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« Du gouvernement représentatif en Belgique (1831-1848) », par E. VANDENPEEREBOOM

Bruxelles, Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1856, 2 tomes

 

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TOME 1

 

LE CONGRES NATIONAL         (SESSION 1830-1831)

 

1. Les événements de la révolution et l’organisation d’un gouvernement provisoire

 

(page 1) Nous nous sommes proposé de démontrer, par les faits, que le régime représentatif a été bienfaisant et durable, en Belgique ; parce que, malgré son origine révolutionnaire, il y a été établi et pratiqué d'après les principes de liberté et (page 2) d'ordre, sans lesquels tout gouvernement nous paraît menacé et fragile.

Les traités de la Sainte-Alliance avaient créé le nouveau royaume des Pays-Bas, en unissant les Provinces-Unies de Hollande à une partie des anciennes provinces belgiques. Bien assortie pour les intérêts matériels, mal dirigée au point de vue moral, cette union ne fut jamais étroite ; car la mauvaise politique de Guillaume Ier ne fit que rendre, chaque jour, plus profond l'abîme qui séparait deux peuples, différents d'origine, de mœurs et de religion. Une longue et énergique opposition légale n'avait pu faire redresser les griefs, ni amener le gouvernement à adopter un régime plus impartial et plus juste. Le mécontentement faisait de rapides progrès, dans les provinces méridionales du royaume : il en résulta une crise, dont personne, dans le principe, et comme c'est l'ordinaire, ne soupçonnait la gravité et l'issue. Pendant la nuit du 25 au 26 août 1830, Bruxelles voit éclater, dans ses murs, une révolution populaire : le mouvement se propage avec la rapidité et la violence d'un incendie ; en peu de jours, il devient général. Le 23 septembre suivant, une armée de dix mille hommes, commandée par le prince Frédéric des Pays-Bas, attaque les révoltés, sans pouvoir les vaincre, dans le foyer même de l'insurrection. Deux jours après, un Gouvernement provisoire se forme : il se compose des membres qui avaient fait partie, pour ainsi dire sous le feu des troupes royales, de la Commission administrative', et auxquels se joignent d'autres patriotes. (Note de bas de page : La Commission administrative se composait de MM. le baron Emmanuel d'Hooghvorst, Charles Rogier, Joly, F. de Coppin et J. Vanderlinden. Les membres du Gouvernement provisoire étaient : MM. le baron d'Hooghvorst, Charles Rogier, le comte Félix de Mérode, Alexandre Gendebien, Sylvain van de Weyer, Jolly, J. Vanderlinden, trésorier, F. de Coppin et J. Nicolaï, secrétaires. Le 27 septembre, le Gouvernement provisoire s'adjoignit M. de Potter, qu'il avait invité à rentrer de l'exil). (page 3)

 

2. La convocation du Congrès national

 

Le 6 octobre, ce pouvoir de fait nomme une Commission de Constitution ; le 10, il règle le mode d'élection et fixe le nombre des membres du Congrès (le nombre des membres suppléants n'a été arrêté que le 23 octobre) ; le 12, il détermine l'époque et le lieu de réunion des électeurs. Ceux-ci font leurs choix le 27. L'ouverture du Congrès, d'abord fixée au 3 novembre, puis remise au 8, a lieu le 10 du même mois.

Toutes ces dates si rapprochées prouvent que les hommes, chargés d'une redoutable dictature, avaient hâte de sortir de cette position incertaine, que Tacite définit : « Magis sine domino quam cum libertate. » Les membres du Congrès prouvèrent, par la célérité de leurs travaux, qu'ils comprenaient la nécessité de rentrer dans la légalité. Un caractère spécial de notre révolution et, tout à la fois, une des causes de sa réussite, c'est qu'elle fut close promptement. La révolution d'Allemagne avorta, en grande partie, par les hésitations de son congrès de Francfort : la dernière révolution d'Espagne menace de périr par l'indécision de ses cortès constituantes.

D'après les termes de l'arrêté de convocation, le Congrès devait être « une véritable représentation nationale, nommée d'après un système d'élection directe et libérale. » Quel fut ce système pour la nomination de deux cents députés, devant former l'assemblée constituante ?

Pour l'électeur :

Être né ou naturalisé belge, ou avoir six années de domicile en Belgique ; être âgé de vingt-cinq ans accomplis ; payer la quotité de contributions fixée, pour chaque localité, par les règlements des villes et des campagnes. (Règlement pour l'administration des villes, du 19 janvier 1824. Règlement d'administration pour le plat pays, du 23 juillet 1825) (Impôts directs payés en Belgique, patente comprise : on comptera au mari les impôts de sa femme, même non commune en biens ; au fils de veuve, ceux que sa mère lui a délégués ; au père, ceux (page 4) des biens de ses enfants mineurs, dont il aura la jouissance.)

Sont également électeurs, sans qu'ils payent aucun cens et pourvu qu'ils soient Belges, ou domiciliés en Belgique depuis six années et âgés de vingt-cinq ans, les conseillers des cours, juges des tribunaux, juges de paix, avocats, avoués, notaires, les ministres des différents cultes, les officiers supérieurs jusqu'au grade de capitaine inclusivement, les docteurs en droit, en sciences, en lettres et philosophie, en médecine, chirurgie et accouchements.

Pour l'éligible :

Être âgé de vingt-cinq ans accomplis, né Belge, ou ayant obtenu l'indigénat, être domicilié en Belgique. Sont considérés comme indigènes tous les étrangers qui ont établi leur domicile en Belgique avant la formation du ci-devant royaume des Pays-Bas et qui ont continué de résider. Il n'est point requis que le député ait son domicile dans la province, où il aura été élu.

Les élections se font par district administratif. L'arrêté du 12 octobre fixe le nombre des députés à nommer par chaque district : il statue que les électeurs se réuniront au chef-lieu du district administratif.

On le voit, les bases les plus larges sont posées, quant aux conditions exigées pour devenir électeur ou pour être éligible : pour le premier, cens électoral peu élevé et admission des capacités ; pour le second, absence de tout cens d'éligibilité. Nous insistons sur ce point, afin de montrer quels furent les débuts d'une révolution, née pour le redressement des griefs et devant aboutir au régime le plus libéral.

Mais, il convient aussi de faire remarquer, en passant, que le Gouvernement provisoire, sans autre préoccupation que celle d'arriver à la sincère expression de l'opinion publique, choisit le chef-lieu du district administratif, comme le lieu le plus convenable pour la réunion des électeurs. Toutes les lois électorales postérieures ont maintenu cette disposition. (page 5) Ce n'est que bien plus tard, que cette assemblée unique des électeurs d'un même groupe est devenue, pour un parti, un objet de critique, par ce seul motif, sans doute, qu'un changement dans le mode de votation était à ses yeux une chance de victoire. L'occasion se présentera naturellement plus loin de discuter cette question, à propos de la loi dite de fractionnement des communes, et des diverses propositions de réforme électorale.

 

3. Le choix de la forme monarchique et les limites du pouvoir du roi

 

Examinons, à présent, comment le Congrès a constitué notre régime représentatif ; c'est-à-dire, quelles sont les dispositions de notre pacte fondamental relatives au Roi, aux deux chambres et aux ministres.

Le 28 octobre 1830, le Gouvernement provisoire avait fait publier le projet de constitution, tel qu'il avait été arrêté, d'après la rédaction de MM. Nothomb et Devaux, par la commission chargée de cette tâche importante (La Commission de Constitution était composée de MM. de Gerlache, Charles de Brouckere, Paul Devaux, van Meenen, Tielemans, Balliu, Thorn, Zoude (de Namur), Lebeau, Nothomb, Dubus aîné et Blargnies). Cette commission avait tranché, après en avoir repoussé l'ajournement, la question de la forme du gouvernement. Sur neuf membres présents, huit adoptèrent la monarchie constitutionnelle : M. Tielemans, seul opposant, se prononça pour la république.

La commission n'avait mis que trois semaines pour formuler son important travail. Louable diligence ! moins grande, cependant, que celle qu'on avait mise à faire le projet improvisé de la Constitution éphémère de 93. Hérault de Séchelles, rapporteur à la Convention, écrivait au conservateur de la Bibliothèque nationale : « Chargé de préparer, pour lundi prochain, un plan de Constitution, je te prie de me procurer sur-le-champ les lois de Minos, dont j'ai un besoin urgent !... » (Cité par DE CARNÉ, dans ses Études, etc.)

Le 19 novembre 1830, peu de jours après son installation, (page 6) le Congrès s'occupa de cette question, dont dépendait l'avenir de la Belgique. La discussion continua le 20 et le 22 ; à cette dernière date, elle se termina par un vote solennel. Dans les sections, la forme monarchique constitutionnelle, sous un chef héréditaire, avait prévalu ; la république, avec un président électif, n'y trouva que dix partisans. Les débats publics prouvèrent que l'assemblée, presque tout entière, partageait la même manière de voir. Cent soixante-quatorze membres votèrent pour la monarchie, avec une Constitution et une représentation nationale, sous un chef transmettant ses pouvoirs par l'hérédité : treize membres votèrent pour la république, sous un chef soumis à l'élection (Ces treize membres étaient MM. Séron, de Robaulx, Lardinois, David, de Thier, l'abbé de Haerne, Jean Goethals, Camille Desmet, Fransman, Delwarde, Goffint, de Labeville et Pirson). Parmi ces derniers, huit représentaient des provinces wallonnes, cinq des provinces flamandes. Des treize ecclésiastiques siégeant au Congrès, un seul se trouva dans cette faible minorité. L'assemblée écarta, par la question préalable, la proposition faite par MM. de Robaulx et Séron de soumettre ce vote à l'appel au peuple ; inutile expédient, abdication d'un pouvoir qui était souverain.

La monarchie admise, il fallait régler ses attributions et les limites de leur exercice. Le titre III de la Constitution, « des pouvoirs, » après avoir établi (art. 25) que « tous les pouvoirs émanent de la nation, » statue (art. 26) : « Le pouvoir législatif s'exerce collectivement par le roi, la chambre des représentants et le sénat ; (art. 27) : « L'initiative apparient à chacune des trois branches du pouvoir législatif ; » ( art. 28) : « Au roi appartient le pouvoir exécutif, tel qu'il est réglé par la Constitution. »

Les auteurs qui ont écrit sur le droit public approuvent de telles dispositions. Soria de Crispan dit : « Il (le roi) est le (page 7) chef suprême de l'Etat ; le pouvoir exécutif lui appartient entièrement et il participe encore au pouvoir législatif. Cette double attribution présente un avantage. Il faut craindre que le pouvoir exécutif ne mette pas beaucoup de zèle dans l'exécution d'une loi faite sans lui et peut-être malgré lui : en le faisant participer à la formation de la loi, on lui fournit le moyen de se défendre en cas d'attaque ; on éveille en lui un grand empressement pour la bonne application d'une règle qui, bien qu'elle n'ait pas été faite par lui seul, n'a pu être faite sans son concours ; il aura non-seulement du zèle, mais encore de la sympathie pour son œuvre. D'ailleurs, l'union, dans la personne du prince, d'une partie du pouvoir législatif avec le pouvoir exécutif tout entier, ne nuit pas à leur séparation réelle ; le prince, comme chef du pouvoir exécutif, ne peut rien innover à la règle à laquelle il a participé comme pouvoir législatif . » (Philosophie du droit public, t. IX, p. 213).

Les autres dispositions relatives au roi furent discutées, sur le rapport de M. Raikem, dans les séances des 8, 9, 10 et 11 janvier, et du 7 février 1831 : elles forment les art. 60 à 85 (section première du chap. II, titre III), et l'art. 132 (titre VIII) de la Constitution.

Les pouvoirs du roi sont tellement limités, que, à part l'hérédité et le droit de faire grâce, ainsi que de conférer des titres de noblesse, cette partie de notre pacte fondamental aurait pu s'appliquer, sans changement, au président d'une République. C'est ce qui a fait dire, avec raison, que nous vivons sous un régime démocratique, avec un chef héréditaire ; « plutôt sous une république royale que sous une monarchie républicaine, » comme le disait M. Le Hon. Aussi les discussions portèrent plus sur les détails que sur les principes : elles furent très-calmes ; le peuple, comme le pouvoir constituant, comprenant fort bien que de telles dispositions 1. (page 8) rendaient impossible, quel que fût le chef élu, le retour des actes qui venaient de légitimer une révolution.

Cependant, l'art. 65 donna lieu à un court débat. Le projet portait : « Le chef de l'État est inviolable. » Quelques membres crurent cette disposition incomplète, parce qu'elle ne prévoyait pas les actes inconstitutionnels que le roi pourrait poser. On parla de l'art. 13 de la Joyeuse entrée relatif au cas de déchéance. M. l'abbé de Foere alla même jusqu'à faire la proposition suivante : « Une cour d'équité, élue par les deux chambres, décidera des cas où les citoyens sont déliés de leur serment de fidélité et d'obéissance au chef de l'État. Une loi organique déterminera les cas dans lesquels il pourrait être déchu. » Comme s'il suffisait de décrets pour mettre un frein aux coups d'État et pour tracer une voie régulière aux révolutions, qui ne sont que la violation de toutes les lois ! On écarta cette proposition inutile et même dangereuse, peut-être en se rappelant cette maxime du cardinal de Retz : « Il (le peuple) souleva le voile qui doit toujours couvrir tout ce que l'on peut croire du droit des peuples et du droit des rois, qui ne s'accordent jamais mieux ensemble que dans le silence. » (Mémoires). On ne voulut pas en revenir à ces temps, où, en Angleterre sous Etienne, « le « clergé, en prêtant serment de fidélité, y mettait pour condition qu'il serait délié, dès que le roi violerait les libertés ecclésiastiques. » GUIZOT, Histoire des origines, t. II, VIème leçon). On craignait d'aboutir aux dispositions des Conventa de Pologne, « qui dispensaient les sujets d'obéissance, dans le cas où le roi violerait la loi 3. » Il fut clairement prouvé que la responsabilité ministérielle était suffisante contre de telles éventualités ; on se borna à adopter cet amendement : « La personne du roi est inviolable. ». (J. MATTER, Histoire des doctrines, t. III, p. 46.) (page 9)

M. Guizot démontre les dangers « de subordonner, en principe, les bases de la monarchie à la délibération du parlement, » quand il dit : « C'est la prétention tantôt des rois, tantôt des peuples, les uns au nom du droit divin, les autres au nom de la souveraineté populaire, de s'intimider mutuellement en se montrant par avance les coups mortels qu'ils pourraient se porter. Prétention insensée autant qu'insolente, qui énerve et ébranle tantôt le gouvernement, tantôt les libertés du pays. Aux rois et aux peuples il convient également, dans leurs rapports, de ne mettre en lumière que leurs droits légaux, et d'ensevelir dans un profond silence les mystères et les menaces des coups d'État et des révolutions. » (Discours sur l'histoire, etc., p. 94).

A propos d'inviolabilité et de déchéance, Soria cite ce cas, où tous les principes de droit constitutionnel furent observés : « Lorsque Georges III fut interdit et que la régence fut confiée au prince de Galles, il arriva que le bill, ayant passé aux deux chambres, dut être sanctionné par le roi. Le roi sanctionna sa propre interdiction, c'est-à-dire, son incapacité de sanctionner. » (Philosophie, etc., t. Ier, p. 75).

On peut voir les difficultés de réglementer, par la loi, la dépossession d'un souverain, par les longs et pénibles débats de 1688, après que la chambre des communes eut déclaré que le trône était vacant et que Jacques II avait abdiqué la couronne d'Angleterre. La chambre des lords commença par repousser le bill. Ce ne fut que sous l'empire des circonstances, la pression de l'opinion publique et des conférences avec les Communes, que la Chambre haute adhéra à ce changement de dynastie qui permit à Guillaume, prince d'Orange, de monter sur le trône. L'obstacle ne venait pas de ce que les lords méconnussent la nécessité de cette déchéance, mais (page 10) de la couleur de légalité dont ils auraient voulu revêtir un acte qui, au fond, n'était qu'une révolution opérée par le Parlement. (Voir HALLAM, Histoire constitutionnelle, t. IV, chap. XIV. - MACAULAY, History of England, London, 1849, t. I, chap. X, pp. 637, 645).

L'art. 68 fut complété par un amendement ainsi conçu : « Les traités de commerce et ceux qui pourraient grever l'Etat ou lier individuellement des Belges, n'ont d'effet qu'après avoir reçu l'assentiment des chambres. » .A ce propos, il fut fait allusion aux concordats avec Rome ; M. A. Rodenbach, qui semble avoir dès lors pris à tâche de pratiquer l'interruption. lança cette boutade : « En 1831, l'Etat doit être athée et ne doit pas plus s’occuper des francs-maçons que des capucins... »

En vertu de l'art. 69, « le roi sanctionne et promulgue les lois. » Le droit absolu de veto lui appartient donc : Mirabeau et Benjamin Constant ont soutenu ce système. Le veto suspensif existait, en France, en 1791 ; il existe en Amérique (Constitution of the United States, art. 1er, section VII, § 3). Sous le gouvernement des Pays-Bas, on discutait le point de savoir si le roi pouvait refuser de sanctionner une loi présentée par lui. Cette question n'est pas douteuse chez nous.

L'art. 75, qui donne au roi le droit de conférer des titres de noblesse, » fut maintenu, malgré une certaine opposition : mais, sur la proposition de M. Fleussu, il fut restreint, par l'adjonction de ces mots : « Sans pouvoir jamais y attacher aucun privilège. » Cette restriction était nécessaire pour faire concorder ce droit avec ces prescriptions de l'article 6 : « II n'y a dans l'État aucune distinction d'ordres. « Les Belges sont égaux devant la loi... »

L'émancipation complète du pouvoir judiciaire, indépendant de tout autre pouvoir ; l'inamovibilité des juges ; la nomination de certains magistrats faite par le roi sur des listes doubles (page 11) formées par des corps électifs, sont des dispositions constitutionnelles (art. 30, 92, 93, 94, 99, 100, 107), ayant pour but et pour effet de restreindre le pouvoir royal. Quelques-unes furent provoquées par les abus de pouvoir du gouvernement précédent : d'autres étaient empruntées à des législations étrangères. En Angleterre, on sépara d'abord le pouvoir royal du pouvoir judiciaire par la suppression de la chambre étoilée (Note de bas de page : La chambre étoilée ne jugeait pas d'après la loi commune et les actes du parlement, mais elle reconnaissait, comme lois, les proclamations particulières émanées du conseil du roi. (BLACKSTONE, t. Ier, c. 7, pp. 387 et 388.) : ensuite, on assura l'indépendance des magistrats en les soustrayant au bon plaisir du souverain (durante bene placito ) (Statut XIII de Guillaume III, c. 2). En France, sous Louis XI, un édit du 22 octobre 1467, rendu sur les remontrances du parlement de Paris, porte : « Que nul état ne vaquerait que par mort, résignation ou forfaiture. »

Grâce à toutes ces dispositions prudentes, on pourrait même dire rigoureuses ; grâce plus encore à la sagesse du roi, au patriotisme des chambres législatives et à la moralité politique de la nation (Note de bas de page : « Qu'un législateur fasse tous ses efforts pour édicter la meilleure Constitution possible, l'édifice entier qu'il aura construit manquera de base et croulera sous les coups de quelques audacieux, si, dans le sein de la nation, il n'y a pas de moralité politique. SORIA, Philosophie, t. III, p. 131),  aucun conflit ne s'est élevé, pendant vingt-cinq ans de règne, entre le chef de l'Etat et le peuple belge.

 

4. La question controversée du sénat

 

La forme monarchique héréditaire ainsi établie, il restait à déterminer la forme du pouvoir législatif proprement dit. Autant la première question avait été décidée avec ensemble et presque à l'unanimité, autant la seconde eut à subir de tâtonnements et d'épreuves : un premier rapport, dû à l'esprit net et judicieux de M. Devaux, en fournit la preuve. Dans les (page 12) sections, les opinions avaient été si divergentes, non-seulement sur le principe morne de l'établissement d'un sénat, mais encore sur la forme à donner à cette institution, que le rapporteur proposa et que l'assemblée admit une séance préparatoire, en comité général. M. Devaux résuma, de la manière suivante, les opinions des sections :

« Contre le sénat :

 « C'est un rouage inutile : plus les pouvoirs sont divisés, plus la marche des affaires est entravée et difficile ; si le sénat est abandonné au choix du chef de l'État, il sera souvent opposé aux intérêts de la nation ; si, au contraire, il est électif, il se ressentira dans sa composition de l'influence sous laquelle l'autre chambre est élue ; dès lors, il formera une faible barrière contre la tendance trop démocratique de la chambre élective. Si les chambres sont animées d'un esprit différent, il peut s'établir une lutte funeste entre elles. Quand le pouvoir législatif n'est composé que de deux branches, l'accord est plus facile entre elles. Les premières chambres n'ont jamais rendu aucun service, elles ont même fait beaucoup de mal. Du moment que le pouvoir législatif sera composé de trois branches, deux d'entre elles se ligueront contre la troisième pour l'écraser. Les intérêts de la nation seront mieux garantis par une seule chambre, dans laquelle il y aura fusion de tous les éléments dont se compose la société. Ou la première chambre est complètement aristocratique, ou elle est entraînée à la remorque par l'autre chambre, et le mouvement n'en devient que plus rapide. Si le nombre des membres du sénat est limité, il peut paralyser et entraver les autres branches du pouvoir législatif ; si ce nombre n'est pas limité, le sénat devient nul et compromet plus le chef de l'État que quand il est en présence d'une seule chambre. Enfin, contre les dangers que pourrait présenter le trop grand pouvoir d'une (page 13) seule chambre, le chef a toujours la triple ressource du veto, de l'ajournement et de la dissolution.

« Pour le sénat :

« Les publicistes sont d'accord sur le point qu'un bon gouvernement constitutionnel consiste dans une balance plus ou moins égale des éléments démocratiques et aristocratiques, et pensent qu'en conséquence il faut admettre deux chambres. L'existence de deux chambres paraît, d'ailleurs, indispensable pour la stabilité du gouvernement. C'est le seul moyen d'éviter les changements trop brusques, et les résolutions trop téméraires et trop précipitées ; les États-Unis eux-mêmes ont senti la nécessité de créer un sénat à côté de l'autre chambre. Il serait impossible au pouvoir de lutter contre l'impétuosité et les passions d'un corps qui, reconnu tout-puissant et, pour ainsi dire, seul puissant, imposerait au pouvoir et, par conséquent, à la nation, ses passions et ses caprices comme loi. Par un usage répété du veto, le pouvoir exécutif finirait par se dépopulariser et se déconsidérer. D'ailleurs, l'histoire de la révolution française prouve que l'usage du veto est presque impossible à un monarque qui se trouve face à face avec une seule assemblée législative, s'il ne veut voir son pouvoir se briser dans cette lutte. - Si le sénat ne forme point un corps d'une indépendance trop absolue, il n'offre aucun danger. Il faut que le sénat soit un pouvoir modérateur, qui arrête ce qu'il peut y avoir de trop impétueux et de trop passionné dans les mouvements de la chambre élective ; mais qui cependant ne puisse jamais empêcher à la longue le triomphe de l'esprit de la chambre élective, alors que cette chambre persiste et que les électeurs appuient cette opinion. C'est là le but des membres qui ont demandé la nomination directe des sénateurs par le chef de l'Etat, en nombre non limité. Ils ont pensé que c'était l'unique moyen, mais (page 14) un moyen infaillible et sans inconvénient, de mettre en harmonie la majorité des deux chambres en cas de lutte entre elles., » (HUYTTENS, Discussions, etc., t. IV. p. 75).

Dans cette séance secrète, l'assemblée décréta que : 1° Le sénat sera nommé par le chef de l'État ; 2° il sera nommé sur présentation ; 3° les corps électoraux feront cette présentation ; 4° les mêmes électeurs, qui éliront les députés, éliront les candidats ; 5° les sénateurs seront nommés à vie ; 6° le nombre sera fixe ; 7° le nombre des sénateurs sera de moitié de celui des députés : le cens de 1,000 florins est nécessaire pour être éligible ; ce cens est basé sur la contribution foncière. Le lendemain, le système, sur lequel devait reposer la première chambre, adopté partiellement, fut rejeté dans son ensemble par soixante-quinze voix contre cinquante-huit. M. Devaux fut chargé de présenter un nouveau rapport.

Il résulte de ce document que trois grandes fractions divisaient le Congrès : « L'une ne voulait aucune espèce de sénat ; l'autre voulait que le sénat fût nommé par le chef de l'État, en nombre limité et sur la présentation faite par des électeurs payant un cens plus élevé que les électeurs nommant l'autre chambre ; la troisième voulait la nomination directe par le chef de l'État, en nombre non limité'. » (HUYTTENS, Discussions, etc., t. IV. p. 79).Comme transaction, la section centrale proposa : la nomination directe par le chef de l'État, qui devra choisir les sénateurs, dans chaque province, en ayant égard, autant que faire se peut, à leur population ; - la fixation du nombre des sénateurs en minimum à quarante, en maximum à soixante, sauf à permettre au chef de l'Etat de dépasser ce nombre, lorsqu'il y aura été autorisé par la chambre élective (note de bas de page : cette disposition nous paraît radicalement mauvaise : car elle eût mis le pouvoir royal dans une position de solliciteur ; elle eût conféré à la chambre élective une prépondérance dangereuse ; elle eût donné occasion à de fâcheux conflit) ; - enfin, (page 15) nomination à vie, à l'âge de quarante ans ; cens de 1,000 florins, en prenant pour base l'impôt foncier seulement ; absence de traitement et d'indemnité.

C'est sur cette base transactionnelle que s'ouvrit la discussion publique, qui aboutit là où les comités secrets avaient échoué. Tant il est vrai que c'est dans la publicité que réside la force des assemblées délibérantes ! Mais les débats furent d'une vivacité inouïe, les partis se fractionnèrent à l'extrême et, contrairement à ce qu'on aurait pu croire, les membres de la noblesse furent aussi divisés d'opinion que ceux de la bourgeoisie. Ainsi, tandis que M. Lebeau, s'appuyant sur les faits de l'histoire constitutionnelle et sur l'autorité des publicistes, démontrait la nécessité d'un pouvoir législatif double, qui ne fût pas la copie des deux chambres anglaises, mais une sorte « d'éclectisme politique, » M. Leclercq, mettant en œuvre toutes les ressources de son grand talent, développait de puissants arguments en faveur d'une chambre unique. M. le comte Félix de Mérode avait flagellé, avec son esprit caustique, ce qu'on est convenu d'appeler « fournées » ; M. Henri de Brouckere prétendait : « que la chose est bonne en elle-même et qu'elle produit de grands avantages. » MM. le chevalier de Theux, comte de Baillet et comte d'Arschot parlèrent pour le sénat ; ce dernier disait : « Si j'avais deux votes, dans l'intérêt de mon pays je les donnerais en faveur du sénat. » MM. le baron d'Huart, comte de Celles, vicomte Charles Vilain XIIII parlèrent contre le sénat ; le noble secrétaire disait : « Je regrette de n'avoir point deux voix à ma disposition ; je donnerais l'une comme citoyen, l'autre comme propriétaire, en faveur d'une chambre unique. » Les abbés Vanderlinden, van Crombrugghe, Wallaert votèrent pour un corps législatif double ; les abbés Verbeke, (page 16) de Foere, Andries, de Haerne votèrent pour un corps législatif unique ; ce dernier justifiant, dans son discours, son vote pour la république, disait : « Le principe sur lequel vous voudriez établir deux chambres est odieux... » M. A. Gendebien finissait ainsi son discours : « Avec La Fayette j'ai voté contre la république, avec lui je voterai pour le sénat. » M. de Robaulx terminait le sien par ces mots : « Quand la nation sera mécontente, en vain la première chambre lui opposera une barrière : elle sera franchie, la première chambre renversée et le trône avec elle. »

Au milieu de cette diversité d'opinions et en présence de ce morcellement des partis, l'assemblée était flottante. Ce qui parut faire sur elle une impression profonde, ce fut l'opinion attribuée à La Fayette ' : car plusieurs de ses membres, étrangers à toute étude politique, cherchaient, indécis, un guide et un appui pour leur patriotisme. (Note de bas de page : Quatre membres du Congrès (MM. Forgeur, Barbanson, Fleussu et Liedts) avaient soumis un projet de Constitution, qui ne prévoyait qu'une assemblée législative unique, sous le nom de Congrès national. On prétendit que, consulté sur ce point, La Fayette avait répondu : « Si ces dispositions (veto suspensif et chambre unique) étaient adoptées, ce serait un grand malheur : Dites bien à vos amis qu'il faut deux chambres : la royauté ne peut se maintenir avec une chambre unique... Sans les deux chambres, je ne réponds plus de la monarchie belge, ni de la tranquillité de votre pays. » (Courrier des Pays-Bas, du 16 décembre 1830, cité par HUYTTENS.)

Qu'eût-ce été si, sur la nécessité d'un pouvoir législatif double, on eût pu produire devant elle l'opinion si ferme et si nette de M. Guizot, cette vive lumière et cette grande autorité de notre époque ? Voici comment cet homme d'Etat se prononce sur ce sujet :

« Lorsqu'une grande inégalité en fait existe dans la société, entre diverses classes de citoyens, il est non-seulement naturel, mais utile aux progrès de la justice et de la liberté, que la classe supérieure soit recueillie et concentrée  (page 17) en un grand pouvoir public, au sein duquel les supériorités individuelles viennent se placer dans un horizon plus élevé que celui de l'intérêt personnel, apprennent à traiter avec des égaux, à rencontrer des résistances, à donner l'exemple de la défense des libertés et des droits, et en s'exposant, en quelque sorte, à la vue de toute la nation, subissent, par ce fait seul, la nécessité de s'adapter, jusqu'à un certain point, à ses idées, à ses sentiments, à ses intérêts.

« Le principe du système représentatif est la destruction de toute souveraineté de droit permanent, c'est-à-dire de tout pouvoir absolu sur la terre. On a, de tout temps, agité la question de ce qu'on appelle aujourd'hui omnipotence. Si l'on entend par là un pouvoir définitif en fait, aux termes des lois établies, un tel pouvoir existe toujours dans la société, sous une multitude de noms et de formes ; car partout où il y a une affaire à décider et à finir, il faut un pouvoir qui la décide et la finisse… Est-ce à dire qu'il « doive exister quelque part un pouvoir qui possède l'omnipotence de droit, c'est-à-dire qui ait droit de tout faire ? Ce serait le pouvoir absolu ; et le but de toutes les institutions, le dessein formel du système représentatif sont précisément de faire en sorte qu'un tel pouvoir n'existe nulle part, que tout pouvoir soit soumis à certaines épreuves, rencontre des obstacles, essuie des contradictions, ne domine enfin qu'après avoir prouvé ou donné lieu de présumer sa légitimité.

«.... La division du pouvoir législatif en deux chambres a précisément cet objet. Elle est dirigée contre la facile acquisition de l'omnipotence de fait au sommet de l'ordre social, et par conséquent contre la transformation de l'omnipotence de fait en omnipotence de droit. Elle est donc conforme au principe fondamental du système représentatif ; elle en découle nécessairement.

(page 18) « L'art de la politique, le secret de la liberté est donc de donner des égaux à tout pouvoir auquel on ne peut donner des supérieurs. C'est là le principe qui doit présider à l'organisation du pouvoir central : car, à ce prix seulement, «on peut prévenir l’établissement du despotisme au centre de l'État.

« Maintenant, se peut-il que, si l'on attribue le pouvoir législatif à une seule assemblée et le pouvoir exécutif à un homme, ou si l'on divise le pouvoir législatif entre une seule assemblée et le pouvoir exécutif, chacun de ces pouvoirs ait assez de force, de consistance, pour que l'égalité nécessaire ait lieu, c'est-à-dire pour que l'un ou l'autre ne devienne pas pouvoir unique et seul souverain ?

« En fait, cela ne s'est jamais vu ; partout où le pouvoir central a été ainsi constitué, il s'est établi une lutte qui, selon les temps, a eu pour résultat l'annulation du pouvoir exécutif par l'assemblée législative, ou celle de l'assemblée législative par le pouvoir exécutif...

« … Une seconde question resterait à traiter : ce serait celle de savoir comment doit s'opérer la division du pouvoir législatif en deux chambres ; quels doivent être le mode de « formation, les attributions et les rapports des deux assemblées. C'est ici, en grande partie du moins, une question de circonstance et dont la solution est presque complétement subordonnée à l'état de la société, à sa constitution intérieure, à la manière dont les richesses, les influences, les lumières y sont réparties... La seule idée générale peut-être qui puisse être établie d'avance à ce sujet, c'est que les deux assemblées ne doivent pas provenir de la même source, se former par le même mode, être, en un mot, presque entièrement semblables. Le but de leur séparation serait alors manqué, car leur similitude détruirait (page 19) l’indépendance mutuelle, qui est la condition de leur utilité. »

N'est-ce pas prouver clairement la nécessité de la division du pouvoir législatif en deux branches ? Il est vrai que le dernier paragraphe condamne, en partie, le mode adopté en Belgique. Mais il faut observer que c'était là l'opinion du célèbre écrivain en 1820. Il revit et publia ses leçons en 1851, alors que son immense talent s'était fortifié et avait mûri au contact des affaires. Aussi termine-t-il la préface de son Cours, révisé à cette dernière date, par ces nobles paroles : « Si j'appliquais aujourd'hui, à ces études historiques de 1820, tous les enseignements que, depuis cette époque, la vie politique m'a donnés, je modifierais peut-être quelques- unes des idées qui y sont exprimées sur quelques-unes des conditions et des formes du gouvernement représentatif. Ce gouvernement n'a pas de type unique et seul bon, d' après lequel il doive être partout le même. La Providence, qui fait aux nations des origines et des destinées diverses, ouvre aussi à la justice et à la liberté plus d'une voie pour entrer dans les gouvernements ; et ce serait réduire follement leurs chances de succès que de les condamner à se produire toujours sous les mêmes traits et par les mêmes marques. Une seule chose importe : c'est que les principes essentiels de l'ordre et de la liberté subsistent sous les formes diverses que l'intervention du pays dans ses affaires peut revêtir, selon la diversité des peuples et des temps. » (GUIZOT, Histoire des origines, etc. Le premier extrait se trouve dans la XVIIIème leçon du tome II ; le second dans la préface, in fine)

M. Thiers juge ainsi la résolution prise par l'assemblée législative (1791) : « Quant à l'établissement d'une seule chambre, son erreur a été plus réelle peut-être, mais tout aussi inévitable. S'il était dangereux de ne laisser que le souvenir du pouvoir à un roi qui l'avait eu tout entier, et  (page 20) en présence d'un peuple qui voulait en envahir jusqu'au dernier reste, il était bien plus faux, en principe, de ne pas reconnaître les inégalités et les gradations sociales, lorsque les républiques les admettent, et que chez toutes on trouve un sénat, ou héréditaire, ou électif . » (THIERS, Histoire de la Révolution française, t. Ier, c. VII).

M. de Carné dit à ce sujet : « La division du pouvoir législatif en deux chambres est un axiome dans tous les États libres : s'il n'existait pas, il faudrait l'inventer... Ce que décréta la Convention elle-même, comme un premier hommage à l'expérience de tous les peuples, n'a pas cessé d'être une nécessité de premier ordre, une question de vie ou de mort pour le système représentatif. Ceci n'est nié par personne. Il n'est pas un membre de l'opposition, jusque dans ses rangs les plus avancés, qui comprenne la monarchie constitutionnelle avec une seule chambre. Au sein même du paru républicain, les hommes dont l'opinion peut être de quelque poids ont toujours reconnu la convenance de la division dans le pouvoir législatif, et la nécessité d'un sénat, dépositaire spécial des traditions gouvernementales. Il n'est donc pas, dans le monde politique, de doctrine plus universellement professée que celle-là. » DE CARNÉ, Études sur l'histoire du gouvernement représentatif, t. II, p. 13).

En Amérique, la nécessité d'un pouvoir législatif double n'est plus contestée. M. de Tocqueville l'affirme dans les termes suivants : « Diviser la force législative, ralentir ainsi le mouvement des assemblées politiques, et créer un tribunal d'appel pour la révision des lois, tels sont les seuls avantages qui résultent de la constitution actuelle des deux chambres aux Etats-Unis.

« Le temps et l'expérience ont fait connaître aux (page 21) Américains que, réduite à ces avantages, la division des pouvoirs législatifs est encore une nécessité de premier ordre. » (DE TOCQUEVILLE, de la Démocratie en Amérique, t. Ier, p. 180).

Dans la séance du 15 décembre 1830, la question de principe, c'est-à-dire celle des deux chambres, fut adoptée par cent vingt-huit voix contre soixante-deux. Les articles furent votés dans les séances des 16, 17 et 18. Ces dispositions, qui forment les art. 53 à 59 de la Constitution, s'écartent, en grande partie, de tous les systèmes proposés jusqu'alors.

A l' art. 1er, relatif au mode de formation du sénat, M. Devaux, avec vigueur mais sans succès, soutint la proposition de la section centrale, la nomination directe par le chef de l'État, contre une foule d'amendements, que nous allons résumer. M. le baron Beyts : choix par le chef de l'État ; réunion des deux chambres en cas de conflit. - M. Blargnies : élection par les états provinciaux. - M. Jottrand : élection par les électeurs qui élisent l'autre chambre. - M. Jacques, nomination à vie, moitié par le roi, moitié par la chambre élective, sur une liste triple présentée par les conseils provinciaux ; quand le chef de l'État ou la chambre élective le déclarent, le sénat est doublé par l'adjonction d'un pareil nombre de sénateurs extraordinaires, nommés directement et pour un an par les conseils provinciaux. - MM. Félix de Mérode et Charles Rogier : nomination par les électeurs ordinaires (c'est l'amendement Jottrand). - M. le baron de Stassart : nomination par le chef de l'État, sur une liste triple, à former, tous les cinq ans, par les électeurs ordinaires. - M. Lebeau : les quarante premiers sénateurs seront nommés par le Congrès ; incompatibilité pour les fonctionnaires salariés, à l'exception des ministres, des ambassadeurs et des officiers généraux de terre ou de mer. - M. Raikem : première nomination par les électeurs ordinaires. - M. van Meenen : outre les sénateurs élus, certaines catégories de (page 22) fonctionnaires élevés, y compris les évêques, feront partie de droit du sénat.

Dans la séance du soir du 16 décembre 1830, l'art. 1er de la section centrale, amendé par M. Lebeau, est rejeté par quatre-vingt-dix-sept voix contre soixante-seize. L'amendement de M. Jottrand obtient la priorité et il est adopté, après avoir été modifié de la manière suivante : « Les membres du  sénat sont élus, à raison de la population de chaque province, par les électeurs qui élisent les membres de l'autre chambre. » Cette disposition est admise par cent trente-six voix contre quarante. (Note de bas de page : En Espagne, aux termes de l'art 15 du titre III de la Constitution de 1837, les sénateurs étaient nommés par le roi, sur une liste de trois candidats, proposés par les électeurs qui nomment les députés aux Cortes. En France, sous la Restauration la pairie était héréditaire, et sous le gouvernement de Juillet, les pairs étaient nommés par le roi, à vie. Sous le gouvernement des Pays-Bas, les membres de la première chambre étaient nommés par le roi et inamovibles. Aux Etats-Unis, c'est l'assemblée législative de chaque État confédéré qui nomme les membres de la chambre haute, c'est-à-dire que chacune envoie deux sénateurs (Constitution o fthe United States ; sect. III).

M. de Carné apprécie ainsi la nomination d'une chambre haute, laissée au chef de l'État : « N'était-il pas manifeste que cette assemblée, émanation directe du pouvoir, sans la stabilité qu'elle empruntait au principe héréditaire, sans la puissance qu'aurait pu lui conférer le principe électif, ne serait plus aux yeux du pays qu'une sorte de conseil d'État, placé en dehors de la sphère politique ? L'élection seule aurait permis de reconstituer fortement la pairie ; c'était par ce principe qu'il lui aurait été donné de contrebalancer, utilement pour le pays et pour le trône, l'ascendant de l'autre chambre. » (Études sur l'histoire, etc., t. II, pp. 180 et 183.)

On avait ainsi donné satisfaction au pouvoir populaire, en n'accordant pas au roi le choix des sénateurs : il fallait bien (page 23) donner au pouvoir royal un contrepoids contre un sénat électif, au moyen du droit de dissolution. C'est ce que fit le Congrès, en adoptant, par quatre-vingt-dix-neuf voix contre soixante-quatorze, l'amendement de M. de Leeuw (§ 2 de l'art. 55) (Note de bas de page : Ce paragraphe est confirmé par l'art. 71 de la Constitution, qui donne au roi le droit de dissoudre les chambres, soit simultanément, soit séparément. »). Les autres articles furent admis sans grands débats, si ce n'est celui qui était relatif au cens d'éligibilité, qui finit par être fixé à 1,000 florins (et au-dessous pour les provinces où la liste ne pourrait pas être complétée dans la proportion d'un éligible par six mille âmes). Le cens se compose de toutes les contributions directes, patentes comprises.

Au vote définitif, 18 décembre 1830 et après cinq jours d'orageuses séances, cent douze membres votèrent pour les articles organiques du sénat, soixante-six se prononcèrent négativement. Un tiers de l'assemblée constituante fut donc contraire à l'institution de deux chambres.

Comme on l'a vu, l'enfantement d'un sénat fut très laborieux. Avant qu'on allât aux voix sur l'ensemble, M. de Gerlache prononça ces paroles : « Je ne puis m'empêcher de vous dire que vous livrez l'Etat à l'anarchie, à la république ; c'est une transaction déplorable avec les principes, elle peut vous exposer aux plus grands dangers. »

Dans la pratique, le sénat ne réalisa ni toutes les craintes, ni toutes les espérances de ceux qui avaient eu à se prononcer sur cette institution. Les uns avaient dit : « Le sénat sera une assemblée privilégiée, où les idées de la noblesse prédomineront, » et, en fait, il est devenu accessible à d'autres qu'à des gentilshommes, et ses portes se sont même ouvertes aux personnes riches de toutes les classes. Pendant la session de 1855-1856, il y avait parmi les membres envoyés par l'élection au sénat : Un duc ; un prince ; un marquis ; cinq comtes ; un vicomte ; onze barons ; trois chevaliers ; six nobles non titrés ; en tout : membres nobles vingt-neuf, membres non nobles vingt-cinq. Parmi les nobles et non nobles, se trouvaient : onze industriels ; trois avocats plaidants ou ayant plaidé ; un ancien médecin ; un chirurgien pratiquant ; onze négociants ou anciens négociants ; deux notaires en exercice ; un ancien notaire ; c'est-à-dire trente membres qui ont suivi des carrières qui ne sont pas ordinairement parcourues par la noblesse. La chambre des représentants a souvent compté, dans son sein, des membres portant d'aussi grands noms et possédant de plus grandes fortunes qu'aucun sénateur. En Angleterre, une position analogue s'est rencontrée parfois ; M. Guizot dit : « On remarquait avec surprise, dans l'un des premiers parlements de Charles Ier, que la chambre des communes était trois fois plus riche que la chambre des lords'. » (Discours sur l'histoire, etc., p. 12.)

D'autres disaient : « Le sénat sera un corps seulement modérateur ; » et, dans les derniers temps surtout, en poursuivant une révision des lois, très-consciencieuse sans doute, mais aussi trop minutieuse, le sénat s'est exposé à des conflits, toujours regrettables et même dangereux, quand ils ne sont pas nécessaires. Et pour n'en citer qu'un exemple, cette assemblée a mis la prérogative royale dans une périlleuse position, celle d'opter entre un ministère appuyé par la chambre des représentants et une adresse irrégulièrement introduite et vaguement formulée. Constitutionnellement, il y avait lieu à une dissolution ; l'avènement d'un autre ministère fut la solution de la crise (1841). Mais c'est l'heureux privilège des peuples libres que leur modération suffise pour suppléer à l'imperfection de leurs institutions, ou aux erreurs de leurs mandataires.

 

5. L’organisation de la chambre des représentants ; la question du cens et de la capacité

 

 

Après avoir décrété qu'il y aurait un sénat et comment il serait constitué, le Congrès aborda la question de la chambre (page 25) des représentants. C'était l'ordre logique ; car cette assemblée devait être assise sur des bases différentes, soit que le pouvoir législatif fût unique, soit que ce pouvoir se divisât en deux branches.

La discussion s'ouvrit le 6 janvier 1831, sur le rapport de M. Raikem. Elle fut beaucoup plus calme que celle sur le sénat. Les dispositions de cette section forment les art. 47 à 52 de la Constitution. L'art. 47 décrète que « la chambre des représentants se compose de députés élus directement par les citoyens payant le cens déterminé par la loi électorale, lequel ne peut excéder 100 florins d'impôt direct, ni être au-dessous de 20 florins. » Ce maximum et ce minimum furent adoptés, sur la proposition de M. de Facqz. L'auteur de l'amendement déclara qu'il était dirigé, tout à la fois, et contre le suffrage universel, qu'il regardait comme impossible, et contre le danger qu'il y aurait à abandonner la décision sur cette question importante à l'arbitraire d'une législation mobile. M. l'abbé de Foere avait demandé un cens moindre pour certaines capacités électorales : cette disposition ne fut pas admise. MM. Forgeur et Le Hon la repoussèrent, disant qu'elle constituerait un privilège.

Ce point vaut la peine qu'on s'y arrête un instant. Être électeur a été envisagé tantôt comme un droit, tantôt comme une fonction. Droit ou fonction, toujours est-il que l'usage de l'un, ou l'accomplissement de l'autre, exigent la capacité. Un interdit n'a pas le libre exercice des droits civils, un incapable ne devrait pas avoir le libre exercice des droits politiques. La difficulté est de constater chez qui réside cette capacité. Comme il est évident qu'elle ne se trouve pas chez tous, on est amené à écarter, a priori, le suffrage universel. Le signe patent n'existant pas, il a fallu recourir à la présomption. On a imaginé le cens, criterium imparfait sans doute, mais seul expédient général possible. Toutefois, pourquoi n'avoir pas admis les capacités non-censitaires, c'est-à-dire (page 26) celles qui se manifestent clairement, sans avoir besoin d'un signe matériel ? Parce que, vous répond-on, ce serait rendre les Belges inégaux devant la loi, ce serait créer un privilège. C'est là un jugement superficiel, dont un examen approfondi montre sans peine la fausseté. En effet, pour être un bon, un véritable électeur, que faut-il ? Avoir, tout à la fois, assez d'intelligence et assez d'intérêt pour faire un choix utile. Or, supposons un professeur, un avocat pauvres, ayant devant eux le plus brillant avenir : ne sont-ils pas eux suffisamment intéressés et capables pour faire un bon choix ? Et vous leur préférez un campagnard inintelligent, parce qu'il paye 20 florins d'impôt pour un bien grevé au-delà de sa valeur ; vous leur préférez, à cause de sa patente, un citadin déjà ruiné et qui le lendemain de l'élection aura fait banqueroute ! Mais c'est ici qu'il y a privilège en faveur du moins capable, au détriment du plus capable : c'est ici qu'il y a inégalité devant la loi, et cela contre la raison et contre le droit. Le constituant pouvait et devait écarter cette imperfection de notre pacte fondamental et, par conséquent, de nos lois électorales.

M. Guizot reconnaît pleinement que ce raisonnement est fondé, quand il dit : « La capacité est le seul principe en vertu duquel la limite des droits électoraux puisse être raisonnablement posée... Ce principe repousse également l'appel des incapables, ce qui amènerait la domination du nombre, c'est-à-dire de la force matérielle ; l'exclusion de telle ou telle portion de citoyens capables, ce qui serait une iniquité, et l'inégalité entre les capacités, dont la moindre serait déclarée suffisante, ce qui constituerait le privilège... Les caractères extérieurs, assignés par les lois comme annonçant l'accomplissement des conditions de la capacité électorale, ne doivent être ni inflexibles, m puisés tous dans des faits purement matériels. » (GUIZOT, Histoire des origines, t. II, XVème leçon)/

(page 27) Dans son Exposé des motifs sur la loi électorale (31 décembre 1830), voici ce que M. le comte de Montalivet disait en faveur de l'adjonction des capacités, qui cependant ne fut admise qu'en partie : « La propriété et les lumières sont les capacités que nous avons reconnues... Un gouvernement né des progrès de la civilisation devait à l'intelligence de l'appeler aux droits politiques sans lui demander d'autres garanties qu'elle-même. Il y avait, il faut en convenir, quelque chose de trop peu rationnel dans cette faculté donnée par la loi du jury à tous les citoyens éclairés de pouvoir juger de la vie des hommes, qui n'allait pas jusqu'à concourir à la nomination de ceux qui font les lois. »

Nous allons citer ce que M. de Carné dit sur cette importante question de l'admission des capacités. Nous nous appuyons volontiers sur l'opinion de cet écrivain, parce qu'elle est le fruit d'une haute raison, fortifiée par une longue expérience : « La Restauration avait déjà, par sa législation de 1817 et surtout par la loi de 1827 sur le jury, appliqué la doctrine qui allait dominer, durant dix-huit ans, tout l’ordre politique. D'après cette doctrine, dans laquelle viennent se résumer les idées de 1789, en ce qu'elles ont de gouvernemental et de pratique, les droits constitutionnels sont délégués par la société dans son propre intérêt. Celle-ci peut et doit dès lors attacher, à l'exercice de ces droits, les conditions d'aptitude ou de fortune propres à prévenir l'abus qui en serait fait contre elle. Le premier devoir du législateur est donc de mesurer les droits électoraux attribués aux citoyens sur le degré de lumière et d'indépendance que leur position personnelle présuppose. Asseoir le pouvoir sur l’intelligence, distinguer les droits politiques des droits civils, et, en admettant tous les Français à la jouissance de ceux-ci, n'étendre ceux-là que suivant le discernement avec lequel on est présumé capable de les exercer, telle fut la (page 28) doctrine professée, même par le ministère de M. de Villèle, « et dont la monarchie de 1830 devait naturellement faire de plus larges applications.

« Donnant l'exercice d'un devoir pour corrélation à la jouissance d'un droit, la loi du 2 mai 1827 avait attribué la qualité de juré à tous les censitaires inscrits sur les listes électorales. Puis, assimilant la garantie offerte par l'éducation à celle que présentait la propriété territoriale, elle avait ajouté, aux censitaires à 300 francs, les citoyens exerçant certaines professions libérales, obtenues au prix d'épreuves précédées d'études, dans lesquelles s'était absorbé un capital à peu près égal à celui auquel la loi rattachait la jouissance des droits politiques. En échappant au parti républicain et au dogme du suffrage universel, la révolution de Juillet n'avait pas à proclamer, en matière électorale, un autre principe que celui-là. Elle était forcément conduite à fonder le droit politique sur la double combinaison du cens territorial et de l’aptitude légalement constatée.

« D'ailleurs, lorsqu'un gouvernement répudie le principe qui transforme l'électorat en droit naturel, quand il repousse le dogme de souveraineté numérique, il faut qu'il cherche quelque part des garanties d'aptitude. Or, où celles-ci peuvent-elles se trouver, dans une société telle que la nôtre, si ce n'est dans la possession de la terre ou dans l'exercice d'une profession libérale, préparé par des épreuves difficiles et dispendieuses ? L'éducation représente un capital, comme la propriété foncière, et il y aurait une moindre dépense à faire pour conquérir le titre de censitaire à 200 francs que pour devenir avocat, notaire ou médecin. » (Études sur l'histoire, etc., t. II, pp. 470 et 471).

Au nom de la raison comme de la doctrine, nous croyons (page 29) fermement que le pouvoir constituant aurait dû admettre, dans le pacte fondamental et dans la loi électorale, les capacités. Le cens peu élevé fixé par lui et abaissé depuis à son minimum, l'admission de la patente excluent, il est vrai, du droit électoral peu de citoyens, exerçant des professions libérales. Mais, à notre sens, ils auraient dû être reconnus comme électeurs, en vertu de leur capacité seule. Il nous paraît donc que l'on a commis une erreur, en repoussant la proposition de M. l'abbé de Foere, sous prétexte qu'elle aurait créé un privilège, tandis qu'elle ne faisait que reconnaître l’aptitude, qui est la base du droit électoral. (Note de bas de page : Cette question revint, lors de la discussion de la loi du 31 mars 1847, établissant une nouvelle répartition des représentants et des sénateurs. (Voir t. II, liv. X.) M. Castiau et d'autres soutinrent habilement, mais tardivement, pensons-nous, le principe de l'admission des capacités. (Voir Annales parlementaires, 1846-1847, pp. 1030 à 1129 )).

L'art. 48 fut modifié en ce sens qu'on ajouta « en tels lieux, » pour ne laisser qu'à la loi, et non au pouvoir exécutif, le choix du lieu de réunion du collège électoral.

A l'article 50, § 3, relatif à l'âge d'éligibilité, il y eut une courte discussion : l'âge de 25 ans fut maintenu.

La question d'indemnité ou de traitement (art. 52), fut plus longuement débattue. La section centrale avait proposé un traitement de 2.000 florins. M. Delehaye avait déposé cet amendement : « Il ne sera accordé aucune indemnité aux membres. » Il fut rejeté sur une observation, ayant surtout pour but de démontrer qu'il fallait laisser la chambre accessible même aux hommes de fortune modeste. Ce système est, en effet, le seul qui soit vraiment démocratique, dans un pays où l'instruction pénètre, chaque jour davantage, dans les couches inférieures, dans les classes de la petite bourgeoisie. (Note de bas de page : La Constitution des États-Unis décrète le principe de l'indemnité pour les deux chambres : • The senators and representatives shall receive a compensation for their services, to be ascertained by law... » (Art. 1er, sect. VI, § 1".) En France, le principe de l'indemnité a été admis, sous plusieurs régimes : Constitution de l'an III (1795), art. 68, et loi du 29 thermidor an « their services, to be ascertained by law... » (Art. 1", sect. VI, § 1".) Eu France, le principe de l'indemnité a été admis, sous plusieurs régimes : Constitution de l'an m (1795), art. 68, et loi du 29 thermidor an VI, indemnité au corps législatif. Constitution de l'an VIII (1799), art. 22, traitement au sénat ; art. 36, traitement au tribunal et au corps législatif. Ces traitements ont été maintenus jusqu'en 1814. Constitution de 1848, art 38 : indemnité. Constitution de 1852 ; les sénateurs reçoivent 30,000 francs ; les membres du corps législatifs une forte indemnité. La Loi fondamentale des Pays-Bas (1815) accordait un traitement de 2,500 florins aux membres de la seconde chambre ; de 3,000 florins aux membres de la première chambre. La non-présence privait le membre absent de son traitement).

(page 30) Les historiens qui ont le mieux étudié l'origine du gouvernement représentatif, nous montrent que les classes peu riches mirent quelque hésitation à y prendre part. « Ainsi, au commencement du treizième siècle, le droit de faire partie de l'assemblée générale appartenait à tous les vassaux directs du roi, mais n'était presque pas exercé, à cause des obstacles qui augmentaient de jour en jour. Les hauts barons (d'Angleterre) formaient presque seuls toute l'assemblée. » (GUIZOT, Histoire des origines, etc., t. II, XIIème leçon) - « D'Ewes fait observer qu'il était fort commun, « en Angleterre) dans les temps anciens, que, pour éviter de payer un traitement à leurs députés, les bourgs, devenus pauvres ou tombés en décadence, obtinssent du souverain d'être, pour le présent, déchargés de l'obligation d'élire des représentants, ou cessassent d'eux-mêmes de le faire. » (HALLAN, Histoire constitutionnelle, t. Ier, chap. V.) -  « Toutefois, l'on ne voit pas que la bourgeoisie elle-même ait d'abord attaché beaucoup de prix (en France) au droit d'être consultée, comme les deux premiers ordres, sur les affaires générales du royaume. Ce droit, qu'elle n'exerçait guère sans une sorte de gêne, lui était suspect. » (AUGUSTIN THIERRY, Essai sur l'histoire du tiers état, p. 42). (page 31) M. de Carné dit, avec un grand sens : « L'opposition parlementaire ( sous le règne de Louis-Philippe), qui osait tant de choses contre le pouvoir, n'avait pas le viril courage de recommander au pays le seul système que ses mœurs lui permettaient de supporter, quelque répugnance qu'il lui inspire, celui d'une indemnité modérée, rendant possible et rationnelle l'incompatibilité du mandat électoral avec la plupart des fonctions publiques. » (Études sur l'histoire, etc., t. II, p. 178.)

M. de Langhe proposa : « Indemnité mensuelle de 200 florins, pendant la durée de la session : pas d'indemnité pour les fonctionnaires salariés par l'Etat : pas d'indemnité pour ceux qui habitent la ville où se tient la session. » La première partie de cet amendement fut admise, par quatre-vingt- sept voix contre soixante et douze ; la seconde partie fut écartée ; la troisième partie fut adoptée. (Note de bas de page : La loi du 20 octobre 1831 règle les époques auxquelles l'indemnité vient à courir ou à cesser, au commencement et à la fin des sessions. Dans la séance du 16 janvier 1832, M. le comte Félix de Mérode proposa de faire cesser l'indemnité pour les absents, c'est-à-dire de transformer l'indemnité mensuelle en jetons de présence. La proposition ne fut pas même appuyée)

Les points saillants de cette section sont l'élection directe, qui ne fut même pas discutée (Note de bas de page : Voir, sur la nécessité de l'élection directe, GUIZOT, Histoire des origines, etc., t. II, XVIème leçon ; il y dit : « L'élection directe a été la pratique constante de l'Angleterre. L'Amérique a adopté le même système. ») , et l'absence du cens d'éligibilité.

N'exiger de ceux qui peuvent faire partie de la chambre et, par suite, du gouvernement, aucun cens d'éligibilité, était un essai constitutionnel hardi, presque aventureux. L'esprit droit et pratique du peuple belge et, par conséquent, de son corps électoral, pouvait seul l'avoir inspiré, car de nombreux exemples étaient contraires à cette pratique. La France, deux fois seulement, a osé écarter de ses nombreuses Constitutions le (page 32) cens d'éligibilité, en 1792 et 1848 !... Souvent, pour être éligible, il fallait y justifier d'un cens de 500 à 1,000 francs (Charte de 1830 et loi du 19 avril 1831). Aux époques les plus révolutionnaires, en 1795, ceux qui étaient chargés de proposer les bases constitutionnelles, très larges du reste, hésitaient devant cette question : Un bon législateur peut-il n'être pas censitaire ? Boissy d'Anglas (qu'on remarque le nom !) disait, dans les discours préliminaires du projet de Constitution de l'an III : « En vain la sagesse s'épuiserait-elle pour créer une Constitution, si l'ignorance et le défaut d'intérêt à l'ordre avaient le droit d'être reçus parmi les gardiens de cet édifice... Les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois. Or, à bien peu d'exceptions près, vous ne trouverez de pareils hommes que parmi ceux qui, possédant une propriété, sont attachés au pays qui la contient, aux lois qui la protègent, à la tranquillité qui la conserve... Des hommes sans propriété exciteront ou laisseront exciter des agitations sans en craindre l'effet. » (Moniteur du 12 messidor an III, n°282).

Nos constituants de 1830 ont été plus hardis que les constituants français de 1795 ou de 1830, et ils ont bien fait ! L'expérience a prouvé qu'ils n'ont pas été téméraires.

 

6. Les dispositions communes aux deux chambres

 

Les dispositions, communes aux deux chambres, forment les art. 26, 27 et 28, titre III « des Pouvoirs ; » les art. 32 à 46 du chap. Ier du même titre « des Chambres ; » enfin, les art. 70, 71, 72 du chap. II « du Roi. »

L'art. 26, qui décrète que « le pouvoir législatif s'exerce collectivement par le roi, la chambre des représentants et le sénat » fut admis, malgré l'opposition de M. Séron, qui ne voulait l'accorder qu'aux deux chambres.

L'art. 27 dispose : « L'initiative appartient à chacune des trois branches du pouvoir législatif (Note de bas de page : En France, l'Assemblée nationale avait seule l'initiative ; la Constitution de l'an VIII et la Charte de 1814 donnaient au gouvernement seul ce droit ; depuis 1852, le Sénat seul le partage avec le gouvernement. - La loi fondamentale de 1815 (art. 106 et 114) accordait l'initiative au roi et à la seconde chambre). Néanmoins toute loi, (page 33) relative aux recettes et aux dépenses, ou au contingent de l'armée, doit d'abord être votée par la chambre des représentants. » La première partie de cet article était nécessaire : car les deux chambres devaient être armées contre l'inertie possible du pouvoir exécutif ; d'autre part, celui-ci est seul apte à préparer et à défendre certaines lois importantes. La seconde partie de la disposition constitue, avec le droit de mettre les ministres en accusation (art. 90) et celui de nommer les membres de la Cour des comptes (art. 116), l'évidente prépondérance de la Chambre des représentants, quelquefois contestée. Inutile et dangereuse discussion. (Note de bas de page : « Un principe fondamental et propre à maintenir chaque branche du pouvoir législatif dans ses bornes naturelles, c'est que la connaissance première des lois les plus importantes, pour le bien-être matériel du pays, doit appartenir à la partie de la législature qui représente plus spécialement le mouvement ; et le contrôle en être réservé à la partie conservatrice : tel est le but de l'art. 27 de la Constitution. (TIELEMANS, Répertoire de l'administration, au mot Amendement, t. II, p. 181).

L'art. 33, sur la publicité des séances, fut admis sans discussion. Par publicité, il faut entendre non-seulement l'accès accordé au public dans les tribunes, pendant les débats, mais surtout la publication, par la voie de la presse, des comptes rendus des séances. Rien n'est plus propre à déraciner les préjugés et à faire connaître les intérêts réels de la nation, que les discussions libres et approfondies des chambres sur les questions de l'ordre moral, comme de l'ordre matériel. Rien n'est plus propre, non plus, à donner au régime représentatif son véritable et solide appui, qui est l'opinion publique, suffisamment éclairée.

L'art. 36 dit : « Le membre de l'une ou de l'autre des deux chambres, nommé par le Gouvernement à un emploi salarié (page 34), qu'il accepte, cesse immédiatement de siéger et ne reprend ses fonctions (son mandat) qu'en vertu d'une nouvelle élection ' . » (Note de bas de page : La loi du 11 juillet 1832, qui crée l'Ordre de Léopold, dispose aussi art. 5 : « Sera soumis à une réélection, tout membre des chambres qui « accepte l'Ordre à un autre titre que pour motifs militaires. »). La section centrale et le Congrès n'admirent aucun cas d'incompatibilité. Chez les nations jeunes et dans les assemblées novices, il y a une foi naïve dans la fermeté des caractères. La pratique détruit bientôt cette illusion et les abus accumulés rendent les remèdes nécessaires. C'est ce que nous verrons, en son lieu, à propos de la loi du 26 mai 1848, sur les incompatibilités.

Les art. 38 et 39 sont ainsi conçus : « Toute résolution est prise à la majorité absolue des suffrages... Les votes sont émis à haute voix... » II n'est point question d'abstention, et cependant le droit de s'abstenir fut admis par les règlements de la chambre et du sénat. Le règlement du Congrès ne reconnaissait pas ce droit et, en fait, il y eut de rares exemples d'abstention dans cette assemblée. Nous examinerons ce point, quand nous arriverons au vote des dispositions réglementaires des deux chambres.

Le droit d'enquête et d'amendement et le devoir de voter les lois article par article font l'objet des art. 40, 41 et 42. On s'est demandé si le sénat a le droit d'amender les lois, dont la chambre des représentants a seule l'initiative (Art. 27. « Recettes et dépenses de l'État, contingent de l'armée » ) ? Les termes absolus de l'art. 42 ne laissent aucun doute, à cet égard. Ce principe est de jurisprudence aujourd'hui. Dans la loi de l'organisation judiciaire, le sénat a modifié le traitement des conseillers des cours d'appel, en le réduisant de 1,000 francs. Mais ce droit d'amendement doit être entendu dans ce sens, par exemple, pour une loi de recette, que le sénat peut modifier les dispositions d'exécution pour la (page 35) perception de l'impôt, mais point son quantum, ni point sa base ; car alors, ce serait lui qui prendrait l'initiative, contrairement aux prescriptions constitutionnelles. Mais il a le droit de rejet. Ce qui nous fait admettre cotte limitation du pouvoir du sénat, c'est que notre art. 27 dit d'une manière expresse : « Toute loi relative aux recettes et aux dépenses de l'Etat... doit d'abord être votée par la chambre des représentants. » La Constitution ne dit point, à cet article, que le sénat pourra les amender, quant au fond. Tandis que la Constitution des Etats-Unis, en donnant la même initiative à la Chambre des représentants, ajoute immédiatement : « Cependant le Sénat peut proposer et introduire des amendements, comme pour d'autres lois. » (Art. 1er, section VII, § 1er.)

Le droit d'amendement n'était pas autorisé par la loi fondamentale de 1815 ; les chambres devaient adopter ou rejeter, sans modification, les projets présentés par le gouvernement. Système détestable pour la bonne confection des lois et contraire aux principes sur lesquels repose la nécessité de l'intervention du parlement dans le pouvoir législatif !

Malgré tous les soins, pris par les constituants, pour prévenir les abus de quelque part qu'ils vinssent, un cas leur a échappé. On n'a pas prévu l'éventualité de l'omission ou du refus de l'examen par une chambre, des lois qui lui seraient transmises, déjà votées, par l'autre chambre. Le sénat a donné un fâcheux exemple de cette irrégularité, pour ne rien dire de plus. La loi du crédit foncier lui fut présentée le 1er mai 1851. M. Cogels fut nommé rapporteur, puis remplacé par M. Cassiers. Celui-ci, malgré de nombreuses invitations, ne déposa son rapport que le 30 décembre 1853. Aucune discussion ne s'ensuivit : la loi, adoptée par la chambre, restait là ; elle serait peut-être encore demeurée longtemps en souffrance, si M. Liedts, ministre des finances, n'était venu la retirer, le 30 octobre 1854. Examiner les lois avec maturité et même avec une sage lenteur, est un devoir pour le sénat : mais les (page 36) écarter, pour ainsi dire, en ne s'en occupant pas, est l'usurpation du droit de veto. Or, pour les assemblées comme pour les individus, un abus de pouvoir est plus qu'une faute, c'est un danger. Un tel procédé constitue un double tort de la part du sénat, qui doit être le corps conservateur par excellence et qui n'ignore pas que l'on a discuté imprudemment la question de l'utilité de son existence. Il y a deux manières de se conserver, d'abord en repoussant les attaques injustes, ensuite et surtout en n'en fournissant pas les prétextes.

La liberté absolue des votes et des opinions et l'inviolabilité des membres de chaque chambre furent assurées par les art. 44 et 45 (Note de bas de page : Nous mentionnerons, en leurs temps et lieux, les actes, heureusement rares, posés contre ces prérogatives du Parlement. Voir, quant à la liberté de parole et à l'inviolabilité du Parlement anglais dans les temps reculés, GUIZOT, Histoire des origines, t. II, XXIIe leçon). Les chambres se réunissent de plein droit, chaque année, le deuxième mardi de novembre, à moins qu'elles n'aient été convoquées antérieurement par le roi : elles doivent rester réunies au moins quarante jours (Note de bas de page : D'après la Loi fondamentale de 1815, la durée obligatoire de la session n'était que de quinze jours). Le roi prononce la clôture de la session. Il peut convoquer extraordinairement les chambres (art. 70). Il a le droit de les dissoudre, soit simultanément, soit séparément (BLACKSTONE appelle la dissolution la mort civile des chambres). L'acte de dissolution contient convocation des électeurs dans les quarante jours et des chambres dans les deux mois (art. 71). « Le roi peut ajourner les chambres. Toutefois, l'ajournement ne peut excéder le terme d'un mois, ni être renouvelé, dans la même session, sans l'assentiment des chambres « (art. 72).

Toutes ces rigoureuses prescriptions, si favorables au pouvoir populaire, furent facilement admises par l'assemblée constituante, et ne furent pas un obstacle à l'acceptation de  (page 37) la couronne par le roi. Elles ne sont, en effet, que des précautions nécessaires contre le retour des nombreux et souvent impuissants abus du pouvoir exécutif à l'égard des parlements, dont l’histoire constitutionnelle de l'Angleterre et de la France fournissent de si tristes exemples. (Note de bas de page : L'opinion des auteurs peut nous donner une idée de l'omnipotence du Parlement d'Angleterre, fruit de longues luttes : DELOLME dit : « C'est un principe fondamental chez les jurisconsultes anglais que le Parlement peut tout faire, excepté transformer une femme en homme ou un homme en femme. (Chap. X, p. 76 ) ; - Sir EDOUARD COKE s'exprime ainsi sur cette cour suprême : « Si antiquitatem spectes, est vetustissima ; si dignitatem, est honoratissima ; si jurisdictionem, est capacissima » (4 hist. 36). - BLACKSTONE dit : « Le Parlement peut changer la succession au trône, comme il l'a fait sous le règne de Henri VIII et de Guillaume III ; il peut altérer la religion nationale établie, comme il l'a fait en diverses circonstances, sous le règne de Henri VIII et de ses enfants ; il peut changer et créer de nouveau la Constitution du royaume et des Parlements eux-mêmes, comme il l'a fait par l'acte d'union de l'Angleterre et de l'Ecosse et par divers statuts pour les élections triennales et septennales. En un mot, il peut faire tout ce qui n'est pas naturellement impossible. Aussi n'a-t-on pas fait scrupule d'appeler son pouvoir, par une figure peut-être trop hardie, la toute-puissance du Parlement. »).

Après quelque débat, le Congrès décréta, le 20 juillet 1831, et par quatre-vingt-sept voix contre soixante et une, que : « Les membres de la chambre des représentants et du sénat seront tenus, avant d'entrer en fonctions, de prêter dans le sein de la chambre le serment suivant : « Je jure d'observer la Constitution. »

 

7. Les pouvoirs des ministres

 

Les dispositions relatives aux ministres, font l'objet des art. 63 et 64 de la section Ier, chap. II du titre III : des art. 86 à 91 de la section II du même chapitre ; de l'art. 134, « dispositions transitoires ; » enfin du § 5» de l'art. 139, « dispositions supplémentaires. » Les discussions s'ouvrirent, sur le rapport de M. Raikem, le 20 janvier 1831.

Pour être ministre, il faut être Belge de naissance, ou avoir reçu la grande naturalisation (86). La condition de (page 38) vingt-cinq ans d'âge, proposée par M. de Robaulx, fut rejetée. (L'illustre Pitt, fils de lord Chatham, était ministre à l'âge de vingt-deux ans). - Les membres de la famille royale ne peuvent être ministres (87). Disposition sage, en présence de la responsabilité ministérielle et de l'obligation du contreseing. - Les ministres n'ont voix délibérative, dans l'une comme dans l'autre chambre, que quand ils en sont membres. Ils y ont leur entrée : leur présence peut y être requise (88). - Ils sont responsables et, sans leur signature, aucun acte du roi ne peut avoir d'effet (63 et 64). - L'ordre écrit ou verbal du roi ne peut soustraire un ministre à la responsabilité (89). - Les ministres sont justiciables de la Cour de cassation, sur l'accusation de la chambre des représentants : un ministre condamné ne peut être gracié par le roi que sur la demande de l'une ou de l'autre chambre. Jusqu'à ce qu'il y soit pourvu par la loi, la chambre des représentants aura un pouvoir discrétionnaire pour accuser un ministre, et la Cour de cassation aura le même pouvoir pour le juger (134). En France, d'après les dispositions du décret-loi du 23 juillet 1792, la responsabilité était solidaire ; en Belgique, elle est personnelle, car il n'y a pas de conseil des ministres, comme corps constitué, excepté aux termes du § 3 de l'art. 79 de la Constitution : « A dater de la mort du roi et jusqu'à la prestation du serment de son successeur au trône ou du régent, les pouvoirs constitutionnels du roi sont exercés, au nom du peuple Belge, par les ministres réunis en conseil, et sous leur responsabilité. » - Hors ce cas spécial, la signature ou l'ordre donnés pour l'acte, ou la négligence individuelle peuvent seuls engager la responsabilité d'un ministre. Cette responsabilité figure parmi les objets signalés par le Congrès comme devant être fixés par des lois urgentes (139). Voilà vingt-cinq ans que le pouvoir constituant a déclaré  (page 39) l'urgence de cette loi et aucun ministre n'a songé à la présenter, aucune législature n'en a pris l'initiative... Grâce à l'article 134, la chambre des représentants n'est point désarmée : mais heureusement si, une seule fois, elle a tiré du fourreau cette arme constitutionnelle, jamais elle n'a dû en frapper aucun de nos chefs de départements ministériels. Jusqu'ici, l'accusation contre les ministres est, chez nous, comme ces vieux instruments de défense, appendus aux murs de certaines maisons et qui donnent plus de confiance aux propriétaires qu'elles n'offrent de danger pour ceux qu'elles menacent. Il est, sans doute, difficile de formuler une telle loi ; la Hollande a cependant tenté de le faire et, pensons-nous, y a réussi (1854-1855). Mais, si un jour on voulait régler, par la loi, ce droit de la chambre, nous signalons ce point important : la dissolution d'une chambre ne doit pas suspendre ou anéantir la poursuite de l'accusation prononcée. Sous Charles II, la chambre des communes lutta énergiquement pour faire admettre la pratique de ce principe. (HALLAN, Histoire constitutionnelle, chap. XII (1677, accusation contre lord Danby). MACAULAY, History, etc., t. I, chap. II et IV.)

 

8. La procédure de révision de la constitution

 

 Il est, enfin, un titre commun aux dispositions, que nous venons d'examiner, comme à toutes les autres dispositions de la Constitution, c'est le titre VII « De la révision de la Constitution. » Son article unique, 151, décrète que : « Le pouvoir législatif a le droit de déclarer qu'il y a lieu à la révision, de telle disposition constitutionnelle qu'il désigne. » Il trace les règles prudentes à suivre en ce cas, ainsi :

Dissolution, de plein droit, des deux chambres ;

Convocation des électeurs dans les quarante jours, et des chambres nouvelles dans les deux mois ;

Les chambres statuent, de commun accord avec le roi, sur les points soumis à révision ;

(page 40) Dans ce cas, les chambres ne pourront délibérer, si deux tiers au moins des membres qui composent chacune d'elles, ne sont présents ; et nul changement ne sera adopté, s'il ne réunit au moins les deux tiers des suffrages.

Cet article est peu compris, s'il faut en croire certaines controverses de la presse. On a parlé de la nécessité d'assembler des chambres en nombre double : c'est une erreur ; il faut seulement des chambres nouvelles, convoquées ad hoc. On a parlé aussi de délibération en commun ; or, cette obligation ne résulte ni du texte, ni des discussions du Congrès. Il faut commun accord, comme pour tout autre acte législatif, entre les trois branches qui exercent ce pouvoir : la seule différence, c'est qu'ici nul changement ne sera adopté, s'il ne réunit au moins les deux tiers des suffrages des deux tiers au moins des membres qui composent chaque chambre. Pour d'autres lois, « toute résolution est prise à la majorité absolue des suffrages... Aucune des deux chambres ne peut prendre « de résolution qu'autant que la majorité de ses membres se trouve réunie. » (Art. 38.) La délibération en commun des deux chambres n'est expressément prescrite que par les articles 81, 82 et 85, relatifs aux cas de la mort du roi, son successeur étant mineur ; de l'impossibilité où le roi se trouverait de régner ; de la nomination provisoire de la régence. Voilà pour la forme. Quant au fond, on voit que, lorsque l'on parle de changer la Constitution, on ne commet pas, ainsi que cela s'est dit si souvent, un acte révolutionnaire, mais presque toujours un acte imprudent. Un mode légal de changement de la Constitution a précisément été prévu, pour qu'on puisse la réviser sans révolution. On a ôté ainsi à cette pomme de discorde l'attrait du fruit défendu. Cet article est la soupape de sûreté de notre pacte fondamental. Mais est-il bon de soulever ces questions de changement, est-il bon de les discutes, avant que la nécessité en devienne manifeste à tous les yeux ? Nous ne le pensons pas. Une seule pierre ôtée (page 41) d'un édifice peut le faire affaisser tout entier : une seule modification utile provoquée peut en amener beaucoup d'autres très dangereuses (Voir, sur le danger d'abroger les constitutions et les lois, TIELEMANS, Répertoire, etc., au mot abrogation, t. I, p. 51). Or, n'est-ce rien que ce pacte laissé intact et entier, au milieu de nos nombreuses dissensions intestines et de la terrible pression des événements du dehors ? (Note de bas de page : La France a été moins heureuse : voici, depuis 1789, le nombre et la date de ses Constitutions : 1° Constitution du 3-14 septembre 1791 ; 2° Constitution républicaine, du 24 juin 1793 ; 3° Constitution directoriale, du 5 fructidor an III (22 août 1795) ; 4° Constitution consulaire, du 22 frimaire an VI» (13 décembre 1799) ; 5° Sénatus-consulte constitutionnel, pour le consulat à vie, du 16 thermidor an x (4 août 1802) ; 6° Sénatus-consulte constitutionnel et organique de l'Empire, du 28 floréal an XII (18 mai 1804) ; 7° Charte constitutionnelle, du 4 juin 1814 ; 8° Charte constitutionnelle, du 7 août 1830 ; 9° Constitution républicaine, du 4 novembre 1848 ; 10° Constitution du second Empire, du 14 janvier 1852. En moyenne, c'est une Constitution nouvelle tous les six ans !).

Après vingt-cinq années, pas une lettre n'y est changée : virginité digne de fortifier notre propre respect et d'inspirer l'admiration aux peuples qui nous entourent ! Notre Constitution est comme une arche solide qui a supporté sur sa voûte et le lourd fardeau des temps difficiles et le poids léger des temps plus réguliers : qui a vu ses pieds baignés et par les flots troublés des tempêtes populaires et par le cours limpide des époques pacifiques : parfois menacée, jamais atteinte. Soyons fiers de ce monument, élevé par la sagesse du Congrès, conservé par la modération de nos diverses législatures !

 

9. Arrière-plan historique

 

Nous nous sommes tracé pour limite de n'examiner la Constitution que dans ses trois grandes bases : la royauté, les chambres, les ministres. Nous allons donner, à cette partie des dispositions de notre pacte fondamental, un rapide regard, au point de vue historique, traditionnel, s'il est permis (page 42) de s'exprimer ainsi. Ce serait une erreur de croire que cette belle Constitution, moderne Minerve, est sortie tout armée du cerveau de ce corps puissant nommé Congrès. Sans rien ôter au mérite de nos constituants, on peut dire que toutes ces sages dispositions, qui ont fondé la liberté sur l'ordre, ont fait l'objet d'aspirations très-anciennes, de luttes très-longues, ont été parfois le prix de victoires chèrement achetées. Nous n'avons fait que recueillir le fruit assuré par les soins et souvent arrosé par le sang de ceux qui nous ont précédés. Quelques indications de faits et de dates le prouveront.

L'art. 25 porte : « Tous les pouvoirs émanent de la nation. » Autrefois, la formule du pouvoir était : « A Deo rex, a rege lex. » Cette doctrine trouvait encore des défenseurs sous Charles II ' et sous Jacques II, en 1687 '. (MACAULAY, History, etc., t. I, chap. II. - HALLAN, Histoire constitutionnelle, t. IV, chap. XIV.)

L'art. 27 est ainsi conçu : « L'initiative appartient à chacune des deux branches du pouvoir législatif. » Dans le principe et pendant longtemps, le parlement anglais et les états généraux de France intervenaient dans les actes législatifs, non par un vote direct, mais, le premier, par pétitions, les seconds, par cahiers de remontrances ou de griefs. Les rois attendaient le dernier jour de la session des assemblées pour accepter ou refuser, et même, en cas d'acceptation, des changements étaient opérés aux termes des pétitions ou cahiers, de façon à rendre cette acceptation incomplète. Ce ne fut que vers 1455 que le parlement anglais commença à user du droit d'initiative (GUIZOT, Histoire des origines, etc., t. II, XXVe leçon) : ce ne fut qu'en 1588, pendant les troubles de la Ligue, que les états généraux de France décidèrent « qu'ils veulent procéder par résolution et non plus par supplication. » (AUGUSTIN THIERRY, Essai sur l'histoire, etc., p. 127.)

Art. 30. « Le pouvoir judiciaire est exercé par les cours (page 43) et tribunaux. » Jusqu'à l'époque du long parlement, sous Charles Ier, il existait des juridictions exceptionnelles : la cour de haute commission, la chambre étoilée, la cour du Nord. La fougueuse et révolutionnaire assemblée arracha des mains du roi ces instruments de despotisme. (MATTER, Histoire des doctrines, t. II, p. 208. - GUIZOT, Histoire de Charles Ier, t. I, p. 291).

Art. 34. « Chaque chambre vérifie les pouvoirs de ses membres et juge les contestations qui s'élèvent à ce sujet. » Autre conquête du temps ! Jusque sous le règne d'Elisabeth, (1586), la chancellerie. d'où sortait le writ d'élection, vérifiait le rapport des shériffs sur le résultat. A dater de cette époque, la chambre des communes s'attribua et conserva le pouvoir de vérification, si important et si légitime. Il ne lui fut plus qu'une seule fois contesté, sous Jacques Ier, à propos de l'élection de Goodwin. Cette affaire occupa la chambre des communes pendant trois semaines, donna lieu à des conférences avec les pairs et le roi, se termina par une transaction, mais résolut à tout jamais la question en faveur de la juridiction exclusive des communes. (HALLAN, Histoire constitutionnelle, chap. V et V. bis.)

Art. 33. « Les séances des chambres sont publiques. » Des sténographes officiels reproduisent les débats. M. Guizot a dit : « Quand le gouvernement aristocratique ou absolu prévaut, la publicité disparaît. Quand le gouvernement représentatif commence à se constituer, la publicité n'y rentre pas d'abord. En Angleterre, la chambre des communes fut longtemps secrète ; le premier pas vers la publicité fut « de faire imprimer les actes de la chambre des communes, ses adresses, ses résolutions. Ce pas fut fait par le long parlement, sous Charles Ier. On revint, sous Charles II, au secret absolu : quelques hommes redemandèrent, mais en vain, la publication des actes de la chambre : elle fut (page 44) repoussée comme dangereuse. Ce ne fut que dans le dix-huitième siècle que s'est introduit, dans le parlement d'Angleterre, la tolérance des spectateurs aux séances des deux chambres ; elle n'est pas de droit, et la demande d'un seul membre, qui rappelle l'ancienne loi, suffît pour faire évacuer la salle. » (GUIZOT, Histoire des origines, t. I, VIIIème leçon3

On voit, dans l'histoire du parlement anglais, que, le 30 avril 1747, deux éditeurs de journaux furent mandés à la barre de la chambre des communes, pour avoir publié les débats. Depuis, cette interdiction a été abolie par l'usage. Le règlement de la chambre des représentants aux États-Unis, au contraire, admet la présence des sténographes, pendant les discussions (Rules, art. 18 et 19).

Art. 44. « Aucun membre de l'une ou de l'autre chambre ne peut être poursuivi ni recherché à l'occasion des opinions et votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions. » Dans les temps anciens, l'inviolabilité de leur personne et la liberté de parole étaient moins assurées aux membres des assemblées nationales, par l'usage ou par le droit écrit. Il faut en excepter, toutefois, l'art. 42 de la Joyeuse-Entrée, qui portait : « Lorsque Sa Majesté fera convoquer les états de Brabant et d'Outre-Meuse, chacun pourra y dire librement son opinion, sans pour cela encourir l'indignation ou la disgrâce de Sa Majesté ou de quelque autre, en aucune façon. » Jusqu'au règne de Henri IV (1400), l'orateur de la chambre des communes, à l'ouverture de chaque session, demandait au roi la liberté de la parole (GUIZOT, Histoire des origines, t. II, XXVème leçon). En 1483, aux états généraux de Tours, « tous les députés, un genou en terre, demandent, par un signe de tête, la permission de parler 3. » (THIBAUDEAU, Histoire des états généraux, t. I, p. 219).  En 1397, Thomas  (page 45) Haxey, membre des communes, est déclaré coupable de haute trahison, pour avoir parlé contre les dépenses extravagantes de la cour. » (GUIZOT, Histoire des origines, t. II, XXVe leçon). En 1485, Thomas Young, député de Bristol, se plaint d'avoir été emprisonné à la Tour, à cause d'une motion qu'il avait faite à la chambre '. En 1575, Wentworth fut envoyé à la Tour, pour avoir abordé des questions qui déplaisaient à la reine Elisabeth (HALLAN, Histoire constitutionnelle, t. I, chap. V. Voir, comme un monument d'esprit d'indépendance, l'interrogatoire de Wentworth, devant un comité de la chambre. (GUIZOT, Histoire de Charles Ier, t.II, n°4 des Éclaircissements). En 1622, sous Jacques Ier, après la dissolution, Edouard Coke et Robert Philips furent emprisonnés. Ceci arrivait après que la chambre avait obtenu l'élargissement d'un de ses membres, Shirley, détenu pour dette privée (HALLAN, Histoire constitutionnelle, chap. VI.).

Art. 49 : « La loi électorale fixe le nombre des députés d'après la population. » On pourrait se demander si, dans les temps ordinaires et en raison de la difficulté de trouver des candidats de haute capacité, la proportion d'un représentant par quarante mille habitants n'est pas trop considérable. Les assemblées les plus nombreuses ne sont pas toujours les plus aptes à faire les bonnes lois. Toutefois, quand de grands besoins sociaux se manifestent, des corps nombreux adoptent de grandes mesures. L'assemblée constituante de 1789 était composée de douze cent et quatorze membres. Du moins, en Belgique, c'est la loi qui détermine le nombre des représentants et des sénateurs : la Constitution n'a fixé qu'un maximum. En Angleterre, les souverains créèrent arbitrairement de nouveaux bourgs électoraux ; - Edouard VI, vingt-deux ; Marie, quatorze ; Elisabeth davantage (HALLAN, Histoire constitutionnelle, chap. Ier.)

Art. 50 : « Pour être éligible, il faut... 4° Être domicilié en (page 46) Belgique. » « D'après la teneur d'un writ royal, confirmé par un acte passé sous Henri V, chaque cité ou bourg était tenu de n'élire personne autre que des membres de sa propre communauté. » L'usage, plutôt qu'un acte écrit, a détruit depuis, en Angleterre, cette pernicieuse pratique (HALLAN, Histoire constitutionnelle, chap. V.). Et pour ôter tout doute sur le vice de la représentation locale, notre Constitution a prescrit expressément (art. 32) : « Les membres des deux chambres représentent la nation, et non uniquement la province ou la subdivision de province qui les a nommés. »

Art. 70. « Les chambres se réunissent, de plein droit, chaque année, etc. » Jusque sous Charles Ier, les rois se passaient souvent, en Angleterre, de l'intervention du Parlement, ne le convoquant que lorsque les besoins d'aides nouvelles les obligeaient d'y recourir. En France, de 1355 à 1615, les états-généraux ne furent convoqués qu'à de longs intervalles : de 1615 à 1789, c'est-à-dire pendant cent soixante et quatorze ans, ils ne furent pas assemblés une seule fois (AUGUSTIN THIERRY, Essai sur l'histoire, etc., pp. 55 et 167). Les parlements de ce pays tentèrent, constamment, de suppléer à cette absence de représentation nationale : mais leur opposition, si utile qu'elle ait pu être parfois, n'avait pas cette force, que l'élection populaire peut seule conférer.

Art. 88, § 3 : « Les chambres peuvent requérir la présence des ministres. » D'Ewes cite ce fait du parlement anglais. « Sir Robert Cecil proposa, dans la session de 1601, que l'orateur se rendit auprès du lord garde du grand sceau pour conférer de quelque affaire ; sir Edmond Hobby prit la parole, s'éleva dans des termes très forts contre cette proposition, comme attentatoire à la dignité de la chambre ; le secrétaire d'Etat fit des excuses convenables. » (D'EWES, p. 486, cité par HALLAN, chap. V). En Belgique, (page 47), les ministres, quand ils en sont requis, se rendent même dans les sections centrales.

Les principes consacrés par les art. 89 et 91 : - « En aucun  cas l’ordre verbal ou écrit du roi ne peut soustraire un ministre à la responsabilité ; - Le roi ne peut faire grâce au ministre condamné... que sur la demande de l'une des deux chambres » - furent aussi longtemps contestés. Notamment dans l'accusation contre lord Danby(1679), la chambre des communes soutint ces deux points : 1° que l'ordre écrit du roi ne pouvait point absoudre son ministre ; 2° que la grâce du roi ne pouvait soustraire un ministre à sa condamnation (HALLAM, Histoire constitutionnelle, chap. XII. ).

La section première du chap. II, art. 60 à 85, détermine les pouvoirs du roi. Elle consacre les principes de la monarchie tempérée, admis de temps immémorial, en Angleterre. Macaulay dit, relativement à la limitation de la prérogative : « Mais son pouvoir (du roi), quoique étendu, était limité par trois grands principes constitutionnels, si anciens que nul ne peut dire quand ils commencèrent à exister, si puissants que leur développement naturel, continué pendant plusieurs générations, a produit l'ordre des choses sous lequel nous vivons. Premièrement, le roi ne peut faire la loi sans le consentement du parlement. Deuxièmement, il ne peut imposer aucune taxe sans le consentement du parlement. Troisièmement, il était tenu de conduire le pouvoir administratif conformément aux lois du pays, et, s'il enfreignait ces lois, ses conseillers et ses agents étaient responsables. » (History, etc., t. I, chap. I.) Toutes ces limites sont fermement tracées dans notre Constitution.

Faisons encore, en passant, un rapprochement historique. La première assemblée nationale, qui ait reçu le nom de (page 48) parlement, fut convoquée à Oxford, le 11 juin 1258. On y arrêta des règlements, connus sous le nom de « provisions d'Oxford », développements et garanties du pouvoir populaire. Le roi Henri III les jura. Le pape le délia de son serment. L'affaire fut remise à l'arbitrage de saint Louis, qui maintint tous les anciens privilèges de la nation anglaise. (GUIZOT, Histoire des origines, etc., t. II, XIIe leçon).

Edouard Ier, dans un parlement réuni à Lincoln, en 1501, confirma toutes les chartes, rudiments des libertés du peuple anglais. Une bulle du pape Clément V (5 janvier 1305) déclare abrogées, nulles et sans effet, toutes les promesses et concessions faites par Edouard. Le prince n'osa ni s'en prévaloir, ni la publier '. (GUIZOT, Histoire des origines, etc., t. II, Xe leçon).

Vers 1302, le pape Boniface VIII prétendit à un droit de suprématie temporelle sur les affaires du royaume de France. Pendant que le pape convoque un concile général, le roi Philippe le Bel réunit les états généraux à Notre-Dame de Paris. Les représentants de la bourgeoisie disaient au roi : « A vous, très-noble prince, supplie et requiert le peuple de vostre royaume, que ce soit fait que vous gardiez la souveraine franchise de vostre royaume, qui est telle que vous ne recongnoissiez, de votre temporel, souverain en terre, fors que Dieu ... ». (AUGUSTIN THIERRY, Essai sur l'histoire, p. 42.)

En 1831, le Congrès national de Belgique vote définitivement la Constitution. Le roi Léopold Ier jure de l'observer. Elle consacre, d'une manière absolue, la liberté d'opinions, la liberté des cultes, la liberté de la presse. L'Encyclique du 15 août 1832 condamne toutes ces prescriptions fondamentales : « De cette source infecte de l’indifférentisme découle cette maxime absurde et erronée, ou plutôt ce délire, qu'il faut assurer à tous la liberté de conscience. On prépare la (page 49) voie à cette pernicieuse erreur, par la liberté d'opinions « pleine et sans bornes, qui se répand au loin, pour le malheur de la société religieuse et civile...

« Là se rapporte cette liberté funeste et dont on ne peut avoir assez d'horreur, la liberté de la presse, pour publier quelque écrit que ce soit, liberté que quelques-uns osent solliciter et étendre avec tant de bruit.

« Nous ajouterons que nous n'aurions rien à présager que de malheureux pour la religion et pour le gouvernement, en suivant les vœux de ceux qui demandent que l'Église  soit séparée de l'État... et que la concorde mutuelle de l'empire avec le sacerdoce soit rompue.

« Que nos très-chers fils en Jésus-Christ, les princes, considèrent que leur autorité leur a été donnée, non-seulement pour le gouvernement temporel, mais surtout pour défendre l'Église. »

Plusieurs (THONISSEN, la Belgique sous le règne de Léopold Ier, t. I, pp. 57-64.) ont défendu cette partie de l'Encyclique par deux moyens : cette allocution n'était pas adressée à la Belgique seule, mais à tous les États ; elle ne condamne que la tolérance dogmatique et point la tolérance civile. D'abord, quant à la généralité de l'anathème, ce qui est vrai pour les autres nationalités doit l'être pour la nôtre : nous devons prendre pour nous l'avertissement, si nous ne sommes pas formellement exceptés. Ensuite, quant à la distinction, elle nous paraît renfermer - comme c'est souvent le cas pour les distinguo - une confusion d'idées et de langage. La condamnation de la presse s'adresse à la publication des livres et non point à leur lecture. Pour cette dernière, il y avait déjà la prohibition par l'index, et, si large qu'elle soit, les catholiques doivent y obéir. L'anathème de l'Encyclique s'adresse donc à la presse, en tant qu'elle est un instrument de publicité. Or, il en est de cette liberté comme de beaucoup d'autres : elle est, (page 50) ou elle n'est pas ; la limiter, c'est la tuer. Pour qu'on sache si un livre est bon ou mauvais, il faut qu'il existe, qu'il soit livre ; à moins qu'on n'exige l'approbation préalable, l'apposition de l'imprimatur. D'ailleurs, un ouvrage peut être bon pour les dissidents, mauvais pour les catholiques, ou vice-versa : quand il sera imprimé, chaque chef de croyance verra s'il peut le conseiller, le tolérer ou le proscrire, par rapport à ses coreligionnaires. Ces répugnances du clergé, soit protestant, soit catholique, contre la liberté de la presse, ne sont pas nouvelles ; nous les rencontrons à chaque page de l'histoire. Sous Charles II, un statut de 1662, ordonne que « les livres de théologie, de médecine ou de philosophie ne pourront être imprimés qu'après qu'ils seront autorisés par les évêques de Cantorbery ou de Londres, ou, s'ils sont imprimés dans l'une ou l'autre université par son chancelier. » (HALLAN, Histoire constitutionnelle, t. IV, chap. XIII). - Sous Jacques II, une loi de 1679 fait revivre la censure de la presse (MACALLAY, History, etc., t. I, chap. V.) - Dans le seizième siècle, la Sorbonne de Paris obtient une ordonnance royale qui supprime l'imprimerie (MICHELET, Réforme, p. 396. Voir, plus bas, au présent livre Ier, pp. 60-64). - Sous Marie Thérèse, la double censure, civile et ecclésiastique, est imposée à la publication et à la vente des livres. Pendant ce règne, les peines prononcées par les anciens édits contre certaines publications, ont été quelque peu radoucies, tout en restant très-sévères. Et, cependant, telle est l'animosité constante du clergé contre la presse, que la grande impératrice fut obligée de réprimer, plus d'une fois, les excès du zèle inintelligent de l'autorité ecclésiastique. Nous en aurons bientôt la preuve, en examinant le décret du Congrès, relatif à la presse. — Le « Jugement doctrinal », publié, sous Guillaume, à la fin de 1815, au nom des chefs de tous les diocèses des parties méridionales du royaume des Pays-Bas, défendait (page 51) de prêter serment à la nouvelle Constitution, déclarant que jurer de maintenir la liberté de la presse, « c'est ouvrir la « porte à une infinité de désordres ... » (DE GERLACHE, Histoire du royaume des Pays-Bas, t. II. - THONISSEN, la Belgique, t. II).

A quoi tout cela conduit-il ? Luther brûle les bulles du pape ; les papes font brûler les bibles de Luther ; le bourreau brûle pour tout le monde. Si un écrit est mauvais, tuez-le par votre polémique ; s'il est bon, vous avez beau le livrer aux flammes : il renaîtra de ses cendres, avec la force que donne le droit persécuté, avec l'attrait qui s'attache à la couronne du martyre.

L'opposition de l'Encyclique à nos libertés constitutionnelles s'explique facilement. Rome, c'est l'autorité incontestée, incontestable. Les chartes, les constitutions, le régime représentatif surtout, c'est l'autorité toujours accompagnée de contrôle et de contrepoids. Entre de telles autorités, il peut y avoir trêve, entente tacite ; il ne peut y avoir d'union sincère (Note de bas de page : Voir les stipulations du Concordat austro-italien, de 1855. Il rétablit la dîme, donne au clergé la haute main sur l'instruction, accorde des privilèges aux clercs condamnés pour crimes ou délits. L'épiscopat italien en profite pour asservir la presse. Les journaux catholiques étrangers et une partie des nôtres se pâment d'aise, à la vue de pareils résultats). Nous avons entendu dire à un membre très-influent du parti catholique, à la Chambre, qu'il avait acquis, en remplissant une mission diplomatique à Rome, la conviction de l'inutilité, pour la Belgique, d'avoir, en présence de notre Constitution, qui permet la correspondance directe de nos évêques avec leur chef spirituel, un représentant, à poste fixe, près du saint-siège. Si nos souvenirs sont fidèles, il doit avoir ajouté qu'il avait émis cet avis dans un document officiel. Cette appréciation a été confirmée par les faits ; de toutes nos missions diplomatiques, celle de Rome a été le plus souvent sans titulaire, sede vacante, ou remplie par de simples chargés d'affaires.

(page 52) Des comparaisons constitutionnelles qui précèdent, il résulte, à l'évidence, que notre parlement possède un pouvoir et des droits que les assemblées nationales d'autres pays et d'autres siècles n'ont pas toujours eus, ou ont mis beaucoup de temps à acquérir. Mais il est constant aussi que ces progrès étaient entrevus et désirés à des époques très-reculées. En France, on trouve, dans les résolutions des états généraux de 1355, des formules qui égalent les garanties modernes dont se compose le régime de la monarchie constitutionnelle. Ainsi, « l'autorité partagée entre le roi et les trois états représentant la nation ; - l'assemblée s'ajournant elle-même « et à terme fixe ; - l'impôt réparti sur toutes les classes de personnes et atteignant jusqu'au roi ; - la défense de traduire qui que ce soit devant une autre juridiction que la justice ordinaire... » Le cahier du tiers état. aux états généraux de 1560, contient des demandes non moins sérieuses : « L'attribution d'une part des revenus ecclésiastiques à l'établissement de nouvelles chaires dans les universités et à l'érection, dans chaque ville, d'un collège municipal ; - l'interdiction aux prêtres de recevoir des testaments ; - la « réduction des jours fériés aux dimanches et à un petit nombre de fêtes (c'est, en partie, l'art. 15 de notre Constitution) ; - la tenue des états généraux une fois au moins tous les cinq ans. » Le cahier de 1615 est encore plus hardi ; il demande : « La convocation périodique des états généraux ; - que les crimes ecclésiastiques soient jugés «par les tribunaux ordinaires ; — que tous les curés, sous peine de saisie de leur temporel, soient tenus de porter, chaque année, au greffe des tribunaux, les registres des baptêmes, mariages et décès, paraphés à chaque page et cotés (c'est presque la sécularisation de l'état civil), etc. » (Voir, sur ces ardentes aspirations du tiers état, AUGUSTIN THIERRY, Essai sur l'histoire, etc., pp. 44, 102, 158).

(page 53) Quant à l'Angleterre, il serait trop long de signaler tous les efforts faits, à diverses époques, par le parlement, pour s'assurer la plénitude de son pouvoir. Contentons-nous de citer la proclamation votée le 18 décembre 1621, sous le nom de protestation :

« Les communes actuellement assemblées, ayant à défendre une juste cause et à maintenir les libertés, franchises, privilèges et juridiction du parlement, font la protestation suivante :

« Les libertés, franchises, privilèges et juridiction du parlement sont le droit natif, ancien, incontesté, l'héritage des sujets d'Angleterre.

« Les affaires graves et urgentes concernant le roi, l'État, la défense du roi et de l'Église d'Angleterre, le soin de faire et de maintenir les lois, de redresser les plaintes et les griefs qui s'élèvent journellement, sont l'objet légitime des débats du parlement.

« Dans la discussion de ces affaires, chaque député a, de droit, liberté entière de parler, proposer, discuter et terminer lesdites affaires. » (MATTER, Histoire des doctrines, t. II, p. 85)

En Espagne, pays si lent à se sauver de ses propres agitations par l'adoption d'un bon régime représentatif, les aspirations libérales sont aussi fort nettes et fort anciennes. La Sainte-Ligue LIGUE de Castille envoya à Charles-Quint, alors en Allemagne, un ultimatum ainsi conçu : « Le roi devra résider en Espagne, y rentrer sans amener d'étrangers...

« Pour les taxes, on s'en tiendra purement et simplement aux anciennes.

« Désormais, chaque ville enverra aux cortès trois députés, choisis séparément par le clergé, la noblesse et le tiers état.

(page 54) « La cour laissera les élections libres.

« Aucun député ne pourra recevoir ni office ni pension du roi, soit pour lui, soit pour des personnes de sa famille, sous peine de mort et de confiscation de ses biens. (Notre art. 36 est moins dur.)

« Chaque ville entretiendra son délégué. (C'est le principe de l'indemnité de notre art. 52.)

« Les états, convoqués ou non, s'assembleront au moins « une fois tous les trois ans.

« Tous les privilèges obtenus par la noblesse, au préjudice des communes, sont révoqués. (C'est notre art. 78.)

« Les terres des nobles seront assujetties aux mêmes taxes que celles des communes. (C'est notre art. 112.)

« Les indulgences ne seront prêchées dans le royaume qu'après que l'objet auquel on compte en appliquer le produit aura été examiné par les cortès.

« Le roi ne se fera jamais délier de son serment aux présents articles. » (Cité par MATTEB, Histoire des doctrines, t. I, p. 197.)

Si tous ces vœux anciens, qui ont abouti, pour beaucoup de peuples, aux libertés constitutionnelles, doivent nous donner foi dans les destinées de l'humanité, certains reculs, dans les institutions de quelques nationalités modernes, doivent nous engager à ne modifier, qu'à la dernière extrémité, notre excellente Constitution. Si la stratégie enseigne que conserver un terrain conquis est souvent une victoire, l'histoire parlementaire démontre que ne pas rétrograder est parfois un progrès.

Nous avons examiné comment sont constitués, en Belgique, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Nous l'avons fait avec quelque étendue. Il le fallait ; puisque, pour juger des qualités d'un appareil aussi compliqué, il convient d'en étudier tous les rouages. Le fonctionnement de notre machine (page 55) gouvernementale a été régulier et durable. A quoi faut-il l'attribuer ? Sans doute aux heureuses combinaisons, indiquées par l'expérience comme par la théorie et adoptées par les membres du Congrès, dont quelques-uns avaient de vastes connaissances, beaucoup d'autres un sens très-droit, tous un sincère patriotisme. Mais, c'est plus haut qu'il faut en chercher la cause véritable. La Providence, qui tient en ses mains les destinées des peuples, permet quelquefois, pour l'enseignement du monde, que des nationalités naissantes et faibles acquièrent, par la sagesse de leurs institutions ', le droit de s'asseoir solidement à côté de gouvernements anciens et forts. (« Les institutions libres sont une garantie non-seulement de la sagesse des gouvernements, mais encore de leur durée. Il n'y a pas de système qui puisse durer autrement que par des institutions. » GUIZOT, Cours d'histoire moderne (civilisation en Europe), t. V, XIVème leçon, p. 21.)

 

10. Les principales lois d’organisation prises par le Congrès : loi électorale, délits de presse et cour des comptes

 

Le Congrès suspendit ses délibérations sur la Constitution pour s'occuper, le 12 février 1831, et comme pouvoir législatif, de la loi électorale. M. de Theux avait été chargé du rapport. L'assemblée était alors en plein exercice de son mandat de constituant. C'est cette circonstance, sans doute, qui fît que ses résolutions relatives au pouvoir électoral, sans avoir la fixité de ses autres décrets, acquirent une grande consistance. En effet, la loi électorale n'a subi, en dix-sept ans, que deux changements dans ses dispositions importantes, l'abaissement du cens au minimum établi par la Constitution (loi du 12 mars 1848) et l'incompatibilité, établie entre le mandat parlementaire et les fonctions salariées par l'État (loi du 26 mai 1848).

Les articles adoptés de la Constitution avaient fixé quatre grandes bases : l'élection directe, le maximum et le minimum du cens électoral, le principe que les mêmes électeurs nommeraient les représentants et les sénateurs, enfin, le nombre (page 56) de ces députés, calculé sur le chiffre de la population. Et cependant, le Congrès parvint si difficilement à s'entendre sur l'application de ces principes que, une première fois, la loi électorale, adoptée article par article, fut rejetée, dans son ensemble, à la majorité de soixante et quinze voix contre soixante-quatre (séance du 22 février 1831). Il fallut recommencer, car le pays ne pouvait rester sans loi déterminant le mode d'élection des futures législatures. Nous examinerons à la fois les deux discussions : nous pouvons le faire avec d'autant moins d'inconvénient, que la division des opinions et le premier rejet de la loi avaient deux causes principales : la fixation du cens et la répartition des députés entre les divers districts.

Art. 1er. « Pour être électeur, il faut : Être belge de naissance, ou avoir obtenu la grande naturalisation ; être âgé de vingt-cinq ans accomplis ; verser au trésor de l'État la quotité de contributions directes, patentes comprises, déterminée dans le tableau annexé au présent décret. »

M. Van Snick proposa l'admission des capacités non censitaires : M. de Foere l'admission des capacités payant le minimum du cens fixé par la Constitution. Ces propositions furent repoussées : elles étaient la reproduction de celles qui avaient échoué à la discussion de l'art. 47 de notre pacte fondamental. Nous nous sommes occupé de cette question, sous cet article (Voir plus haut, pp. 25-29).

L'art. 18 porte : « Les électeurs se réunissent au chef-lieu du district administratif, dans lequel ils ont leur domicile réel. » Cette disposition ne fut point combattue. Chaque membre admettait, sans doute, les motifs mis en avant, sur ce point, par le rapport de M. de Theux, qui s'exprimait ainsi : « Quant à la réunion des électeurs, la commission a cru devoir la fixer au chef-lieu des districts administratifs ; les (page 57) électeurs y trouvent plus de facilité pour s’éclairer sur leur choix, ils sont moins exposés à une influence de localité. » Nous citons ces sages paroles et nous y insistons, pour que personne ne les oublie. Il y a vingt-quatre ans qu'elles ont été écrites ; mais la vérité a le privilège de ne pas vieillir.

M. de Carné aurait voulu une assemblée unique par département ; il trouve l'assemblée par arrondissement déjà trop étroite. Voici comment il s'exprime à ce sujet : « En créant des circonscriptions d'arrondissement on plaçait, en effet, les députés sous une dépendance étroite et toute personnelle avec leur commettants, on liait la destinée des hommes publies, quelle que pût être leur importance, aux intérêts et aux caprices d'un petit nombre de familles, et pour protéger la chambre contre l'esprit de parti, on la livrait à la tyrannie de l'esprit de localité.

« Au lieu de faire exprimer aux députés l'opinion d'une importante portion du territoire, on les institua les serviteurs obligés d'étroites cupidités et ils eurent l'air d'être des tyrans, lorsqu'ils n'étaient souvent que des esclaves '. » (Études sur l'histoire, etc., t. II, pp. 175 et 176. Voir, sur le même objet, un beau discours de M. CASTIAU, Annales parlementaires, 1846-1847, p. 1039).

Quant à l'éligibilité (art. 41 et 42), pour la chambre des représentants, comme pour le sénat, elle fut déterminée par l'insertion des art. 50 et 56 de la Constitution.

L'art. 43 rend applicables aux éligibles les incapacités prononcées par l'art. 5. « Ne peuvent donc être ni électeurs ni élus les condamnés à des peines afflictives ou infamantes, ni ceux-qui sont en état de faillite ou d'interdiction judiciaire. »

L'art. 51 fixe, d'après un tableau annexé, un cens différent (page 58) pour les campagnes et pour les villes de chaque province. M. de Foere proposa un cens uniforme, celui de 20 florins, minimum admis par la Constitution. Ici, nous n'aurions pu nous ranger de cet avis. Il est douteux pour nous, que l'instruction fût alors et soit même aujourd'hui assez répandue, pour abaisser à ce point le signe extérieur, la présomption légale de la capacité électorale. Les élections pourraient courir ainsi le danger d'être livrées à la merci des influences diverses et, par conséquent, de devenir, à un moindre degré, l'expression de la volonté nationale, dictée par l'intelligence et le libre choix. (Note de bas de page : « Ne voyez-vous pas que l'esprit de la loi anglaise, aussi bien que celui de la loi belge, est de favoriser, en les légalisant en quelque sorte, toutes les influences qui dominent les deux pays : ici l'influence territoriale, là celle du clergé, et que, sous la forme de démocratie, le législateur a su atteindre aux résultats les plus aristocratiques ? La concession de la franchise électorale … présuppose une aptitude suffisante aussi bien qu'un usage sérieux et pleinement libre du droit lui-même. « (DE CARNÉ, Études sur l'histoire, etc., t. II, pp. 360 et 361.)). L'amendement ne fut pas adopté.

L'art. 56 détermine le renouvellement par série et l'ordre de sortie de la moitié de la chambre des représentants et du sénat.

 A l'art. 57, M. Séron proposa d'ajouter ces mots : « Nul ne pourra exercer les fonctions d'électeur, s'il ne sait lire ni écrire. » Cette proposition fut écartée. Il eût été difficile de constater l'existence de ce motif d'exclusion. Certes, il est désirable que chaque électeur sache lire et écrire, mais ne pas le savoir, n'implique pas nécessairement l'ignorance ni des intérêts politiques, ni des intérêts moraux et matériels.

Les autres articles de la loi ne touchent pas aux principes : ils règlent seulement les formalités, de manière à concilier la célérité nécessaire dans la marche, avec la sûreté qu'exige une opération aussi importante que celle d'une élection.

La loi fut décrétée par quatre-vingt-quatorze voix contre quarante-six, dans la séance du 3 mars 1831.

 (page 59) Il est aussi impossible de concevoir le gouvernement représentatif - qui n'est que l'union de l'ordre et de la liberté - sans publicité, que la publicité elle-même, sans l'entière liberté de la presse. En Angleterre, la presse fut totalement libre, à dater du bill de libelle, introduit par Fox, en 1792.

M. de Carné dit, à ce sujet : « La liberté de la presse n'est pas, en Angleterre, un droit écrit, c'est désormais un de ces axiomes, l'une de ces idées fondamentales et simples, sans lesquels un peuple ne se comprendrait plus lui-même. Je ne sais pas de maxime mieux établie, et je ne connais pas, d'un autre côté, de matière qui ait donné lieu à moins de discussion et de mesures législatives. Le gouvernement britannique ne songe pas plus à passer des bills pour régler l'usage de la presse, que la faculté de médecine à tracer des prescriptions hygiéniques pour mesurer à chacun la dose d'air respirable. » (Études sur l'histoire, etc., t. II, p. 374).

C'est la même pensée qu'exprime M. Michelet, dans les termes suivants : « Huit jours auparavant (15 janvier 1535), « la Sorbonne avait tiré du roi une incroyable ordonnance qui supprimait l'imprimerie... Le clergé s'y prenait trop tard. L'art fatal avait tout enveloppé. Et la presse était plus qu'un art : c'était un élément nécessaire comme l'air et l'eau. L'air est bon, il est mauvais ; sain ici, là insalubre. N'importe. C'est la condition suprême de l'existence. On ne supprime pas la respiration, ni pas davantage la presse. » (Réforme, Paris, 1855, p. 396).

Mais, avant d'examiner les dispositions libérales sur la presse, heureux fruits de notre émancipation politique, voyons rapidement ce qui existait, en cette matière, pour les provinces belgiques, dans les temps reculés. En établissant ainsi le point de départ et le point d'arrivée, nous constaterons (page 60) tout le chemin parcouru, tous les progrès accomplis ; et le but atteint nous paraîtra plus précieux, si nous le mettons en regard du régime arbitraire, que nos pères ont subi.

Sans remonter plus haut, prenons l'édit du 12 février 1739, défendant de composer, répandre dans le public et débiter des pasquinades et libelles diffamatoires. Voici les peines comminées contre ces délits : « savoir, celle du dernier supplice et confiscation des biens, à charge de ceux qui auront osé composer, vendre ou débiter quelques libelles ou écrits qui impugnent aucun point de notre sainte religion, ou sont contraires à la tranquillité publique, etc. - Peines corporelles, avec la moitié de la confiscation des biens, pour libelles ou écrits contre les personnes constituées en dignités ecclésiastiques, ou employées à notre service. - Bannissement perpétuel, confiscation de la moitié des biens, pour libelles ou écrits contre les particuliers. » Il n'y avait pas de circonstances atténuantes à invoquer, car l'édit ajoutait : « Le tout abstraction faite, si les imputations injurieuses ou offensantes y exprimées pourraient, dans le fond, renfermer quelque vérité, ou seraient absolument fausses et forgées. Bien entendu que, dans le second cas, lesdites peines pourraient, par l’arbitrage du juge, être aggravées, même jusqu'au dernier supplice, lorsque l'atrocité des injures, énoncées dans pareils libelles, paraîtra exiger telle punition. » (Placards de Brabant, part. X,  f° 195).

En même temps, l'impression et la vente des livres, même anciens, étant soumises à l'approbation de la double censure, civile et ecclésiastique, il en résulta de nombreux conflits entre l'autorité spirituelle et l'autorité temporelle. Cette dernière intervint de manière à prouver et sa force de résistance et les incroyables abus qu'elle avait à combattre : quelques citations le prouveront à l'évidence. - Décret du conseil souverain de 1 (page 61) Brabant, du 20 juin 1739 : « Vu la liste originale des livres laissés par le feu conseiller Van Soetesté, remise par la veuve entre les mains du fiscal, censurée et signée, le 16 de présent mois de juin, par le pléban (censeur ecclésiastique) « Kerssen ; La Cour, à l'intervention dudit fiscal, ordonne que les livres de droit qui y sont rayés, savoir : Van Espen opera omnia... Grotius de jure belli et pacis... « seront imprimés dans le catalogue, qui sera fait sur ladite liste, et vendus publiquement. » (Placards de Brabant, part. X, fol. 175). - Décret du 2 mai 1759, signé Charles de Lorraine, prohibant le livre composé par le chanoine de la métropolitaine de Malines, Dens, sur les billets de confession ; ce document se termine ainsi :

« Au surplus, comme il nous est parvenu qu'il se débite aussi dans ces pays un Index de livres défendus par le pape Benoît XIV, sans qu'il soit muni d'aucune permission, dans lequel Index se trouvent proscrits les ouvrages du docteur Van Espen et autres, qui établissent les droits du souverain et les maximes fondamentales du pays, nous vous ordonnons d'en faire enlever pareillement tous les exemplaires. » Il fallut y insister ; les pièces suivantes prouvent que l'hostilité du clergé contre certains livres était persistante. - Décret du 28 octobre 1761, signé par Marie Thérèse elle-même, adressé au procureur-général du grand conseil : « II nous a été rapporté que dans la liste des livres prétenduement prohibés, qui se trouve à la suite du catalogue du feu archidiacre de Malines, Foppens, l'on a placé un grand nombre de livres d'une utilité notoire et reconnue et qui ne méritent aucune sorte de flétrissure, nommément divers ouvrages estimés sur Le concile de Trente, ceux de Dupin sur l'histoire ecclésiastique..., La défense de la déclaration du clergé de France, par le célèbre Bossuet, l'histoire des chevaliers de Malthe, les Institutions au droit (page 62) ecclésiastique, par Fleury, le Traité de Grotius du droit de guerre et de la paix, et plusieurs autres livres tant sur « l'histoire que sur d'autres objets. Nous n'avons pas vu sans étonnement que sur l'approbation que vous avez donnée à ce catalogue (censuré par l'autorité ecclésiastique), vous avez concouru à faire envisager ces livres comme prohibés, attendu qu'on ne peut ranger dans cette classe que ceux qui sont proscrits par nos édits, ou dont l'objet direct est d'attaquer la religion, l'État, ou les bonnes mœurs ; nous voulons donc bien vous assurer qu'en vous conformant à ces maximes vous serez, à l'avenir, plus circonspect ; indépendamment de quoi c'est notre intention que les livres de  l'archidiacre Foppens, qui ne tombent pas dans l'une des catalogues (catégories ? que nous venons d'indiquer soient vendus publiquement. » (Placards de Brabant, part. X, fol. 196.) Le procureur général, s'étant excusé sur ce qu'il n'avait fait qu'approuver la censure ecclésiastique, reçut de la ferme impératrice la réponse suivante : - Décret du 5 novembre 1761 : « Ayant eu rapport de votre représentation du 2 de ce mois, nous vous faisons la présente pour vous dire que nos conseillers fiscaux devant, par état, veiller à l'ordre public, à la conservation de nos prérogatives et au maintien des maximes qui constituent le droit public du pays, ces devoirs ne seraient certainement pas remplis, si vous consentiez de viser les catalogues des livres à vendre, d'après l'approbation du censeur ecclésiastique, vu les principes que les gens d'Église cherchent souvent à faire valoir au préjudice des droits des souverains, des lois de l'État des libertés et des privilèges des peuples. « Ainsi, inhérant dans notre décret du 28, c'est notre intention que vous vous conformiez aux règles que nous y avons u prescrites... (Signé : L'Impératrice-Reine, MARIA.) » (Placards de Brabant, part. X, fol. 196). (Note de bas de page : Ce ne fut pas seulement pour la censure des livres que Marie Thérèse fut en lutte avec le clergé, pendant quarante ans ; les ordonnances el les dates suivantes le prouvent : - Règlement pour les études à l'université de Louvain, sous la direction du gouvernement, 1743 ; - Défense à l'évêque de Gand de refuser la tonsure aux élèves de ladite université, 1743 ; - Grand nombre de lettres cassatoires, annulant les décisions de l'autorité ecclésiastique, comme contraires à l'autorité civile ; - Décret limitant le droit d'asile dans les couvents et les églises, 1742 ; - Défense au clergé de réciter l'office de Grégoire VII, comme contenant des énonciations injurieuses à tous les souverains et attentatoires à leur autorité, 1742 ; - Défense d'ériger de nouvelles fondations, sans son consentement ; défense d'acquérir, pour les établissements existants, donc limitation de la mainmorte, 1753 ; - Ordonnance de se conformer à l'art. XX de l'édit perpétuel, donc progrès vers la sécularisation de la tenue de l'état civil, 1754 ; - Défense d'admettre les novices avant l'âge de vingt-cinq ans ; les évêques réclament comme corps d'évêques, leur dépêche est renvoyée, l'impératrice ne reconnaissant pas de corps d'évêques, dans les provinces belgiques ; les prélats réclament individuellement ; la défense est maintenue, 1772 ; - Règlement pour l'érection, dans quatorze villes, d'établissements d'enseignement moyen aux frais de l'Etat, 1772 ; - Approbation de la bulle du pape Clément XIV, « Dominus ac Kedemptor, » supprimant l'ordre des Jésuites, 1773 ; - Ordonnances pour la vente des biens dudit ordre, 1773. L'histoire véritable du long règne (1740 à 1780) de Marie Thérèse, ce grand roi, est toute entière dans les placards de Flandre et de Brabant.)

Cet (page 63) avertissement si sévère ne suffît pas encore ; nous trouvons, en effet, quelques années après, les admonitions suivantes : - Décret du 4 août 1764 : « Nous étant revenu que divers catalogues de livres que l'on expose en vente ne passent pas par l'examen du censeur royal et que l'on se borne à la seule approbation du censeur ecclésiastique, d'où il résulte que quantité de livres de la plus grande utilité et contenant les meilleures maximes pour l'État, y sont proscrits, tandis que d'autres, opposés à ces maximes, ou bien à la religion et aux bonnes mœurs, y sont présentés comme bons et approuvés. Qu'au surplus, il se rencontre entre les catalogues, ainsi censurés par le seul censeur ecclésiastique, quantité de contradictions, les unes en rejetant, les autres en admettant les mêmes livres, et voulant remédier à cet abus, etc., voulons et statuons, pour règle générale, que (page 64) lorsque les catalogues de livres auront été examinés par le censeur ecclésiastique, ils soient examinés par les censeurs fiscaux, etc. » (Signé : Charles de Lorraine.) - Décret du 14 août 1766, adressé au chanoine de Saint- Pierre à Louvain... « Etant informé que, pendant l'année dernière, vous avez censuré certain catalogue de livres de la Bibliothèque du feu prince de Rubempré, destinés à être vendus à Bruxelles, nous vous faisons la présente pour vous dire que nous entendons que désormais vous vous absteniez d'exercer votre censure sur d'autres livres que sur ceux qui s'impriment à Louvain. » (Signé : Charles de Lorraine.) (Placards de Brabant, part. X, fol. 195-197. Voir, ibid., les décrets défendant la Gazette de Cologne (fol. 180), la Gazette. d'Haerlem (fol. 183), la Gazette de Francfort (fol. 187)).

Nous livrons ces documents, sans commentaires, à la sagacité du lecteur : ils parlent plus haut et plus clairement que nous ne pourrions le faire nous-même !

En Belgique, dès le 16 octobre 1830, le Gouvernement provisoire prit un arrêté, dont l'art. 2 était ainsi conçu : « Toute loi, ou disposition qui gêne la libre manifestation des opinions et la propagation des doctrines par la voie de la parole, de la presse, ou de l'enseignement, est abolie. » Le 12 avril 1831, une commission est chargée de rédiger un projet de décret sur la presse : On ne trouve pas de trace de son travail. Le ministre de la justice, M. Barthélemy, déposa un projet sur cet objet (E. HUYTTENS, Discussions, etc., t. V, p. 199). A la demande de M. Raikem, une nouvelle commission est nommée et, dans la séance du 19 juillet, M. de Theux soumet un rapport, qui fait connaître que la commission s'est bornée à exprimer le vœu que la prochaine législature s'occupât de cette révision. M. le rapporteur prétendait que les lois de 1829 et 1830 étaient encore en vigueur et pouvaient nous régir. Cet ajournement fut (page 65) repoussé, par le motif que les dispositions des lois de 1829 et 1830 ne pouvaient se concilier avec la liberté de la presse, et que, cependant, elles n'étaient pas légalement abrogées, dans toutes leurs parties, par l'arrêté du gouvernement provisoire. Une commission (MM. Van Meenen, Rogier, Dumont, Dubus aîné, Devaux, rapporteur) est chargée de s'occuper, séance tenante, de cette importante question. Dans la séance du 20 juillet 1831, le projet fut admis par quatre-vingt-onze voix contre vingt-cinq. Les dispositions de ce décret tendent à réprimer les attaques méchantes contre la force obligatoire des lois, l'autorité constitutionnelle du roi et les droits ou l'autorité des chambres ; la calomnie ou l'injure envers des fonctionnaires publies, des corps dépositaires ou agents de l'autorité publique. D'autres articles assurent le droit de réponse et l'obligation de signer le journal.

Ce décret, dont la force obligatoire a été prolongée par la loi du 19 juillet 1832, a été remis en vigueur par celle du 6 juillet 1833. Il a été modifié, en ce qui concerne les offenses envers le roi et envers les membres de la famille royale (loi du 6 avril 1847) ; et aussi pour les offenses envers la personne des souverains ou chefs des gouvernements étrangers (loi du 20 décembre 1852).

Par une espèce de compensation, on admit, depuis lors, l'exemption du droit de timbre pour les journaux (Loi du 25 mai 1848). Il a été souvent question du rétablissement de cet impôt. S'il était adopté de nouveau, il ne pourrait jamais l'être, suivant notre conviction, que pour ce qu'on nomme la quatrième page, pour la boutique à annonces, s'il est permis de s'exprimer ainsi. Il peut être logique d'exiger un droit de timbre de l'annonce tirée à deux mille et sept mille exemplaires, quand on le demande à la simple affiche de vente ou de location. (page 66) Mais, il faut considérer que beaucoup de journaux ne pourraient plus exister, dans les petites localités surtout, sans l'entier produit de leurs insertions. Or, ceux qui croient à l'utilité de la publicité par la presse - nous avons toujours été de ce nombre - ne peuvent se rallier au rétablissement, même partiel, du droit du timbre sur les journaux.

Un ouvrage de statistique (Exposé de la situation du royaume, 1841-1850, Bruxelles,1854, in-4, t. III, p. 202), estimé à juste titre, nous fait connaître l'incroyable accroissement des organes de la publicité. Le nombre des journaux soumis au timbre, dans tout le pays, était, en 1830, de trente-quatre ; pendant le premier trimestre de 1848, il montait à deux cent deux : il n'a fait qu'augmenter depuis. En 1841, le total des feuilles timbrées s'élevait à deux millions deux cent vingt-sept mille huit cent dix-sept, donnant un produit en principal de 289,122 francs : en 1847, on débita dix millions six cent quarante-quatre mille deux cents timbres, produisant 384,099 francs. Un journal (Émancipation du 12 octobre 1834) a donné les chiffres suivants : « En 1830, on ne comptait, en Belgique, que vingt-sept journaux avec trente- deux mille abonnés environ. En juin 1854, il y avait cent cinquante-huit journaux avec quatre-vingt-dix-sept mille abonnés approximativement. » Dans la séance de la chambre du 5 février 1855, M. le ministre des travaux publics dit, à propos de l'augmentation du traitement des facteurs de la poste : « Le nombre des journaux distribués, qui était de quatre millions, est aujourd'hui de seize millions. » (Annales parlementaires, 1854-1855, p. 659. J. MALOU, Notice statistique sur les journaux belges (1830-1842). (Extrait du tome I du Bulletin de la commission centrale de statistique de Belgique.) Cet opuscule contient les détails les plus intéressants sur la presse périodique de cette époque. C'est la statistique la plus complète et la mieux faite que nous ayons rencontrée sur cet objet).

  « Il résulte, dit un autre journal, d'un tableau des journaux belges, dressé récemment par l'administration des postes, qu'il existe, en Belgique, deux cent cinq journaux ou revues périodiques répartis de la manière suivante : Anvers (page 67) vingt, Brabant soixante, Flandre occidentale quarante, Flandre orientale trente-trois, Hainaut dix-sept, Liège dix-huit, Limbourg sept, Luxembourg cinq, Namur cinq. Les journaux quotidiens qui se publient à Bruxelles sont au nombre de dix-sept.» (Indépendance du 8 janvier 1856). Cette progression prouve que la population prend, de plus en plus, intérêt aux affaires publiques. (Voir aux Pièces justificatives, n°VIII, une statistique du Journalisme en Belgique, au commencement de 1856). 

La douceur de la législation sur la presse, en notre pays, qui a permis cet accroissement important, et l'abolition du timbre qui promet un développement plus considérable encore, imposent, d'autre part, de nouveaux devoirs aux organes de la publicité. S'il veut conserver la bienveillance du législateur, la sympathie de l'opinion publique et sa propre autorité, le journalisme est tenu à une grande réserve envers les lois et les autorités constitutionnelles. Certes, beaucoup de journaux comprennent, comme nous, ce que leur devoir et leur intérêt leur commandent : mais, quelques-uns, en petit nombre, il est vrai, gagneraient beaucoup, en usant de plus de retenue à l'égard des personnes et en s'exprimant avec plus de dignité sur les choses. Après tout, ces défauts partiels sont corrigés par la discussion, par le droit de réponse et plus encore par l'esprit sensé et peu inflammable de nos populations. Ce serait à tort, pensons-nous, qu'on argumenterait de rares excès (Note de bas de page : Dans l'Exposé de la situation, t. III, p. 352, nous voyons que le nombre des condamnations pour crimes et délits, par voie de la presse, a été le suivant, de 1840 à 1849 : Délits politiques, 1 ; attentats aux mœurs, 6 ; calomnies, 27 ; injures, 4) pour mettre les moindres entraves à l'une de nos plus précieuses libertés.

 (page 68) Voici, à cet égard, l'opinion de Benjamin Constant : « Mais lorsqu'il n'y a dans un pays ni liberté de la presse ni droits politiques, le peuple se détache entièrement des affaires publiques ; toute communication est rompue entre les gouvernants et les gouvernés... L'opinion publique est la vie des États ; quand l'opinion publique est frappée dans son principe, les Etats dépérissent et tombent en dissolution. En conséquence, remarquez-le bien, depuis la découverte de l'imprimerie, certains gouvernements ont favorisé la manifestation des opinions par le moyen de la presse. D'autres ont toléré cette manifestation ; d'autres l'ont étouffée. Les nations chez lesquelles cette occupation de l'esprit a été encouragée ou permise, ont seules conservé de la force et de la vie. Celles dont les gouvernements ont imposé silence à toute opinion ont perdu graduellement tout caractère et toute vigueur. » (Commentaire sur l'ouvrage de Filangieri, 1ère partie, pp. 75 et 76).

L'histoire nous enseigne que sous tous les despotismes, oligarchiques ou d'un seul, la liberté de la presse a été sacrifiée. En France, les mesures les plus restrictives sont prises contre elle, et sous la république et sous les deux empires. En Angleterre, le gouvernement républicain, qui succéda à Charles Ier, porta une loi qui accordait à quatre villes seulement - Londres, York, Oxford et Cambridge, - le privilège d'imprimer. (GUIZOT, Discours sur l'histoire, etc., p. 32).

Nous venons de voir que la loi sur la presse réprime les attaques publiques et méchantes « contre les droits et l'autorité des Chambres. » C'est là la conséquence de la prescription de l'art. 98 de la Constitution ainsi conçu : « Le jury est établi en toutes matières criminelles et pour délits politiques et de (page 69) la presse. » Au jury seul appartient donc de prononcer sur les attaques, par voie de la presse, contre les Chambres. Mais qui sera juge, si le Parlement venait à être attaqué par une autre voie ? L'une ou l'autre Chambre peut-elle, comme en Angleterre, citer à sa barre ceux qui l'auraient offensée ? Nous ne le pensons pas ; car la personne citée pourrait prétendre qu'elle a usé d'un droit et invoquer les dispositions constitutionnelles suivantes : « Les contestations qui ont pour objet des droits politiques sont du ressort des tribunaux, sauf les exceptions établies par la loi (Art. 93). » « Nul tribunal, nulle juridiction contentieuse ne peut être établie qu'en vertu d'une loi (art. 94). » Il faudrait donc une loi pour que les Chambres pussent se faire justice à elles-mêmes contre des attaques autres que celles qui partent de la presse. A présent, nous nous demandons : Est-il bon qu'une telle loi soit formulée et admise ? Et nous n'hésitons pas à répondre négativement. Pour appuyer notre opinion nous n'aurions qu'à invoquer ces principes : Nul ne peut se rendre justice à soi-même ; nul ne peut être, à la fois, juge et partie. Mais c'est dans les précédents constitutionnels d'autres peuples que nous devons chercher la preuve de l'inutilité, pour ne pas dire des dangers d'une telle loi.

La Constitution des États-Unis, moins ancienne que le droit constitutionnel anglais, ne confère au Congrès qu'une seule juridiction répressive, c'est celle de prononcer la peine pour trahison contre les États-Unis, crime défini par la même disposition (art. 3, section III, §§ 1 et 2). Les règlements des deux Chambres leur confèrent certains pouvoirs contre leurs propres membres (amendes, détention), mais pas contre d'autres personnes.

En Angleterre, l'usage, plus encore que le droit écrit, donne aux deux Chambres des prérogatives et une juridiction non seulement contre leurs propres membres, mais aussi contre des personnes étrangères à chaque assemblée. Nous (page 70) les indiquerons brièvement, pour prouver combien ce privilège est dangereux, dans les temps agités surtout, entre les mains d'assemblées nombreuses et omnipotentes.

Les peines pour ce qu'on nomme violation de privilège, s'appliquent ou à des membres de l'assemblée, ou à des personnes étrangères. Pour les premiers, elles allaient jusqu'à l'emprisonnement, d'ordinaire pour la durée de la session, l'expulsion, l'amende (affaire Hall), et, chose exorbitante, l'incapacité d'être réélu (affaire de l'élection de Middlesex, 1769). On sait l'abus qui fut fait du droit d'expulsion tant par le Long-Parlement qu'en 1680. En 1714, R. Steele fut expulsé de la chambre basse, pour avoir écrit la « Crise », pamphlet dirigé contre les ministres. La Chambre des lords envoya quatre de ses membres à la Tour, en 1677 ; parmi eux se trouvait le comte Shaftesbury, pour acte de mépris, c'est-à-dire pour avoir mis en doute, dans un débat, la continuation légale du parlement après une prorogation de douze mois.

Le pouvoir des deux chambres anglaises sur des personnes qui n'en font pas partie fut aussi l'occasion de nombreux abus, de déplorables conflits des deux assemblées entre elles ou avec les cours judiciaires. Car cette prérogative s'exerçait non-seulement pour violation de privilège contre des membres isolés ou les assemblées tout entières, mais aussi pour la réparation d'un dommage civil, éprouvé par un membre (enlèvement de bois ou charbon, pêche illicite, etc.). La Chambre plaça, en 1701, sous la garde du sergent d'armes, l'auteur d'une pétition qui n'était pas irrespectueuse, mais contraire à l'opinion de la majorité. En 1721, elle fit mettre en prison l'imprimeur Mist, pour publication d'un journal, dans lequel il n'y avait nulle offense contre le Parlement (HALLAN, Histoire constitutionnelle, chap. XVI).

Nous ne citons que quelques abus ; mais ils sont nombreux ceux qui prouvent les dangers d'une juridiction aussi étendue, (page 71) exercée par des assemblées nombreuses, sans contrepoids et sans contrôle. C'est donc avec raison que notre Constitution a laissé à la loi le soin de régler si d'autres que les tribunaux pourront être saisis des contestations qui ont pour objet des droits politiques. Ce serait à tort, pensons-nous, et à moins de nécessité évidente, que l'on présenterait une loi nouvelle, pour donner aux chambres une juridiction propre. Le respect de la nation, les discussions de la tribune, les controverses de la presse et, au besoin, la justice des tribunaux ordinaires sont pour elles des sauvegardes suffisantes, des garanties autrement fortes qu'une prérogative propre, un privilège, comme il en existe en Angleterre.

Au milieu de ses préoccupations politiques et de son travail de constituant, le Congrès songea aussi à assurer une bonne gestion financière. Le sentiment public était encore tout ému des griefs qu'avaient soulevés les opérations obscures et la marche tortueuse du syndicat d'amortissement. Il s'agissait de porter la lumière et d'introduire l'ordre dans les recettes et les dépenses de l'État. C'était bien faire augurer de l'avenir que de montrer cet esprit de contrôle, ce souci de la règle, dans un moment où les événements avaient jeté quelque confusion dans toutes les branches de l'administration publique.

Un décret du 30 décembre 1830 institua une Cour des comptes : un autre décret de la même date fixa le mode de nomination des membres qui doivent composer ce corps. Le 9 avril 1831, le Congrès approuva le règlement d'ordre que la Cour devait, aux termes de l'art. 17 des statuts d'institution, soumettre à l'approbation de l'assemblée constituante (Pasinomie, 3ème série, t. I, pp. 115,117, 323 ; Manuel de la Chambre, pp. 519-542).

D'après ces dispositions, la Cour des comptes de Belgique se compose d'un président, de six conseillers et d'un greffier. La première nomination fut faite par le Congrès lui-même. (page 72) L'art. 1er porte que ses membres sont nommés, tous les six ans par la Chambre des Représentants, qui a toujours le droit de les révoquer ; ils doivent avoir au moins trente ans, le greffier au moins vingt-cinq ans ; ce dernier n'a pas voix délibérative. L'art. 2 établit les incompatibilités ; les membres de la cour ne peuvent faire partie de l'une ou de l'autre Chambre. Remarquons en passant que le principe des incompatibilités parlementaires se trouve ainsi admis par le Congrès. Les autres articles règlent les attributions et fixent les traitements à 5,000 florins des Pays-Bas, pour le président ; à 2,500 florins, pour les conseillers et le greffier. Ce taux est évidemment peu convenable pour une position aussi haute, peu en rapport avec les travaux qu'elle impose. Nous le verrons élevé aux chiffres respectifs de 9,000 et 7,000 francs, en 1846 ; puis réduit à ceux de 8,000 et 6,000 franes, en 1848.

Cette institution, d'origine très-ancienne en Belgique, est très considérée partout. Le privilège d'avoir une Chambre des comptes fut garanti à la province de Brabant par l'art. 25 de la Joyeuse entrée du 9 septembre 1494 (Placards de Brabant, t. I, fol. 184).  Sous Marie-Thérèse, la chambre des comptes occupait déjà un rang parmi les grands corps de l'Etat (CHARLES STEUR, Mémoire couronné etc., de 1827, p. 24). Du temps du premier empire français, cette Cour prenait place après la Cour de cassation. Le rapporteur de la loi du 16 septembre 1807 appréciait ainsi cette magistrature élevée : « Cette considération dont il (l'empereur) l'environne, cette honorable assimilation qu'il lui donne, pour le rang et les prérogatives, avec la Cour suprême de justice, conviennent éminemment à un établissement unique qui, impassible et pur comme la loi dont il sera l'organe, sera juge de la fortune publique, de celle de tous les comptables ; qui, dispensant l'honneur et le blâme, rendra prompte et éclatante justice, à qui il appartiendra (page 73), mais sera le surveillant et l'ennemi-né et perpétuellement actif de toutes espèces d'erreurs, de fraudes et de dilapidations. » Disons le hautement, notre Cour des comptes s'est constamment rendue digne d'un tel éloge, et n'a jamais failli à sa mission.

Le 20 juillet 1831, le Congrès, avant de se séparer, prit dans une séance de nuit, qui dura jusqu'à une heure et demie du matin, les résolutions suivantes : Ajournement immédiat du Congrès après le serment du roi ; dissolution de plein droit le jour de la réunion des Chambres ; jusqu'à cette dissolution, le roi seul a le droit de convoquer le Congrès, qui ne pourra exercer que la partie du pouvoir législatif que la Constitution attribue aux chambres ; le gouvernement est chargé de faire procéder, dans les quarante jours, aux élections et de convoquer les chambres dans les deux mois.

Tel fut le dernier vote de cette illustre assemblée qui, ayant reçu la mission de fonder la liberté sur l'ordre, sut résoudre, au-delà de tout espoir et dans l'espace de quelques mois, ce difficile problème, en décrétant une sage Constitution et en élisant un bon roi (Note de bas de page : Le Congrès ne fut réuni que huit mois (10 novembre 1830 au 21 juillet 1831). Il tint en tout cent cinquante-six séances. On peut compter que les communications diplomatiques et d'autres discussions, étrangères à la Constitution, absorbèrent le tiers de ces séances).

Le lendemain, 21 juillet 1831, date historique pour nous, S. M. Léopold Ier prêtait serment à la Constitution, sur la place Royale, en présence du peuple et du Congrès applaudissants et venait ainsi clore la révolution, en ouvrant l'ère du gouvernement représentatif du royaume de Belgique. (Voir, pour les détails de cette cérémonie, Moniteur, 1831, n°38 ; TH. JUSTE, Histoire du Congrès, t. 1, p. 352 ;  THONISSEN, la Belgique sous le règne de Léopold Ier, t. I, pp. 1 à 10 ; DE GERLACHE, Histoire du royaume des Pays-Bas, t. II, p. 211).

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