droite, en disant que cette loi n'avait eu d'autre but que de ne pas fermer l'entrée des conseils communaux à l'opinion en minorité dans les villes. Le retrait fut admis, à l'unanimité, dans les deux Chambres (Loi du 5 mars 1848. Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 888 à 928, 959 à 986).

Pendant la courte discussion, soulevée par la loi qui précède, M. Castiau, toujours à l'avant-garde, avait vivement insisté sur la nécessité de revenir aussi sur la disposition qui avait modifié la loi de 1836, en portant la durée du mandat communal de six à huit ans. M. le Ministre de l'Intérieur, en s'opposant à ce que l'on improvisât cette résolution, avait fait entendre que le Gouvernement avait le projet de proposer ce changement. D'ailleurs, dans la précipitation mise, en 1842, à prolonger le mandat des conseillers communaux, on n'avait pas songé à mettre en concordances avec ce changement d'autres dispositions de la loi de 1836, et notamment celle qui se rapportait à la révision législative de la classification des communes. La durée du mandant communal fut reportée à six ans et le renouvellement, par moitié, des conseils communaux fut fixé, de nouveau, à trois ans. Ces modifications, ou plutôt ces restaurations s'opérèrent également sans grande opposition (Loi du 13 avril 1848. Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 1161,1162, 1200-1265).

 

 

13. Le sauvetage de la société générale, le premier emprunt forcé et les mesures monétaires

 

Au milieu de ces préoccupations politiques, le Gouvernement avait aussi à écarter des difficultés matérielles des plus sérieuses. Car les événements du dehors et les souffrances de l'intérieur n'avaient pas seulement atteint le travail industriel, mais ils avaient encore porté le trouble et l'inquiétude dans le crédit privé et public. Telle fut l'origine d'une série de mesures, que nous allons indiquer rapidement.

(page 271) Dans la séance du 26 février 1848, le Ministre des Finances déposa un projet qui l'autorisait à demander aux propriétaires ou usufruitiers l'avance égale aux huit douzièmes de la contribution foncière de 1848, soit 12,000,000 de francs. La Chambre et le Sénat s'occupèrent, séance tenante, de ce projet : il fut entendu que cette avance ne pourrait être demandée aux fermiers. Chose inouïe ! cette loi fut adoptée sans discussion, à l'unanimité et publiée le même jour (Loi du 26 février 1848). Mais aussi quelle date !

Cet emprunt mettait des ressources à la disposition du Gouvernement ; il fallait songer aussi à donner de l'extension à la circulation du numéraire, toujours empressé à se cacher, au moment de pareilles crises. Dans ce but et pour faciliter les relations internationales, le Gouvernement proposa de donner provisoirement cours légal à quelques monnaies d'or et d'argent étrangères. Les Chambres admirent que, jusqu'à un délai à déterminer par le Gouvernement, auraient cours légal : 1° Les souverains anglais (7 grammes 981 milligrammes au titre de 916 millièmes), au taux de fr. 25-50 ; 2° les pièces de monnaie d'argent d'un florin (10 grammes au titre de 945 millièmes) et de deux florins et demi des Pays-Bas (25 grammes au titre de 945 millièmes), aux taux respectifs defr. 2-10 et de fr. 5-25 (Loi du 4 mars 1848).

(page 272) Malgré ces sages précautions, le crédit fut atteint par une mesure prise récemment par nos voisins, celle du cours forcé des billets de la Banque de France. Par une lettre adressée au conseil des ministres, la direction de la Société Générale exposait les embarras de sa position et demandait qu'une semblable disposition fût prise à l'égard de son papier de circulation. L'étendue des relations de cette Banque avec l'industrie et le commerce ne permettait pas de considérer sa demande, comme faite dans un intérêt privé. Les actionnaires n'étaient pas ici seuls en jeu, une suspension pouvait affecter profondément de nombreux établissements et aggraver la crise industrielle déjà si inquiétante. Le Ministre des Finances présenta un projet pour parer à cette nouvelle difficulté. Dans la même séance, la Chambre s'occupa du projet en sections, fut saisie du rapport de M. Malou et émit son vote. Les dispositions suivantes furent adoptées, à peu près à l'unanimité, dans les deux enceintes. (Loi du 20 mars 1848. Voir, Annales parlementaires, 1847-1848, Lettre de la Société Générale, p. 1611. Rapport de M. Malou, p. 1136. Discussion, p. 1097). Les billets de la Société Générale et de la Banque de Belgique seront reçus, comme monnaie légale, dans les caisses publiques et par les particuliers ; avec dispense pour les deux Banques de rembourser ces billets en numéraire, à l'exception des coupures de 50 francs et au-dessous. L'émission ne pourra dépasser 30,000,000 de francs ; 20,000,000 par la Société Générale, 10,000,000 par la Banque de Belgique. Le Gouvernement cautionne les billets. En outre, les Banques affectaient, comme garantie, des immeubles, des fonds belges et autres valeurs, pour une somme au moins équivalente à celle de l'émission. Le Gouvernement pourra réduire le maximum des émissions et faire cesser, en tout ou en partie, (page 273) les effets de la mesure, lorsque les circonstances le permettront. Un comptoir d'escompte sera établi à Bruxelles, ayant à sa disposition 8,000,000 de francs, à fournir, sans intérêt, moitié par chaque établissement. Le Gouvernement pourra, jusqu'à concurrence de 4,000,000 de francs, à fournir de la même manière, venir en aide à d'autres établissements de crédit, sauf à augmenter d'une même somme l'émission des billets de banque. Il en résultait une émission éventuelle de 34,000,000 de francs.

C'était là une énergique résolution, et cependant elle ne fut pas suffisante. Le 13 août 1848, la Société Générale fit de nouveau connaître au Gouvernement ses embarras financiers, cette fois à l'occasion des nombreuses demandes de remboursement des fonds déposés à la caisse d'épargne. Elle demandait à pouvoir émettre un capital de 20,000,000 de francs, en billets de banque garantis par l'État et aux mêmes conditions que celles qu'établissait la loi du 20 mars précédent. Le Gouvernement n'avait jamais garanti cette caisse d'épargne, mais le public avait pu croire qu'il en était ainsi, à cause des fonctions de caissier de l'État remplies par la Société Générale et d'autres relations ayant existé à propos des emprunts. Laisser tomber en discrédit la plus considérable de nos caisses d'épargne, c'était stériliser, pour un quart de siècle peut-être, cette institution moderne, excitation à l'économie et refuge de la réserve des classes à modestes fortunes (Le rapport de la section centrale, présenté par M. d'Elhoungne, indique la subdivision suivante des fonds déposés à la caisse d'épargne de la Société Générale, à cette époque. Nombre de livrets d'ouvriers 5,609, sommes déposées, fr. 2,981,134 ; nombre de livrets de domestiques 8,540, sommes déposées, fr. 7,003,408 ; nombre de livrets de détaillants 2,932, sommes déposées, fr. 2,501,735 ; nombre de livrets d'établissements publics 3048, sommes déposées, fr. 8,845,214 ; nombre de livrets d'autres personnes 19,108, sommes déposées, fr. 22,697,099. Totaux : nombre de livrets : 39,237, sommes déposées, fr. 44,028,590). Tout grand, tout (page 274) social que fût cet intérêt, le Gouvernement, avant de faire droit à cette demande, avait chargé une commission de six membres de faire une enquête pour éclaircir ces deux points : la mesure sera-t-elle efficace ; l'État peut-il prêter sa garantie, sans danger de perte ? (Voir, Documents de la Chambre, 1847-1848, n°251 et Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 1607 à 1610). Le projet présenté rencontra, dans les sections comme dans la discussion publique, une vive opposition. Elle naissait des besoins jamais assouvis de la Société Générale, naguère si arrogante à l'égard des grands pouvoirs publics. Les opposants disaient : C'est un colosse aux pieds d'argile, nos efforts pourront-ils le soutenir ? Accordons-lui un sursis, pour arriver à une liquidation ; élevons immédiatement sur ses ruines une Banque nationale, patronnée par le Gouvernement. Dangereux avis ; chanceuse entreprise ! c'était vouloir fonder un établissement de crédit, dans un moment, où le crédit, s'il n'était pas mort, était tout au moins fortement blessé. C'était compliquer d'une question incidente, prématurément, aventureusement peut-être, la question actuelle, déjà assez grave, de savoir s'il fallait soutenir la caisse d'épargne, sans retard, pour éviter que la crise ne devînt plus générale et plus profonde. Malgré ce caractère d'urgence et d'impérieuse nécessité, pour ainsi dire, la loi ne fut admise, à la Chambre, que par 61 voix contre 30 et 2 abstentions ; au Sénat, par 21 voix contre 8 et 1 abstention (Loi du 22 mai 1848. Annales parlementaires, 1847-1848, Rapport de M. d'Elhoungne, p. 1641 ; Discussion, pp. 1603 à 1657, 1724 à 1795).

 

Quand on étudie, en dehors des craintes et des préoccupations, compagnes inséparables de ces moments de crise, les causes et les effets de cette intervention de l'action gouvernementale dans les affaires de la Société Générale, on est amené à une double appréciation. Il paraît évident, d'abord, que cette banque avait immobilisé ses ressources considérables, (page 275) dans une proportion plus forte que celle que permettait la prudence la plus vulgaire. Il en arriva, que la crise se présentant, cet établissement se trouvai avec un actif bien supérieur à son passif, sans moyens disponibles suffisants pour faire face à des besoins, se précipitant par la panique générale. Faute qu'une triste expérience a mise vingt fois en relief, et dans laquelle les établissements de crédit sont sans cesse entraînés par l'appât du gain et parce qu'ils perdent de vue, que, pour une cause ou pour une autre, les crises financières reviennent périodiquement. Deux résultats heureux sortirent de cette perturbation momentanée. Le premier ce fut de montrer, à l'évidence, la nécessité de la création d'une banque nationale de crédit et d'escompte, seule autorisée à émettre du papier de circulation, pouvant prêter sur fonds publics nationaux, mais ne pouvant ni se mêler d'entreprises industrielles, ni racheter ses propres actions ; ayant, en un mot, pour couvrir son émission de bank-notes un encaisse métallique dans une proportion suffisante et des valeurs promptement et successivement réalisables. Le second résultat utile obtenu fut que, à l'aide du cours forcé des billets de banque, si temporaire qu'il ait pu être, on devait habituer le public à accepter bientôt, librement et avec empressement même, ce puissant instrument de transactions commerciales. Or, ces deux grands fruits sont acquis : la Banque nationale existe ; l'émission des billets, qui paraissait alors ne pas pouvoir s'élever à 40,000,000 de francs, dépasse aujourd'hui 100,000,000 de francs, sans que ce chiffre suffise à la demande. Un fait mettra en évidence ce réveil de la confiance publique. On nous a affirmé que, pendant la période du cours forcé, un campagnard tomba en faiblesse, en se voyant contraint de recevoir un petit carré de papier, au lieu d'un sac de pièces de cinq francs qu'il croyait palper, en payement de 1,000 francs qui lui étaient dus. Aujourd'hui les billets de la Banque nationale sont acceptés facilement et sans crainte, non seulement dans les contrées (page 276) industrielles, mais même à la campagne ; par les classes moyennes, comme par les classes élevées. Nous l'avons déjà dit : C'est un fait providentiel, que les crises publiques entraînent souvent après elles un progrès social. « Aide-toi, le ciel t'aidera ! »

La répartition de la contribution foncière, d'après la péréquation cadastrale générale, avait été à plusieurs reprises provisoirement adoptée. Cette fois, elle le fut définitivement et jusqu'à la révision générale. On maintint le principe que les augmentations ou les diminutions auraient leur effet sur la répartition entre les communes de chaque province. Cette contribution restait ainsi un impôt de répartition (Loi du 9 mars 1848). Nous nous sommes occupé de cet objet avec assez d'étendue, pour ne plus y revenir ici (Voir t. II, livre IV, pp. 235-238).

 

14. Les mesures d’ordre social : réforme des dépôts de mendicité et des monts-de-piété

 

La loi du 13 août 1833 avait réglé le mode d'entretien des indigents dans les dépôts de mendicité. Des crises alimentaires et industrielles, se succédant rapidement, avaient imposé, de ce chef, des charges ruineuses aux communes, à celles des Flandres surtout. De là, des plaintes nombreuses et des réclamations fondées contre les admissions trop faciles, opérées sans l'intervention des autorités locales. La législature fut saisie, le 17 novembre 1846, d'un projet tendant à réprimer les abus. On proposa et on admit l'action de la commune pour les entrées ; l'érection d'écoles spéciales et séparées pour les enfants pauvres des deux sexes. Cette séparation de reclus d'âge différents, était à coup sûr, une réforme des plus utiles : c'était ôter à ces refuges de la mendicité et du vagabondage une des causes principales du développement de la démoralisation qui y règne. Il faut avoir vu, en 1846 et 1847, ces établissements, regorgeant de nombreux reclus de tout âge ; ce mélange de vieillards, d'adultes et d'enfants ; (page 277) cette promiscuité de la dégradation, à son état de maturité et d'incurabilité et du vice naissant et amendable, pour comprendre combien il était urgent de prendre des mesures réformatrices. Mais à côté de l'intérêt communal se présentait l'intérêt social, humanitaire : si un vagabond valide doit être mis dans l'impossibilité d'imposer les frais de l'entretien de sa fainéantise à la commune où il est né, ou dans laquelle il a acquis domicile de secours, il ne faut pas non plus qu'un ouvrier invalide, ou sans ouvrage, puisse mourir sur la voie publique, faute d'aliments ou d'asile. Il fut donc résolu que l'autorisation de la commune serait nécessaire pour l'admission au dépôt ; mais que, en cas de refus non motivé de celle-ci, la Députation permanente et, lorsqu'il y avait urgence, le Gouverneur et le commissaire d'arrondissement pourraient donner des autorisations d'admission. Un crédit de 600,000 francs fut ouvert pour l'érection d'établissements spéciaux de réforme, distincts et séparés, pour les enfants des deux sexes, âgés de moins de 18 ans. Les garçons seraient employés, autant que possible, aux travaux d'agriculture. Ces sages dispositions furent adoptées sans difficulté (Loi du 3 avril 1848. Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 942 à 1003, 1147 à1172). Voilà l'origine des deux admirables écoles de réforme, pour les jeunes mendiants et vagabonds des deux sexes, établies à Ruysselede et si bien organisées, si habilement dirigées, qu'elles excitent l'admiration de tous ceux qui les visitent. L'excellente tenue de ces établissements est due, en grande partie, à l'intelligente administration des conseils de surveillance et du directeur, M. Pol, qui donnent à ces œuvres de philanthropie et de progrès des soins assidus et paternels (Voir, sur l'état des écoles, les rapports présentés à la législature, le 23 janvier 1850 et le 17 février 1851 : et aussi la Notice de M. Ducpétiaux, à la suite de son Rapport sur les écoles agricoles, etc., de Suisse... Bruxelles, 1851, 1 vol. in-4°).

(page 278) Depuis la mise en vigueur de cette loi, de nouvelles plaintes se manifestent, d'une manière énergique, contre les dépôts de mendicité. Elles sont surtout excitées par les lourdes charges qui, de ce chef, pèsent sur les caisses communales. C'est ce qui fait que beaucoup de ces demandes tendent à la suppression de ces établissements de secours, pour arriver à la suppression de la dépense qu'ils occasionnent. C'est là un vœu exagéré et peu réfléchi, pensons-nous ; car, il faudrait pouvoir, en même temps, supprimer le besoin sans soutien, la misère sans secours qui accompagnent parfois les crises alimentaires et industrielles, malgré les généreux efforts de la charité des particuliers et des administrations locales. Or, cette éventualité touche à une question sociale, qu'il ne faut pas perdre de vue. Il ne doit pas arriver qu'un pauvre honnête puisse mourir sans pain, ou sans toit. Ce qui serait raisonnable, ce serait la transformation successive des dépôts actuels en dépôts agricoles, sévèrement tenus ; isolés et fertilisant les terrains incultes. Chaque province, ou du moins des groupes de provinces ont encore de ces terrains ; il en existe entre Gand et Bruges, entre Anvers et Hasselt, entre cette dernière ville et Liége, entre Namur et Arlon. Si nous ne nous trompons, c'est là qu'il faudrait faire des essais. Mais, on doit s'y attendre, l'entreprise sera vaste et coûteuse ; pleine de difficultés, si on se rappelle les nombreuses déceptions des colonies agricoles des Pays-Bas avant 1830 ; digne, cependant, d'un effort énergique et intelligent.

Un des moyens à employer pour rendre moins lourde la charge de l'entretien des pauvres serait d'empêcher la migration des mendiants, c'est-à-dire de localiser la mendicité. De cette manière, chacun pourrait, sur son terrain, connaître les pauvres vieux et infirmes qui méritent quelque tolérance, en fait de recherche de secours ; et ces vauriens, qui font du vagabondage un métier, souvent une occasion de déprédation et de vol. Voici un fait à l'appui de ce système.

(page 279) Pendant les terribles années de 1846 et 1847, des mendiants, en bandes, parcouraient les Flandres, redoutables phalanges poussées par la faim et dont la supplication était presque une menace. Un bourgmestre, jeune et énergique, d'une commune très grande et très pauvre, obtint de ses administrés la promesse d'un concours efficace pour le soulagement des pauvres de la localité, à la condition qu'ils seraient délivrés de la lourde charge de la mendicité étrangère. La force publique locale consistait en deux gardes-champêtres, l'un vieux grison, l'autre un peu imberbe. Opérer des razzias officielles avec de tels instruments, c'était faire battre le guet, sans autres résultats : il fallait d'autres moyens stratégiques. Notre bourgmestre, médecin peut-être, se rappelle l'aphorisme similia similibus ; il rassemble les moins éclopés de ses pauvres et leur « tint à peu près ce langage » : « Amis, vous souffrez : nous voulons vous porter secours ; mais, nous n'en avons que pour vous. Si les étrangers viennent prendre votre part, il ne vous en restera pas assez. Or donc, je vous autorise à chasser les pauvres d'autres communes, et à leur reprendre ce qu'ils ont ramassé ici. Allez  mais ne frappez pas trop fort ! » C'était, après tout, la paraphrase du mot de M. Dupin : « Chacun chez soi, chacun pour soi ! » Il en résulta, pendant deux jours, une abondante distribution de horions ; mais après, il ne parut plus un mendiant étranger dans cette commune. Les nomades s'étaient dit les uns aux autres : « N'allons pas là ; on n'y attrape que des coups et pas de pain. Het is verboden jagt ! (La chasse est réservée. ) »

Nous n'avons pas l'intention de recommander l'application générale de cette méthode, moitié turque, moitié cosaque : une telle stratégie, pas plus que celle des pompes à incendie employée par le maréchal Lobau, contre l'émeute de Paris (Émeute bonapartiste, dite des fleurs, qui eut lieu, en mars 1832, place Vendôme, et qui fut dissipée par un arrosement opéré par des pompes à incendie, placées en batterie), (page 280) ne se répètent pas impunément. Mais, nous voudrions faire comprendre que, en temps ordinaire, il ne serait pas impossible de localiser la mendicité et, par conséquent, d'en supprimer les principaux abus et les plus fortes charges. Un autre instrument de la charité publique fut aussi soumis à révision, nous voulons parler des monts-de-piété. Cette discussion fut vraiment très approfondie. M. Dedecker, rapporteur et qui avait écrit l'histoire de ces institutions ; M. Tielemans, l'auteur du répertoire de l'administration ; M. d'Anethan, qui avait présenté le projet, firent admettre d'utiles changements aux dispositions primitives. Il s'agissait, à la fois, de corriger de nombreux abus et de procéder à une nouvelle organisation. L'intérêt des sommes avancées sur gages était souvent trop élevé : il fut pourvu à son abaissement successif par la formation d'un fonds de dotation, à établir au moyen d'une portion des bénéfices et aussi par la capacité accordée pour recevoir des dons et legs. Les commissionnaires près les monts-de-piété étaient des agents toujours onéreux, quelquefois dangereux pour les classes pauvres ; ils furent supprimés : on permit l'établissement de succursales, dans les villes et communes voisines (Loi du 30 avril 1848. Annales parlementaires, 1847-1848, Rapport de M. Dedecker, p. 1098, Discussions, pp. 1003 à1155, 1350 à 1353. Voir aussi Dedecker, Études critiques et historiques sur les monts-de piété, Bruxelles, 1844, in-8).

 

15. Les lois sur les irrigations et sur les warrants

 

Ce ne furent pas là les seuls progrès que cette législature sut réaliser, au milieu des préoccupations que lui causaient et les événements de l'extérieur et ses aspirations vers de nombreuses réformes politiques.

Vint d'abord la loi sur les irrigations, qui ouvre à tout propriétaire le droit de passage, sur les terrains intermédiaires, (page 281) des eaux naturelles artificielles dont il a le droit de disposer, pour l'irrigation de ses propriétés : comme aussi elle établit le devoir, pour le propriétaire des fonds inférieurs, de recevoir ces eaux ; le tout moyennant une juste indemnité, préalable pour le premier cas. Sont exemptés de ces servitudes les bâtiments, cours, jardins et parcs attenants aux habitations. La loi règle le mode d'exécution amiable et celui de procédure, en cas de contestation (Loi du 27 avril 1848).

Puis, on aborda la discussion du système des warrants, cette parcelle du crédit mobilier ; c'est-à-dire la transmissibilité, par endossement, des titres de possession de denrées et matières premières, déposées dans les entrepôts francs et fictifs. Ce mode, suivi depuis longtemps et avec fruit en Angleterre, ne rencontra pas d'opposition (Loi du 26 mai 1848. Annales parlementaires, 1847-1848, p. 1741, Rapport de M. Mercier ; il contient des détails intéressants sur le système anglais).

 

16. Le second emprunt forcé

 

Les précautions à prendre pour assurer la défense éventuelle du pays et pour maintenir le travail à l'intérieur, avaient créé de grands besoins de ressources, au moment même où le Trésor public voyait diminuer ses recettes, sous l'influence des événements, si menaçants à cette époque. L'émission des bons du Trésor avait atteint un chiffre déjà excessif : le crédit public était trop ébranlé pour ouvrir un emprunt volontaire, soit impossible, soit réalisable seulement aux conditions les plus onéreuses. On résolut de recourir, une seconde fois, à l'emprunt forcé, cette vache à lait, cette poule aux œufs d'or de notre riche pays. Le chiffre, primitivement prévu par le Gouvernement, était de 40 millions de francs ; mais sur les instances de la section centrale et par ce motif surtout qu'une nouvelle législature allait surgir, les propositions furent modifiées sur une prévision de 25 millions. Malgré cette modération, le projet rencontra une vive opposition. Les uns voulaient (page 282) créer des ressources par une nouvelle émission forcée de billets de banque ; les autres par l'impôt ; quelques-uns proposaient d'équilibrer la situation, en procédant à un large système d'économies. Le premier moyen était dangereux, dans un moment où l'on venait d'établir le cours forcé pour une émission de papier-monnaie déjà considérable et à laquelle la nation n'était pas préparée. L'impôt ne pouvait pas réaliser des ressources immédiates, devenues nécessaires ; et puis il demandait de l'argent aux mêmes contribuables qui devaient fournir l'emprunt et peut-être à des contribuables moins en état de payer. Les économies étaient indiquées par les circonstances ; mais, lentes à s'opérer, elles n'offraient pas non plus cet instrument actuel, dont le Gouvernement ne pouvait se passer pour parer aux exigences de chaque jour. La discussion fut longue et animée ; le Gouvernement dut accepter ou subir de nombreuses modifications à son projet. On finit par décider que l'emprunt porterait sur les quatre bases suivantes : 1° La contribution foncière de l'exercice courant ; 2° la contribution personnelle du même exercice ; 3° le produit annuel des rentes et des capitaux donnés en prêts, garantis par hypothèque conventionnelle ; 4° les pensions et traitements payés par l'Eta (Loi du 6 mai 1848. Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 1354 à 1443,1543 à 1602). Les fonctionnaires publics se trouvaient ainsi atteints ; le traitement des ministres subissait une retenue de 25 pour cent. Un membre ayant voulu faire revenir la Chambre sur cette résolution, évidemment exagérée, M. Frère-Orban, Ministre des Travaux Publics, prononça ces chaleureuses paroles : «Nous serons heureux si, atteints les premiers et quelques-uns profondément, par vos résolutions, notre empressement et notre satisfaction à venir en aide à l'Etat, engagent nos concitoyens à subir, sans murmure, les conditions pénibles dictées par la rigueur des événements. Si quelque (page 283) chose nous a attristés dans ces délais, qui se prolongent pendant tant de jours, c'est qu'au lieu d'entendre quelques-uns de ces mots énergiques qui relèvent les courages abattus, et enseignent aux nations les moyens de vaincre les dangers qui les menacent, nos oreilles n'ont été frappées que de paroles désolées qui font suinter par tous les pores la faiblesse et le découragement. Quoi donc ! ces riches provinces qui ont fait, depuis tant de siècles, l'objet de tant de convoitises, ne pourraient pas, dans un moment suprême, faire un courageux effort pour leur salut ! Nous croyons que ces provinces seraient mal conseillées par la faiblesse et par la peur, et qu'on les conduirait honteusement à leur perte, en les conviant à supputer seulement ce qu'il en coûte pour conserver l'honneur, l'indépendance, la liberté. Nous croyons qu'il faut plutôt leur apprendre ce qu'il leur en coûterait pour trois jours de conquête, trois jours de consulat, trois jours de désordre et d'anarchie. (Applaudissements prolongés.) Et bientôt elles comprendront, si déjà elles ne le savent assez par les souvenirs du passé, que les sacrifices qu'elles s'imposent ne sont rien, en regard des biens précieux qu'il s'agit de conserver. Nous continuerons, quant à nous, à rester à la tête de ceux qui doivent donner des preuves d'énergie, de dévouement et d'abnégation ; nous ferons notre devoir, et j'ai la ferme confiance que nous ne faillirons pas à la lâche qui nous a été confiée. (Applaudissements dans la Chambre et dans les tribunes.)» A l'homme éminent qui, en face du danger et du sacrifice personnel, tenait ce mâle et noble langage, on a fait l'injure de l'appeler brouillon, révolutionnaire... Heureusement que la forte voix de l'opinion publique domine les clameurs haineuses des jaloux ! Sont-elles donc si communes de pareilles individualités, pour qu'on cherche à les démolir, ou à les dénigrer ?

Le Roi n'avait pas attendu cet éloquent appel au patriotisme de tous, pour se montrer prêt à prendre sa part des charges (page 284) publiques. Dès le début de la discussion, M. Veydt, Ministre des Finances, avait dit : « Nous sommes chargés par le Roi de faire connaître à la Chambre que Sa Majesté a décidé de concourir pour une somme de trois cent mille francs aux mesures qui sont commandées par les circonstances. » (Annales parlementaires, 1847-1848, p. 1073). Noble et encourageante union de tous les pouvoirs, dans ces difficiles circonstances !

La suppression du timbre des journaux avait causé une diminution de recettes, estimée à environ 350,000 francs. Pour combler ce déficit le Gouvernement proposa et les Chambres admirent d'assurer plus strictement la rentrée de l'impôt du timbre des effets de commerce. Pour y parvenir on établit des formalités sévères et aussi une réduction du droit, moyen le plus efficace pour assurer la rentrée de pareils revenus  (Loi du 20 juillet 1848). Grâce à cette nouvelle loi, et malgré l'abolition du timbre de journaux, la recette totale de cet impôt n'a pas notablement diminué, depuis l'introduction de ces modifications (Voir Exposé de la situation du royaume, 1841-1850, t. III, p. 701).

 

17. Le mode de nomination du jury universitaire

 

Pour quelques-unes de ces lois, le Gouvernement rencontra, dans la discussion plus encore que dans le vote, la résistance de l'ancienne majorité, se faisant difficilement, malgré les circonstances, à son nouveau rôle de minorité. Mais un point sur lequel l'opposition se montra intraitable, ce fut celui de la modification à apporter au mode de nomination du jury universitaire, que le ministère voulut attribuer au Roi. L'article premier de ce projet, consacrant ce principe, fut rejeté par 40 voix contre 33 et 1 abstention. Il fallut provisoirement prolonger les fonctions de l'ancien jury, pour ne pas laisser en souffrance l'exercice de la prochaine session pour la collation des grades académiques (Loi du 18 avril 1848. Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 1162 à 1168, 1268 à 1268).

 

18. La garde civique

 

 (page 285) Il en est de la garde civique, dans les Gouvernements constitutionnels, comme de la santé chez les individus : quand on se porte bien, on l'estime peu ; ce n'est que lorsque l'on est malade, qu'on en sent tout le prix. Dès le début de notre émancipation politique, les soins des gouvernants s'étaient portés vers cette institution essentielle des peuples libres. La Constitution, d'ailleurs, prescrit, à son article 122 : « Il y aura une garde civique ; l'organisation en est réglée par la loi. » La garde civique n'est donc pas une organisation que tel ministre puisse adopter, que tel autre ministre puisse répudier : c'est une institution, dont la Constitution parle impérativement, au titre de la force publique, en même temps que de l'armée. La loi du 2 janvier 1835, formulée avec beaucoup de précipitation, n'avait établi la garde civique que sur le papier. Cette fois, il devait sortir de la loi présentée et adoptée une organisation complète ; exagérée peut-être dans son exécution, par le trop grand nombre de personnes désignées comme capables de faire les frais de l'uniforme ; exagérée aussi par le nombre d'exercices et de revues obligatoires. II ne peut être d'un grand intérêt de mentionner ici toutes les phases de la discussion. Qu'il nous suffise de dire que de cette loi résulta une organisation de la milice citoyenne, comme jamais elle n'avait existé en Belgique. Cette institution nationale et patriotique prit de si fortes racines, dans les grands centres surtout, qu'elle résista et aux exagérations de la loi elle-même, et aux attaques inconstitutionnelles dont elle fut l'objet, et aux modifications législatives, inspirées plus par l'esprit de parti que par le sentiment des besoins publics (Loi du 8 mai 1848. Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 1175 à 1348, 1407 à 1S67. Voir la brochure du major Alvin, dont l'auteur voulait armer les gardes civiques de bâtons blancs ; les journaux du temps sur l'incident d'un officier supérieur, appelant les gardes civiques des « soldats de dimanche » et dont le Roi punit l'imprudent langage).

 

19. La réforme électorale

 

 (page 286) L'émeute de Paris grondait encore, quand le ministère présenta, le 28 février 1848, un projet de loi tendant à abaisser le cens électoral pour les Chambres au minimum fixé par la Constitution, c'est-à-dire à 20 florins des Pays-Bas, soit fr. 42-32. C'était comme une soupape ouverte à la trop grande expansion de l'esprit public, surexcité par les événements ; c'était désarmer les aspirations des opinions exagérées, en leur ôtant l'instrument d'une opposition sérieuse. Il faut bien l'avouer, - nous avons déjà exprimé notre pensée sur ce point, - cette mesure, pour ainsi dire, radicale, était inspirée plutôt par la nécessité des circonstances, que par des besoins ou des convenances d'ordre constitutionnel. En faisant abstraction de tout esprit de parti, en ne tenant pas compte du profit que tel ou tel groupe d'opinion a pu en tirer, nous nous permettrons de dire, que c'était servir au corps électoral un plat indigeste et trop lourd pour sa débilité et sa jeunesse. On pourrait appeler une pareille réforme, une émancipation prématurée. Mais, telle est la robuste constitution de l'esprit public en Belgique, que le corps électoral, pris dans son ensemble, ne s'est pas trop mal tiré de cette expérimentation, qui aurait pu être funeste à un peuple moins froid et moins sage. Le projet ne rencontra aucune opposition ni dans les sections, ni dans la section centrale. Mais nous tenons à rappeler ici un épisode de la discussion, dont on semble trop avoir perdu le souvenir, en ce moment. Voici comme s'exprime le rapport présenté par M. H. de Brouckere : « La section centrale a adopté le projet à l'unanimité, et elle se fût bornée là, laissant au Gouvernement le soin de présenter à la Chambre les mesures d'exécution que le nouveau système électoral pourra rendre nécessaires, si l'on n'avait manifesté la crainte que plus tard on ne trouvât dans la loi qui vous est proposée un prétexte pour scinder les collèges électoraux en fractions, qu'on réunirait, par exemple, dans les chefs-lieux de canton. M. le Ministre de l'Intérieur appelé au sein (page 287) de la section centrale, n'a pas hésité à déclarer que, dans l'opinion du Gouvernement, le vote des électeurs au chef-lieu de district et l'abaissement du cens électoral à 20 florins étaient connexes et inséparables. Il a ajouté qu'il ne voyait aucun inconvénient à ce que le projet en discussion confirmât le principe consacré par l'article 19 de la loi du 3 mars 1836 et statuât que les électeurs continueront à se réunir au chef-lieu du district administratif. » Cette disposition fit l'objet d'un article 2 nouveau : elle fut admise sans opposition, comme l'abaissement du cens lui-même (Loi du 12 mars 1848. Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 991 à 997,1027 à 1029). Voilà donc la réunion des électeurs au chef-lieu du district trois fois consacrée, dans des circonstances solennelles, par le Gouvernement provisoire, pour les élections au Congrès ; par le pouvoir constituant, dans la loi électorale de 1831 ; par la Chambre de 1847, en face du bouleversement de l'Europe. Osera-t-on profiter d'un moment de réaction, de l'ivresse de la première heure d'un triomphe partiel, pour arriver à ce fractionnement des collèges électoraux, à ce vote au canton, qu'on décore du nom de réforme et qui ne seraient que l'oubli des intentions des auteurs de la première loi électorale, la destruction de l'esprit public, ce souffle de vie des Gouvernements constitutionnels, et enfin, nous n'hésitons pas à le dire, une tentative presque révolutionnaire ?

Loin de lancer, en ce moment, cette menace ou ce défi, la droite, par ses organes les plus éminents, venait, tout à la fois, et applaudir à ces mesures si politiques, et donner aux ministres de cette époque une assurance de sympathie et d'appui. M. Dechamps disait : « Si nous étions dans des circonstances ordinaires, ces objections, je croirais devoir les reproduire, et nous ne serions pas seuls à les faire ; vous savez qu'elles seraient appuyées par des membres éminents

 (page 288) de cette Chambre, que je ne veux pas appeler mes adversaires politiques, puisque ces mots de nos anciennes luttes ont disparu devant la magnifique manifestation d'esprit national qui ne vous a plus laissé qu'un seul nom pour nous appeler tous, le nom de Belges, celui de notre commune patrie (Beaucoup de membres : Très-bien ! très bien !...) Par mon vote, c'est, avant tout, ce concours que je veux donner, c'est cette confiance complète, sans réserve, que je viens offrir au Gouvernement du pays... Le Gouvernement, par cette réforme hardie, a voulu désarmer toutes les oppositions sincères et constitutionnelles et ne pas permettre à d'autres nations d'offrir à l'envi à la Belgique des institutions plus libérales que les siennes. C'est là une belle, une noble pensée » (Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 993).

Si les chefs des Départements ministériels de cette époque ont enregistré ces éloges sympathiques de 1848, sur leur état de services, -ce Livre d'or des ministres, - ils auront bien fait de mettre en regard les durs reproches, nous allions dire les malédictions de 1850, 1851 et 1852. Dans chaque cabinet, sur chaque portefeuille ministériels, il faudrait écrire, en grosses lettres : La roche Tarpéienne est près du Capitale.

L'abaissement du cens électoral pour les Chambres était un acte très hardi, et cependant il ne pouvait rester isolé. D'autres mesures en découlèrent, par une pente logique, comme les conclusions sortent des prémisses. Le taux du cens pour les élections parlementaires entraînait forcément le chiffre pour les élections provinciales, puisque l'article 5 de la loi provinciale porte : « Sont électeurs ceux qui réunissent les conditions prescrites par la loi électorale pour la formation des Chambres. » Tandis que, au contraire, l'article 7 de la loi (page 289) communale établissait un cens variable, allant de 15 à 100 fr., d'après des bases fixées sur la population des communes. Le Gouvernement proposa donc et les Chambres admirent la réduction du cens électoral communal, à fr. 42-32, pour toutes les communes où il excédait ce chiffre. Mais on alla plus loin et l'on modifia la loi communale, en supprimant la disposition du § 1er de l'article. 47, qui portait que : « Nul n'est éligible... s'il ne réunit les qualités requises pour être électeur dans la commune. » Ainsi, le taux maximum du cens électoral communal fut abaissé à fr. 42-32 et l'obligation de payer un cens quelconque pour être éligible fut supprimé (Loi du 31 mai 1848).

La classification des communes prescrite par les articles 3, 4 et 7 de la loi communale et opérée par l'arrêté royal du 12 avril 1836, fut modifiée (Loi du 18 avril 1848) . Il en résulta pour beaucoup de localités une augmentation du nombre des conseillers et des échevins, mise en concordance avec l'accroissement de la population. Cet accroissement considérable de la représentation communale n'a pas répondu à toutes les idées, pour mieux dire, à toutes les ambitions. La ville de Bruxelles, notamment, aspire à voir augmenter son conseil peut-être, son collège échevinal tout au moins. C'est là, pensons-nous, un vœu indiscret. Si l'on nommait un cinquième échevin, il n'y aurait plus, en certaines circonstances, de majorité possible, puisque le collège serait ainsi composé de six membres. Il faudrait donner, en ce cas, voix prépondérante au bourgmestre, ce qui serait contraire et à la loi communale et aux principes. Il nous paraît encore plus inutile de renforcer le conseil. Les assemblées les plus nombreuses ne sont pas celles qui font la meilleure besogne. Trente et un conseillers doivent suffire, même pour diriger les affaires de la capitale, quand cent huit (page 290) représentants semblent à beaucoup de personnes un nombre trop considérable pour voter les lois du pays.

De telles modifications rendaient nécessaire le renouvellement intégral et général des conseils communaux existants. Cette mesure fut proposée par le Gouvernement et facilement admise par les Chambres (Loi du 1er mai 1848). Il en fut de même pour un semblable renouvellement des conseils provinciaux (Loi du 9 mai 1848). Il fut apporté aussi quelques changements aux lois communale et provinciale, en ce qui concerne le nombre d'électeurs pouvant composer un bureau électoral, et à la composition des bureaux devant présider aux opérations de l'élection (Loi du 20 mai 1848).

Merveilleuse influence des événements sur l'esprit des législateurs ! Toutes ces réformes, dont on n'eût pu parler, six mois avant cette époque, sans passer pour un révolutionnaire, s'effectuaient, pour ainsi dire, par acclamation. Mais avant de se séparer et après avoir voté des lois de moindre importance (1847 : 15 novembre. Loi sur l'administration de la caisse d'amortissement et de celle des dépôts de consignation. 1848 : 3 mars. Loi en faveur des élèves médecins et pharmaciens militaires ; 4 mars, exemption des droits de timbre et des actes des conseils de prud'hommes ; 4 mars, dépôt des étalons prototypes des poids et mesures ; 14 mars, droits que peuvent percevoir les consuls ; 9 mai, modification de la loi des monnaies ; 31 juillet, traité de commerce avec les Deux-Siciles), les Chambres furent saisies de la grande question des incompatibilités parlementaires.

 

20. Le renforcement des incompatibilités parlementaires

 

Rien de plus propre à mettre en relief la nécessité d'une réforme, que la lueur d'une révolution. En France, le régime représentatif constitutionnel, entraînant dans sa chute la royauté, venait de succomber, en partie, sous le poids de ses propres fautes. Les luttes personnelles, les appétits égoïstes, l'action du pouvoir sur le député-fonctionnaire, ou sur le député candidat, toutes ces causes avaient faussé le jeu naturel (page 291) de la représentation nationale. Le Parlement de ce grand pays avait perdu, malgré l'éclat de sa tribune, le prestige et la confiance populaires, principales bases du self-government. Beaucoup de ses membres s'y livraient ouvertement non plus à la poursuite de l'intérêt public, cette sainte mission du représentant ; mais au triomphe de l'ambition ou même de la vanité personnelle, ces plaies qui s'attachent à la vie publique. Quand vint l'explosion de février, partie, pour ainsi dire, de sa propre main, le Parlement français s'était suicidé : le peuple n'eut à renverser qu'un cadavre.

Voici comment, dès 1839, M. de Carné appréciait cette situation affaissée, qui devait aboutir à une si terrible chute. « Dans la vie parlementaire, le talent n'est plus une force au service d'un intérêt général ; il est devenu le principal, au lieu d'être l'accessoire, et la puissance de l'orateur se mesure à la dose qu'il en a plutôt qu'à l'usage qu'il en fait. Si les partis ne dépendent pas de leurs chefs, ceux-ci dépendent encore moins de leur propre parti ; chacun va de son côté, s'appuyant sur des amis personnels, faisant manœuvrer ses journaux au souffle de ses haines ou à la pente de ses propres intérêts. Les hommes de la conservation se séparent aujourd'hui de ceux du mouvement et du progrès, avec lesquels ils se confondent demain. De part et d'autre, on polit avec soin toutes les aspérités des choses, on efface à plaisir sa physionomie propre, on lutte d'empressement autant que de flexibilité pour saisir un pouvoir qui échappe aux uns et aux autres, sans se fixer solidement aux mains de personne… Les hommes n'étant plus contenus par les événements, suivent leurs inclinations naturelles, toutes les agglomérations se dissolvent et les pensées s'individualisent comme les espérances. Les coteries remplacent les partis ; elles se forment, se brouillent, se raccommodent et se séparent avec une telle prestesse, qu'elles mettraient en défaut l’historiographe le plus délié... Il est certain que, (page 292) soit lassitude, soit réserve, soit empressement d'ambition, aucune idée claire et précise ne s'aventure sur la scène politique et qu'on ne saurait guère y voir que des hommes occupant le pouvoir, luttant contre des hommes aspirant à les en chasser. Dans cet état, quoi d'étonnant que chacun se fasse centre de tout et rapporte tout à soi ? Dès qu'on ne représente rien que sa propre personnalité, pourquoi songerait-on à autre chose qu'à son propre avenir  !... » (Comte De Carné. Esprit du Parlement en 1839. Études sur l'histoire, etc., p. 268).

Dans ce tableau, quelle réponse à ceux qui rêvent le régime représentatif, sans partis au pouvoir ou dans le Parlement ! Quels points de similitude non pas tant avec l'époque qui fait l'objet de nos présentes études, qu'avec quelques sessions postérieures, que chacun indiquera, sans que nous prenions ce soin ! Certes, depuis son origine, notre Parlement s'était montré animé de ce souffle de fortes opinions, naturelles aux partis bien organisés et bien dirigés : mais, en ce moment, il souffrait d'un autre mal. En Belgique, grâce à cette pureté, qui est l'heureux privilège de toute jeunesse ; grâce à la moralité, qui est comme un instinct national, les Chambres n'avaient pas subi cette décadence et cette déconsidération, suites et punitions de l'oubli de la probité politique. Cependant, sans être descendue aussi bas, la représentation nationale n'était pas à l'abri de quelques reproches. Un trop grand nombre de fonctionnaires amovibles d'un rang inférieur y avaient pris place de l'aveu du Gouvernement (Les deux Chambres se composaient de 162 membres. Il résulte de la discussion qu'il y avait parmi eux 40 fonctionnaires publics, soit environ un quart !) : des fonctionnaires amovibles d'un rang élevé avaient conservé leur double position d'administrateurs et de représentants, sous des ministères d'une opinion contraire à celle qu'ils professaient ; ne parvenant à conserver leur position qu'en mettant (page 293) une sourdine à leur conviction : plusieurs ministres, tout en proclamant l'indépendance du représentant-fonctionnaire, n'avaient pas été sans exercer une influence sur les situations hybrides. D'après le sentiment public, d'après le sentiment du Parlement même, un mal existait ; il fallait de l'aveu de tous, y porter remède. La terrible voix des événements voisins avait parlé trop haut, pour qu'on se montrât sourd et insensible. Mais le remède, pour être bon, devait expulser l'élément morbide, sans altérer la force et l'éclat du corps lui-même. Le problème à résoudre était le mens sana in corpore sano : Voyons s'il l'a été.

Dans l'exposé des motifs du projet, le Gouvernement reconnaissait la convenance « d'introduire dans notre législation, une réforme, que l'opinion publique réclame, d'accord avec l'intérêt bien entendu de l'administration et la pratique sincère du régime représentatif. »

En Angleterre, déjà sous Guillaume III, l'acte d'établissement portait que : « Aucune personne, qui a un emploi ou place dans la maison du Roi ou qui reçoit une pension de la Couronne, ne pourra entrer dans la Chambre des Communes. » Des actes d'Anne, C. 7 et de Georges Ier, C. 56 confirment ces exclusions. Les Communes ne cessèrent de lutter pour étendre et rendre efficace cette incompatibilité parlementaire, que l'on parvenait parfois à éluder. Le bill des places de 1743, sous Georges II, fit prévaloir ce principe (Hallam. Histoire constitutionnelle, chap. XV et XVI). Les constituants des Etats-Unis, profitant de ces leçons, introduisirent l'incompatibilité dans la Constitution même. En ce pays, l'incompatibilité est générale et absolue No person holding any office under the United States shall be a member of either Hose, during his continuance in office. (constitution, art. 1, section VI, § 2.))

Le projet déclarait incompatible avec le mandat de représentant ou de sénateur les fonctions salariées par l'État. Cette (page 294) incompatibilité ne s'appliquait pas aux chefs de Départements ministériels, aux gouverneurs élus dans une autre province que celle qu'ils administraient, aux lieutenants généraux, aux conseillers de Cours d'appels. Ne pouvaient être membres des conseils provinciaux les commissaires d'arrondissement, les juges de paix, les membres des tribunaux de première instance, ainsi que les officiers des parquets près les Cours et tribunaux.

Certes, c'était là une profonde réforme, et cependant les Chambres devaient l'étendre encore. Le rapport, présenté par M. Malou, partait de ce point, que la réforme était nécessaire non à cause de la position du député-fonctionnaire à la Chambre, mais à cause des inconvénients de l'absence prolongée du fonctionnaire-député. Il fallait donc, à ce point de vue, que l'exclusion fût générale. Il eût été un peu dur, pour un ancien ministre, de venir avouer que le parti, dont il était un des principaux chefs, ne s'était maintenu si longtemps et si obstinément au pouvoir qu'à l'aide des fonctionnaires-députés.

La question de la constitutionnalité de la mesure fut soulevée, dans les sections et dans la discussion publique. Elle nous paraît si claire, que nous comprenons qu'elle n'ait point arrêté le vote. Les membres du Congrès n'ont pas voulu qu'il y eût des incompatibilités constitutionnelles, mais, nulle part, ils ne proscrivent l'incompatibilité légale (Voir Moniteur de 1832, Supplément du n°159, le discours de M. le Ministre de la Justice Raikem, qui soutient la même thèse). Eux-mêmes en ont donné l'exemple, par l'article 2 du décret du 30 décembre 1830, instituant la Cour des comptes, qui prescrit que les membres de cette Cour ne peuvent faire partie de l'une ou de l'autre Chambre. La constitutionnalité avait été admise trois fois par la Législature entière et une quatrième fois par la Chambre des représentants : d'abord, par l'adoption de l'article 6 de la (page 295) loi d'organisation judiciaire du 4 août 1832, qui ne permet pas aux membres de la Cour de cassation d'être membres des Chambres ou ministres ; ensuite, par le vote de la proposition de M. Dumortier, tendant à exclure les gouverneurs et les commissaires d'arrondissement élus dans le ressort de leur administration, proposition rejetée par le Sénat (Voir t. I, livre V, pp. 280-281); puis, en prescrivant, par le n°1 de l'article 40 de la loi provinciale, que l'on ne peut être en même temps membre de la Chambre et conseiller provincial ; enfin, en conservant dans la loi du 24 novembre 1846, l'exclusion des membres de la Cour des comptes. On pouvait, du reste, invoquer sur ce point l'article 139 de la Constitution qui prescrit une loi « sur les abus du cumul ; » or y a-t-il un abus plus criant, que celui du cumul de certaines fonctions avec le mandat de représentant ou de sénateur ? Aussi, la mesure, généralement reconnue nécessaire, ne trouva de contradicteurs que quant à son extension. M. Lebeau définissait bien le caractère de la discussion, lorsqu'il disait : « Nous faisons ici une loi de réaction contre des abus réels sans doute ; mais, comme dans toute loi de réaction, je crains fort que nous n'allions beaucoup au-delà du but. » M. Tielemans donnait aux propositions de la section centrale leur portée réelle, en s'exprimant ainsi : « Il ne s'agit pas ici d'établir des incompatibilités, il s'agit de réformer le Parlement. » En vain, le ministère tenta-t-il de mettre la Chambre en garde contre un funeste entraînement. Outre l'empressement de terminer ses travaux, le Parlement agit ici sous l'impression de deux mauvais sentiments : le premier était, que l'ancienne majorité ne voulait pas laisser au ministère nouveau l'arme du député-fonctionnaire, dont elle s'était servie si longtemps ; le second était, qu'aucun fonctionnaire député ne voulait être seul exclu et qu'ils s'entraînaient les uns les autres dans une commune ruine.

(page 296) Soyons juste, en disant, que si la section centrale allait, suivant notre opinion, au-delà du but utile, elle avait introduit une disposition nouvelle, tout à fait dans l'esprit d'une sage réforme ; c'était celle-ci : « Les membres des Chambres ne pourront être nommés à des fonctions salariées par l'Etat, qu'une année au moins après la cessation de leur mandat. Sont exceptées les fonctions de ministre, d'agent diplomatique et de gouverneur. » (La Constitution des États-Unis proscrit la collation des emplois, pendant le mandat : « No Senator or Representative shall, during the time for which he was elected, be appointed lo any office under the authority of the United States. » (Art. 1er, section VI, § 2)). Prescrire qu'on ne soit nommé qu'un an après avoir cessé de faire partie du Parlement, c'est ôter beaucoup de chances à la corruption des votes offerte ou acceptée. Dans le monde politique surtout, « les morts vont vite ! »

Toutes les propositions de la section centrale furent adoptées à de grandes majorités (Loi du 26 mai 1848, adoptée, à la Chambre, par 60 voix contre 23 et 2 abstentions ; au Sénat, par 19 voix contre 6 et 5 abstentions. Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 1711 à 1788,1818 à 1831).

M. Nothomb, que des devoirs diplomatiques tenaient éloigné de la Chambre, en ces difficiles circonstances, avait peut-être pressenti cette hécatombe de fonctionnaires. En séance du 14 avril, on avait donné lecture d'une lettre, transmettant la démission du député d'Arlon. Ce représentant préférait, ainsi, le suicide parlementaire, au sort de ceux qui allaient être légalement manuélisés. Le début de cette lettre était comme une confirmation que ce diplomate s'adjugeait, dans son éminente position. La fin était comme un regard de fierté, mêlé de tristesse, jeté sur sa longue carrière parlementaire. Il disait : « A une époque aussi solennelle, il est permis moins que jamais de parler de soi ; j'ajouterai seulement  (page 297) que ce n'est pas sans émotion que je me sépare d'une assemblée où je suis entré en 1830, à l'âge de vingt-cinq ans, et où me reportent presque tous les souvenirs de ma vie... » (Annales parlementaires, 1847-1848, p. 1316). La carrière du parlementaire, comme celle du marin, a ses déboires, ses orages et ses dangers ; et, cependant, ceux-là mêmes qui la délaissent, pour s'abriter dans quelque port splendide ou tranquille, ne la quittent pas sans regret.

S'abstenant dans un vote, M. de Mérode avait dit : « Je suis ennemi de la Saint-Barthélemy de fonctionnaires qui s'exécute aujourd'hui. » Après l'éloge qu'on avait fait de la conduite parlementaire de tous les fonctionnaires-députés, il aurait pu dire aussi : « Je ne veux pas, comme Hérode, faire un massacre des innocents. » M. Lebeau avait tenté d'inutiles efforts pour faire adopter un amendement qui eût pu rendre la réforme moins funeste à la composition future des Législatures ; il était ainsi conçu : « Cette incompatibilité ne s'appliquera pas non plus aux membres inamovibles de la Cour de cassation, des Cours d'appel et des tribunaux de première instance. Sont exceptés : les membres des tribunaux de première instance, dont le personnel est inférieur à » quatre juges, le président compris. Les membres des Cours et tribunaux ne pourront être élus dans l'arrondissement où ils ont leur domicile. - Il ne pourra être élu aux Chambres législatives que : deux membres de la Cour de cassation ; deux membres dans chaque Cour d'appel ; un membre dans chaque tribunal de première instance. Dans le cas où ce nombre serait dépassé, la préférence serait accordée à celui ou à ceux qui auront obtenu la majorité la plus forte de suffrages électoraux, sans égard au chiffre le plus ou le moins élevé dans les divers collèges qui seront en concurrence. »

 (page 298) Jugée à la lumière des faits qui sont sortis de son application, cette réforme est exagérée. Il fallait fortifier le Parlement, en l'épurant ; on l’a énervé, en lui enlevant des éléments indispensables à sa bonne constitution. Il est regrettable, au plus haut point, que l'amendement de M. Lebeau n'ait pas été accepté. Il permettait l'entrée dans les Chambres de quelques magistrats inamovibles ; avec une limite quant au nombre, avec une réserve quant au collège duquel ils pouvaient tenir leur mandat. On a dit contre l'entrée des membres de la Cour de cassation : ils jugent les ministres. D'abord, combien de nos ministres ont été mis en jugement ? Ensuite, le cas échéant, les conseillers à la Cour de cassation, ou s'abstiendront à la Chambre, comme tant de membres le font pour des motifs moins légitimes ; ou mieux, ils s'abstiendront à la Cour de cassation, lors du jugement, comme ils devraient le faire, s'ils étaient parents ou alliés du ministre accusé. Dans l'un comme dans l'autre cas, quel inconvénient pourrait entraîner cette abstention ? Un conseiller de Cour d'appel, un membre d'un tribunal, nommés hors du ressort de leur siège, doivent être des hommes d'un savoir et d'une probité reconnus, pour recevoir cette marque de confiance d'un collège électoral dont ils sont éloignés. par leurs fonctions. Nous n'hésitons pas à dire que, un jour ou l'autre, il faudra réformer une pareille réforme. Il y va des plus chers intérêts du régime représentatif. Ce qu'il faut à la Chambre et au Sénat, rouages essentiels d'un tel Gouvernement, ce n'est pas seulement la volonté, c'est encore la puissance de bien faire. La pureté de conduite publique, le désintéressement incontestable, l'indépendance la plus absolue sont les qualités indispensables du bon député ; mais il faut y joindre, autant que possible, l'autorité des connaissances théoriques et pratiques ; la parole si non éloquente, du moins assez sûre pour se mettre convenablement au service d'un jugement droit et d'une intelligence élevée. Sans cela, vous n'avez plus de Parlement, parce que vous le (page 299) composerez d'un personnel digne tout au plus de former un bon conseil provincial : vous n'avez plus, en grand nombre, que des machines à voter, à la remorque de quelques intelligences, si pas de quelques ambitions.

Qu'on y prenne garde, la suppression des pensions ministérielles, l'entrée de beaucoup de représentants dans la direction des sociétés industrielles - ces deux vices sont frères - et l'exagération de la loi des incompatibilités, sont de véritables dangers pour l'avenir de notre régime représentatif, parce qu'ils lui ôtent de sa force et de son éclat !

La Chambre s'ajourna après ce vote, terminant ainsi, malheureusement une des sessions les mieux remplies de notre existence parlementaire. Toutes les branches des pouvoirs, les conseils communaux et provinciaux, le Parlement lui-même, allaient être successivement renouvelées. Le principe du self-government, c'est-à-dire du gouvernement du pays par le pays, devait ainsi recevoir une consécration nouvelle, une extension presque effrayante. C'est une habile manœuvre du pilote exposé à de grands courants, de ne pas rester immobile en face du danger, au risque d'aller à la dérive ; mais d'avancer, fût-ce lentement. C'est le principe américain : Go a head ! Les hommes alors au pouvoir et les législateurs alors en exercice comprirent cette nécessité des circonstances. Beaucoup d'autres peuples faisaient d'inutiles efforts : en France, tout en dépassant le but utile ; en Allemagne, sans atteindre le but nécessaire ! Et pendant ce temps, notre bonne et sage Belgique opérait une révolution pacifique et légale, en donnant à ses institutions libérales un développement plus grand, une pureté plus incontestable. Tout notre appareil gouvernemental allait se renouveler, se retremper, pour ainsi dire, dans les eaux vives d'une élection populaire, rendue plus sévère, sous l'influence des événements de cette époque. La royauté seule restait intacte, parce que, (page 300) grâce à la sagesse du constituant, elle avait été assise sur des bases solides, et aussi parce que, grâce à sa propre sagesse, elle était restée consciencieusement dans les limites qui lui avaient été primitivement assignées.

Quand on étudie, à neuf années de distance, ce magnifique spectacle de renaissance nationale, on ne peut s'empêcher de s'écrier avec un sentiment d'orgueil et de reconnaissance : Heureux fruits d'une Constitution libérale ; heureux concours d'un Roi instruit à la grande école parlementaire d'Angleterre ; heureux résultats pour un peuple jeune encore, mais déjà mûr pour la jouissance du régime représentatif le plus complet ; mais, par-dessus tout, signe certain de l'action de la Providence, dont la main pèse, aux nations comme aux individus, la récompense ou le châtiment, au poids de son éternelle justice !

 

CONCLUSION GENERALE

 

Nous avons parcouru, dans les études qui précèdent, dix-sept années d'un règne sage et de la pratique modérée du régime représentatif, en Belgique. Semblable au voyageur, nous avons rencontré bien des sites arides et tristes, bien des passages difficiles et dangereux ; mais, nous avons bientôt oublié la défaillance et la déception passagères par la satisfaction que nous faisait éprouver l'ensemble des souvenirs de ce long voyage. Obtiendrons-nous, par cet écrit, que ce sentiment personnel devienne une impression publique et générale ? Nous le voudrions, non dans un intérêt mesquin et rétréci d'amour-propre, mais dans une vaste et ardente aspiration de patriotisme et d'attachement à nos institutions.

Ce que nous voudrions avoir démontré, c'est que le régime représentatif est celui qui convient le mieux à l'esprit droit et calme du peuple belge : non pas qu'il soit parfait,- qu'y a-t-il de parfait ici-bas ? - mais, parce que, sans être le plus prompt à opérer le bien, il est le plus efficace pour empêcher ou pour (page 301) déraciner le mal (« Aucune autre forme de gouvernement n'a donné à l'homme plus de « chances de rencontrer le juste et le raisonnable, plus de facilités pour éviter l'erreur ou pour la réparer. Que peut-on vouloir de plus ? Ne pas permettre à l'instrument de se rouiller ou de se contracter, c'est la sagesse même qui l'ordonne ; mais vouloir le briser ou le transformer, ce serait le comble de l'ingratitude et de la folie. » (de Montalembert, de l'Avenir, etc., § X, p. 119)). Ce que nous voudrions avoir mis en lumière, c'est que, avec notre Constitution, nous pouvons opérer tous les progrès, et que beaucoup de nos fautes sont venues de l'oubli momentané de l'esprit de ses prescriptions.

Certes, le régime représentatif, pas plus que tout autre régime, n'échappe à la fragilité et aux erreurs auxquelles l'humanité tout entière n'a pu se soustraire. Les individualités les plus élevées, et les institutions les plus fortes y ont été soumises, à toutes les époques et dans tous les pays.

Athènes vit sous ses lois équitables, elle se fait admirer par le succès de ses armes et l'éclat de ses œuvres d'art et de science ; mais, elle exile Thémislocle, malgré ses victoires et Aristide, malgré sa justice ; elle fait boire la ciguë à Socrate et condamne Périclès. - Le sénat romain établit et fait prospérer une puissante république et il finit par se courber honteusement sous les ignobles caprices de tyranniques empereurs. - Louis XIV ternit l'éclat de son grand règne par la révocation de l'édit de Nantes et par des guerres injustes. - Le Parlement anglais ne vient en aide à la destruction de la république et à la restauration, qu'après avoir fait tomber la tête de Charles Ier. Les Provinces-Unies de Hollande soutiennent, sur terre et sur mer, des luttes héroïques contre de grandes puissances, puis se déchirent par des dissensions intestines et travaillent, de leurs propres mains, à leur décadence. - La Convention française détruit de son bras puissant des abus qui ont des racines de plusieurs siècles, et se souille du sang du plus doux des rois. - Napoléon Ier dompte l'anarchie, promulgue (page 302) son magnifique Code ; mais il fait fusiller le duc d'Enghien et se perd dans les excès où l'entraînent l'amour des conquêtes et l'ivresse d'un despotisme sans frein. - Les Etats confédérés d'Amérique concilient une liberté sans limites et une prospérité prodigieuse, et ils ne savent pas abolir le honteux et coupable esclavage. - Le régime représentatif jouit, en France, de l'exercice absolu de ses droits, et il se suicide, en laissant tomber une admirable dynastie, sous le coup d'une émeute, avant-garde d'une république insensée et impuissante. - Le second empire sauve la France du désordre, mais il renverse la tribune, bâillonne la presse et se flétrit par une confiscation doublement coupable, puisqu'elle ne satisfaisait que sa vengeance, sans servir ses intérêts.

Partout où est l'homme avec ses erreurs et ses passions, se rencontre l'abus avec ses injustices et ses violences. Mais après tout, à n'examiner que les temps présents, quels sont les Etats qui jouissent de plus de bonheur et de repos ? Ce n'est pas Rome, cette métropole du monde catholique : elle ne se soutient qu'à l'aide de baïonnettes étrangères. Ce ne sont pas les autres États d'Italie, qui ne sortent des convulsions de la licence, que pour tomber dans l'étreinte du despotisme. Ce n'est pas l'Espagne, qui ne sait se délivrer entièrement ni de ses guerres civiles ni de ses révolutions militaires, parce qu'elle ne veut pas se retrancher solidement derrière une Constitution représentative, - cet abri, où les peuples sages se fortifient contre les excès du pouvoir et les excès de la liberté. C'est l'Angleterre, avec sa grande Charte et son antique Parlement, opérant lentement mais sûrement sa marche progressive. Ce sont les Etats-Unis qui n'ont pas changé les principes de leur Constitution depuis près de soixante et dix ans qu'elle existe, et dont les progrès matériels seraient glorieux, s'ils n'étaient viciés par un plaie morale, l'esclavage. C'est la Sardaigne, relativement tranquille, au milieu de l'agitation qui l'entoure. C'est la Belgique, qui compte le nombre d'années (page 303) de son heureuse indépendance par le nombre d'années de sa fidélité à ses institutions libérales.

Quand nous contemplons les faits de l'histoire ancienne, quand nous examinons les événements de l'histoire contemporaine, n'avons-nous pas des motifs suffisants pour nous attacher, plus fermement que jamais, à notre excellente Constitution, à notre bonne dynastie, instruments de nos destinées heureuses ? Ne devons-nous pas espérer le progrès de l'avenir et nous consoler de nos fautes dans le passé ?

Si notre propre expérience ne suffisait pas pour nous faire apprécier, à leur juste valeur, les bienfaits de ce régime, où chaque pouvoir a son contrepoids, écoutons ce qu'on en pense ailleurs. « Je sais tous les dangers de la liberté, et, ce qui est pire, ses misères. Et qui les saurait, si ceux qui ont essayé de la fonder, et y ont échoué, ne les connaissaient pas ? Mais il y a quelque chose de pis encore, c'est la faculté de tout faire, laissée même au meilleur, même au plus sage des hommes. On répète souvent que la liberté empêche de faire ceci ou cela, d'élever tel monument, ou d'exercer telle action sur le monde. Voici à quoi une longue réflexion m'a conduit : C'est à penser que, si quelquefois les Gouvernements ont besoin d'être stimulés, plus habituellement ils ont besoin d'être contenus ; que si quelquefois ils sont portés à l'inaction, plus habituellement ils sont portés, en fait de politique, de guerre, de dépenses, à trop entreprendre, et qu'un peu de gêne ne saurait jamais être un malheur. On ajoute, il est vrai : Mais cette liberté destinée à contenir le pouvoir d'un seul, qui la contiendra elle-même ? Je réponds sans hésiter : Tous. Je sais bien qu'un pays peut parfois s'égarer, et je l'ai vu, mais il s'égare moins souvent, moins complétement qu'un seul homme. » (Thiers. Histoire du Consulat et de l'Empire, XIIème vol, Avertissement, in fine) Qui (page 304) a dit cela ? L'éminent historien et l'enthousiaste admirateur du premier Empire ; l'un des grands acteurs et l'une des grandes victimes du régime représentatif, M. Thiers. Quand le dit-il ? Dans le recueillement de l'étude, sous l'inspiration du désintéressement que donnent la perte des illusions et le renoncement aux affaires, en face des séductions du second empire.

Un autre parlementaire, moins retiré de la lutte, mais pas moins convaincu de la perte subie, s'exprime ainsi : « Aussi dans les pays où le silence de la tribune et de la presse vient garantir l'impunité aux défaillances de l'homme public, le culte de l'honneur devient un mythe suranné. Partout, au contraire, où s'est introduit et consolidé le régime parlementaire, il a créé de nouveau le règne de la pudeur publique : elle exerce sa domination sous une forme souvent âpre et confuse, mais avec une sévérité efficace. Les susceptibilités exagérées, mais salutaires, de l'opinion publique, sans cesse éveillées par la presse, tiennent en bride chez les ambitieux, non pas tous, mais la plupart des penchants inférieurs de la nature humaine. La probité, la fidélité aux engagements, le désintéressement avéré deviennent les premières conditions de la carrière d'un homme politique. L'honneur refleurit, grâce à cette contrainte morale, sans laquelle il n'y a de vertus ni publiques, ni privées. » (de Montalembert, de l’Avenir, etc., § XV, p. 237).

On l'a vu, nous ne sommes pas le contempteur du régime sous lequel nous vivons. Est-ce à dire que, aveuglé par ses avantages, nous n'ayons découvert aucun de ses défauts, ou aperçu aucune de ses fautes ? Loin de là : nous croyons l'avoir prouvé, dans tout le cours de cet ouvrage, et nous allons le confirmer encore, à l'instant, en indiquant pourquoi nous croyons qu'il a failli, durant la période close ; comment nous estimons qu'il peut s'amender, durant la période ouverte devant nous.

(page 305) Et d'abord, le parti catholique n'a pas cessé d'opposer une force d'inertie tout au moins, à l'organisation complète de l'enseignement aux frais de l'État, prévu, quoi qu'on en dise, par l'article 17 de la Constitution. Il eût pu, puisque alors il occupait le pouvoir, faire que l'enseignement universitaire fût plus solide et plus brillant, en n'établissant qu'une seule université : il a toléré, encouragé peut-être la fondation de deux universités, afin d'abandonner Louvain, avec tous ses avantages, à l'alma mater, à l'université catholique, qui se fût résignée, au besoin, à rester à Malines. Pendant vingt ans, il a fait obstacle à l'organisation de l'enseignement moyen officiel, qui aujourd'hui encore, malgré la Convention d'Anvers, a de la peine à obtenir, pour l'enseignement de la religion, le concours du clergé. Il a gravement blessé nos libertés communales : et en demandant la nomination des bourgmestres hors du conseil, sans l'intervention de la députation permanente ; et en fractionnant les collèges électoraux communaux. Il est imprudent, s'il n'est coupable, en se réservant comme un projet, ou en montrant comme une menace la réforme électorale, à l'aide du fractionnement des collèges électoraux pour les Chambres et du vote au canton. Triste plagiat du fractionnement, si mal réussi, des collèges électoraux communaux ! Tentative réactionnaire et audacieuse ! Et, disons-le sans détour, germe des plus graves complications, auxquelles notre chère patrie puisse jamais être exposée !

Les libéraux, eux, ont occupé le pouvoir, prenant trop souvent soin de ne pas blesser leurs adversaires, plutôt que de satisfaire leur propre parti ; procédé chevaleresque d'autant plus naïf, qu'on ne leur en a tenu aucun compte. Ils ont égalisé le cens électoral, en l'abaissant au minimum prévu par la Constitution ; mesure que nous blâmons hautement, non parce qu'elle serait contraire à l'opinion à laquelle nous appartenons ; mais parce que nous la croyons en opposition avec l'intérêt constitutionnel et parlementaire ; l'instruction générale n'étant pas (page 306) assez répandue et la pratique politique pas assez acquise pour permettre la création d'autant de nouveaux électeurs. L'abaissement du cens électoral des villes au taux de celui des campagnes eût été, croyons-nous, une réforme plus en harmonie avec la présomption de capacité, condition essentielle pour la participation à la vie publique. Ils ont essayé d'entrer dans la voie des économies et, dès les premiers pas, ils se sont arrêtés devant les dépenses exagérées de la guerre, causes de nos embarras financiers et de nos contributions nouvelles. Puisqu'ils croyaient qu'il y avait un intérêt social à régler les questions de charité, de donations et de legs, c'est au début de leur avènement au pouvoir qu'ils auraient dû en chercher la solution.

On peut articuler des griefs communs à l'un comme à l'autre parti. Quelques-uns de leurs chefs, après être arrivés au pouvoir, ont semblé plus préoccupés de défendre leur position personnelle, que de faire triompher leurs principes. Aucun parti n'a osé aborder résolument la réforme du mode injuste de recrutement aujourd'hui en vigueur, et qui ne durerait pas six mois, si, au lieu de blesser les classes pauvres, il froissait les classes riches, c'est-à-dire celles qui possèdent l'action ou l'influence pour la confection des lois. Aucun n'a entrepris franchement la réforme de l'assiette de l'impôt, par le dégrèvement de ceux qui souffrent, par la surtaxe de ceux qui sont dans l'aisance ou dans la richesse. M. Frère a seul eu le courage et le mérite de faire un pas dans cette voie, principalement par la loi des successions, que l'on pouvait éviter par des économies raisonnables sur le budget de la Guerre ; mais loi juste, si on avait besoin de ressources nouvelles : loi si juste même, que l'on peut défier le parti catholique, aujourd'hui au pouvoir, d'essayer de faire rapporter cette mesure ; ce qui serait son devoir, au cas où il fût vrai, comme on l'a dit, que c'est là une loi de spoliation et d'iniquité, une loi révolutionnaire.

(page 307) A présent, quant à l'avenir, en examinant de près notre tempérament politique, si on peut s'exprimer ainsi, nous voyons très clairement qu'il est menacé par bien des causes morbides, que plus d'un remède lui est indispensable. Indiquons-les rapidement, et qu'ainsi nos études, toutes diagnostiques jusqu'ici, deviennent, aussi en finissant, quelque peu thérapeutiques. Nous croyons fermement que législateurs, gouvernants et gouvernés doivent prendre en sérieuse considération quelques conditions nécessaires, pour que le régime représentatif prospère et se fortifie parmi nous. D'après notre conviction intime, si l'on ne tient pas compte de ces nécessités, ce régime finira par perdre dans l'estime de la nation, qui est sa raison d'être et sa seule chance de durée.

Si nous ne parlons pas, en première ligne, des dangers nombreux de l'intervention, dans les élections, du clergé, comme corps et comme autorité spirituelle, ce n'est pas que les arguments nous manquent, ou que la crainte nous arrête. C'est parce que le remède, n'est pas aux mains de l'autorité civile ; parce que le clergé lui-même est seul juge et seul maître du point de savoir s'il lui convient que ses membres entrent aux comices des élections, autrement que comme citoyens-électeurs, mais bien comme prêtres agents électoraux. En vain démontrerait-on le danger que cette intervention fait courir aux sentiments religieux et à la pratique du culte d'une partie de la population ; on pourrait vous répondre par ces mots de Rousseau : « Quand quelqu'un veut se faire mal à soi-même, qui donc peut l'en empêcher ? »

Mais ce que nous ne voulons pas dire nous-même, d'autres l'ont dit pour nous. Nous avons déjà rapporté ce que MM. Dechamps et Dedecker avaient osé déclarer, à cet égard, au sein même du parlement (Voir t. II, livre XI). Mais si forte que puisse être l'opinion de ces honorables membres, nous croyons pouvoir invoquer (page 308) des autorités plus puissantes encore. Le 11 février 1844, au moment d'une élection, l'évêque de Montpellier adressait au clergé de son diocèse, les conseils suivants : « Ce n'est jamais sons danger que le prêtre descend dans l'arène de la politique... Ah ! ne soyons jamais des hommes de parti ; restons dans notre sanctuaire, au pied de la croix. » (Journaux français de 1844). En 1851, au concile de Paris, Mgr. Sibour disait aux prélats et hauts dignitaires ecclésiastiques assemblés : « Il faut nécessairement, nos très chers coopérateurs, que dans notre conduite avec les fidèles, nous demeurions étrangers à ces opinions, à ces partis, quelles que soient d'ailleurs nos convictions et nos sympathies. Le prêtre qui, dans sa vie sociale, dans ses rapports officiels et journaliers avec le monde, se mêlerait aux débats passionnés de la politique ; celui surtout qui, dans l'accomplissement des devoirs de son saint ministère et particulièrement dans la prédication de la parole divine, oubliant le respect dû à la chaire chrétienne, la transformerait en une espèce de tribune ou seulement s'y permettrait des allusions plus ou mains directes aux affaires publiques et à ceux qui y prennent part, celui-là aurait bientôt compromis, avec son caractère de prêtre, les intérêts augustes de la religion ; celui-là, frappant lui-même sa foi et son zèle de stérilité, rendrait d'avance infructueuses toutes les œuvres de son sacerdoce, au moins à l'égard de ceux dont il aurait froissé les sentiments par ces démonstrations d'esprit de parti, démonstrations (page 309) dès lors plus coupables encore qu'intempestives, VÉRITABLEMENT CRIMINELLES AUX YEUX DE DIEU COMME AUX YEUX DES HOMMES. » (Dans une grande commune des Flandres, lors d'une élection communale, un jeune vicaire se mit à cheval et parcourut toute la commune, pendant deux jours. Il était coiffé d'une casquette et revêtu d'une blouse. En 1854, dans une ville de plus de vingt-trois mille âmes, un représentant libéral ayant échoué aux élections, un prêtre d'un ordre régulier prêcha, le soir, devant un nombreux auditoire ; il dit : « Le résultat de l'élection de ce matin est un miracle de saint Antoine, dont nous célébrons la fête ! ». Journaux français de 1851).

Au lieu d'absorber huit à dix mois, les sessions ne devraient en occuper que quatre à cinq. Il faudrait donc des travaux préparatoires moins languissants, des séances plus longues, des discours plus courts et moins nombreux. Sans cela, vous éloignez des chambres les avocats de talent ayant une forte clientèle, les industriels éclairés, à la tête d'affaires considérables, beaucoup de personnes capables devant soigner par elles-mêmes les intérêts de leur famille (L'exode, les désertions parlementaires qui se manifestent, aux approches des élections de 1856, nous confirment dans cette idée, consignée ici avant que cette sorte de sauve-qui-peut fût connue) ; vous soulevez des plaintes qui doivent être écoutées, parce qu'elles sont justes et qui finiraient par devenir dangereuses, si l'on n'y faisait pas droit.

Il convient de réformer, dans une sage mesure, la loi des incompatibilités, à défaut de quoi, la représentation nationale restera amoindrie, parce qu'elle restera privée des lumières de magistrats éminents, de l'expérience de fonctionnaires d'un rang élevé. Or, l'intervention de ces hommes spéciaux nous paraît indispensable pour l'éclat et la solidité des débats, pour la force même des lois adoptées. Car des lois mal faites doivent bientôt être révisées, et rien n'affaiblit autant le respect que la nation est tenue de porter aux dispositions légales, que leur instabilité. L'absence d'un conseil d'État rend la nécessité de cette réforme plus urgente.

Il est nécessaire, pensons-nous, de revenir, prudemment aussi, de la suppression totale des pensions ministérielles. Sinon, les parlementaires - et il est bon que ce soient eux qui tiennent en majorité les portefeuilles - ne passeront plus par le pouvoir que pour se caser, comme administrateurs, (page 310) dans les banques, les chemins de fer, les sociétés industrielles ; et il faudrait des gendarmes pour les forcer à échanger ces lucratives et faciles positions contre la possession stérile et tourmentée d'un ministère. La nature humaine est ainsi faite ! les hommes capables qui auront, une fois, occupé le pouvoir pro Deo, invoqueront, quand on voudra les y faire rentrer, le principe : non bis in idem. Si rien n'est fait à cet égard, nous ne craignons pas de le dire : le ministère deviendra l'école normale des directions des administrations privées et le banc ministériel ne sera plus qu'un marchepied pour monter au fauteuil de la spéculation.

Il ne faut plus que des représentants et des sénateurs fassent partie, à la nomination des ministres, de commissions permanentes et rétribuées. (La Chambre a, pendant la session 1855-1856, enterré la commission parlementaire du chemin de fer, que nous avions critiquée comme représentant. Mais il serait possible que le moderne Lazare sortit de sa tombe ; nous maintenons donc notre blâme, comme écrivain). A notre sens, une telle pratique produit, à la fois, l'anéantissement de la responsabilité ministérielle, déjà presque illusoire ; la ruine de la hiérarchie et de l'émulation administratives ; tous les inconvénients, moins la franchise du représentant fonctionnaire ; c'est-à-dire la violation de la loi des incompatibilités, dans ce qu'elle a de bon. Que pourront faire ou dire, dans les discussions, d'autres membres des chambres, devant ces collègues, qui auront reçu du Ministre un brevet de capacité et un bonnet de docteur ès science administrative ? Et ces conseillers privés du ministre, ces conseillers d'État au petit pied ne doivent-ils pas craindre de compromettre leur délicatesse dans ce chemin glissant et boueux des jetons de présence, des indemnités de frais de route et de séjour, dans les opérations mercantiles de fournitures à conseiller, à commander peut-être ? Souvenons-nous du tort qu'a fait, en France, au régime représentatif la scandaleuse affaire Teste : et que cette leçon nous serve à écarter

 (page 311) de notre Parlement non seulement le reproche, mais même le soupçon. Les Chambres sont le temple des lois : s'il arrive que la nation puisse croire qu'on y troque des complaisances parlementaires contre des faveurs ministérielles ; qu'on y achète le silence et qu'on y vend l'approbation, la nation ne professera pas plus de respect pour ce temple que pour la Bourse.

Mais parce que ces infirmités, auxquelles on peut remédier, existent ; parce que nos deux grands partis politiques, cortège inévitable et souvent auxiliaires puissants du régime représentatif, auraient commis, l'un ou l'autre, des excès et des fautes, faut-il condamner, pour cela, ce régime lui-même, qui a si bien servi nos intérêts moraux et matériels ? Ne vaut-il pas mieux le consolider par une bonne pratique, que d'y apporter des changements d'un résultat incertain, peut-être funeste ? Si nous sommes faibles par le nombre, petits par notre exiguïté, soyons grands et puissants par notre sagesse. Que notre respect pour nos lois essentielles, que notre amour pour la liberté dans l'ordre fassent notre force. Car alors, comme nous l'avons dit quelque part : « nous envahir, nous détruire ne serait pas seulement un crime de lèse-nationalité, mais encore de lèse-civilisation. »

Toutes ces pensées nous viennent, quand nous examinons, dans son ensemble et d'un seul coup d'œil, le doux et facile chemin que la jeune Belgique a parcouru depuis un quart de siècle, à l'aide de ce bienfaisant régime, dont nos grands pouvoirs apprennent encore à user sagement (« Tous les peuples sont faits pour être élevés. Le gouvernement représentatif n'est autre chose qu'une longue éducation, laborieuse et difficile, mais la plus honorable et la plus féconde de toutes.» (de Montalembert, de l'Avenir politique, § XVIII, p. 277). Que chacun tienne à ses convictions et à ses principes, car il faut rester fidèle à sa foi politique presque autant qu'à sa foi religieuse (Vœ duplici corde et ingredienti duabus viis. « Au-dessous de notre foi aux vérités divines et à l'autorité infaillible, gardons aussi la foi aux nobles instincts de notre jeunesse, à ces principes de liberté, de justice et d'honneur qui font seuls ici-bas la force et la dignité du moindre citoyen comme des plus grandes nations. Au milieu des découragements, des hésitations, des apostasies qui nous assiègent, que du moins notre voix et notre vie restent d'accord avec notre passé. « Manet immola fides. » (de Montalembert, de l'Avenir, etc., § XVIII, p. 28-2)).

(page 312) Mais au sein même de nos luttes pacifiques, serrons nos rangs, catholiques et libéraux, pour défendre, - de quelque part que vienne le danger et si forte que soit la main qui nous menace, - notre bienfaisante Constitution, dans un sentiment commun d'indépendance et de patriotisme. Et alors, on verra se vérifier ces mots flatteurs, qu'un étranger nous adressait, un peu prématurément peut-être : « La Belgique est le plus beau royaume, après le royaume du ciel ! »