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« Histoire du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge », par Théodore JUSTE

 

Bruxelles, Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850, 2 tomes (1er tome : Livres I et II ; 2e tome : Livres III et IV)

 

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LIVRE TROISIEME. LA REGENCE

 

CHAPITRE PREMIER

 

Serment imposé aux fonctionnaires, tant civils que militaires

 

(page 1) La régence fut une époque de transition, pendant laquelle les nouvelles institutions de la Belgique prirent racine dans le sol. Depuis le mois de septembre, le gouvernement avait eu des formes républicaines ; avec la promulgation de la Constitution et (page 2) l'installation du régent, reparurent les premières formes monarchiques. Le Congrès vota bientôt un décret qui enjoignait à tous les fonctionnaires, tant civils que militaires, de prêter serment de fidélité au régent et d'obéissance à la Constitution et aux lois du peuple belge. L'administration, divisée jusqu'alors en comités, reprit l'ancienne division en ministères.

 

Composition du premier ministère du régent. Démission de M. de Gerlache

 

Pour constituer son cabinet, le régent se contenta, le 26 février, de donner le titre et le pouvoir ministériels aux anciens présidents ou administrateurs généraux des comités. M. Sylvain Van de Weyer conserva, en conséquence, la direction des affaires étrangères ; M. Alex. Gendebien devint ministre de la justice ; M. Tielemans, ministre de l'intérieur ; M. Ch. de Brouckere, ministre des finances, et M. le général Goblet, ministre de la guerre. On fit remarquer au régent que l'élément catholique n'était point représenté dans le cabinet qu'il venait de constituer et que, par cette lacune, l'union pouvait être altérée. Le cabinet résolut de s'adjoindre M. de Gerlache qui, dans la séance du 25 février, avait été élu président du Congrès national par cent vingt-deux voix sur cent trente votants. Un arrêté du 27, contresigné par tous les ministres, appela M. de Gerlache à la présidence du conseil, mais sans portefeuille, ni traitement, ni voix délibérative. Bien que cette nomination ne donnât à M. de Gerlache aucune influence effective sur les décisions du conseil, elle fut violemment attaquée par certains journaux aux tendances françaises, notamment par l'Émancipation, qui gardait rancune au nouveau président à cause du discours qu'il avait prononcé en faveur du duc de Leuchtenberg. Dès le 7 mars, M. de Gerlache remit sa démission motivée au régent, alléguant surtout que l'on savait très exactement à L’Émancipation tout ce qui se disait, tout ce qui se passait dans le cabinet ; et qu'il se trouvait attaqué dans ce journal plus de huit fois depuis huit jours qu'il siégeait au Conseil. En vain le régent s'efforça-t-il de le faire revenir sur sa (page 3) détermination ; M. de Gerlache persista, parce qu’il avait pu apprécier ce qu'il y avait de faux dans sa position ; la démission qu'il avait donnée fut acceptée le 15 (DE GERLACHE, Histoire du royaume des Pays-Bas, 2e édition, t. II, p. 186, et t. III, p. 294. Il reprit la présidence du Congrès, et le cabinet conserva sa couleur exclusivement libérale, nous ne pouvons dire homogène, car de graves dissidences ne tardèrent point à éclater entre quelques-uns des ministres. Du reste, les membres les plus influents, les hommes politiques du cabinet étaient le ministre de la justice et le ministre des affaires étrangères, sortis tous les deux du gouvernement provisoire ; ils poursuivirent la tâche qu'ils avaient remplie jusqu'alors, le premier avec une énergie au niveau de la crise révolutionnaire, le second avec une aptitude remarquable pour les affaires diplomatiques. Ce premier ministère de la régence n'eut d'ailleurs qu'une existence très courte ; l'absence d'un plan nettement arrêté, c'est-à-dire de nature à conduire à une solution décisive, paralysa les meilleures intentions et rendit le cabinet en quelque sorte impuissant jusqu'au jour où des dissentiments intérieurs amenèrent sa dissolution.

 

Réorganisation de l'administration générale du pays

 

Un député, qui avait également révélé une intelligence supérieure et dans le comité de Constitution et dans le comité diplomatique, M. Nothomb, le plus jeune membre de l'assemblée nationale, fut nommé le 1er mars secrétaire général du ministère des affaires étrangères. M. Plaisant conserva la direction de l'administration générale de la sûreté publique. La réorganisation administrative avait été une des tâches les plus difficiles du gouvernement provisoire. Le siège de la plupart des grands établissements publics se trouvait en Hollande. La Haye possédait la haute cour de justice, la chambre générale des comptes, l'imprimerie de l'État ; Utrecht, le collège des conseillers (page 4) et maîtres généraux des monnaies, la haute cour de justice militaire ; Breda, l'école militaire. Certaines administrations, faisant partie des départements ministériels, ne quittaient jamais La Haye ; tels étaient : le département des recettes ; l'administration des contributions directes, accises, droits d'entrée et de sortie ; l'administration de l'enregistrement, du cadastre et des loteries ; l'administration des postes et autres moyens de transport, même l'administration des mines. Le ministère de la guerre, le ministère de la marine, la direction de la Société de Commerce des Pays-Bas étaient également établis en Hollande. Les autres départements ministériels suivaient la cour, qui résidaient alternativement à Bruxelles et à La Haye ; or, comme elle se trouvait précisément à La Haye en 1830, le gouvernement provisoire se vit en face du néant et obligé de créer une administration nouvelle.

 

Comité de l'intérieur

 

On ne trouvait pour cette œuvre d'urgence que des hommes sortant du combat, prêts à reprendre le fusil au premier coup de tocsin, et le plus souvent désireux de le reprendre pour échapper aux fatigues du fauteuil. Cependant, quelques citoyens se dévouèrent successivement, et le comité de l'intérieur s'organisa peu à peu, d'abord sous la direction de M. de Stassart, auquel succéda M. Nicolaï, membre du gouvernement provisoire, puis M. Tielemans, compagnon d'exil de M. de Potter (Note de bas de page : Dès le 28 septembre 1830, M. Éd. Stevens, avocat à Bruxelles, avait été chargé par le gouvernement provisoire des fonctions de secrétaire général du comité de l'intérieur. M. de Stassart fut nommé président de ce comité le 1er octobre. Il donna sa démission pour se consacrer à la province de Namur dont il avait été en même temps nommé gouverneur. Le même motif l'engagea à se retirer du Congrès. Celte seconde démission fut acceptée le 17 février).

. Le comité de l’intérieur devait étendre son action sur les provinces, les communes, les ponts et chaussées, l'instruction publique, l'agriculture, (page 5) l'industrie, la garde civique. Les administrations provinciales avaient conservé leurs archives, leurs bureaux, une grande partie même de leur personnel ; et la nomination d'un gouverneur devait suffire pour rendre au mécanisme du service public le mouvement que la révolution y avait momentanément suspendu. Le gouvernement provisoire ne voulut pas cependant accumuler sur une seule tête la responsabilité de ces hautes fonctions avant que le triomphe de la révolution fût certain ; pour assurer la marche du service public et rallier autour de Bruxelles les intérêts de toutes les localités, il institua d'abord des commissions provinciales là où la nécessité l'exigeait. Ces commissions réalisèrent les espérances du gouvernement ; à mesure cependant que les circonstances permirent de rentrer dans un ordre de choses plus régulier, les commissions provinciales disparurent successivement pour faire place à des gouverneurs. Les états députés furent maintenus ou réinstallés partout où il avait été possible d'en réunir les membres. Dans plusieurs provinces, quelques-uns des membres des députations permanentes avaient refusé leur adhésion au gouvernement provisoire ; d'autres hommes, choisis, autant que possible, parmi les membres des états provinciaux, les remplacèrent, et ce rouage continua, comme auparavant, à s'engrener avec les autres, sans secousse et avec une liberté de mouvement qui en doublait la force. L'institution des commissaires de district et de milice fut également conservée. Quant aux administrations des villes et des campagnes, elles durent être recomposées par la voie de l'élection directe ; or, presque partout le vœu du peuple appela au maniement des affaires des hommes dignes de la confiance de leurs administrés et résolus à défendre les principes de la révolution. Dès le mois de décembre 1830, l'ordre était rétabli partout. Si, dans quelques lieux, un reste de fermentation régnait encore, il avait sa source plutôt dans les besoins de la classe indigente et les intérêts momentanément (page 6) froissés des autres classes, que dans les bouleversements politiques ou le nouvel ordre de choses que la révolution avait créé. Le gouvernement était parvenu, au moyen de quelques sacrifices, à contenir cette fermentation dans les bornes de la plainte. Il avait autorisé plusieurs villes à faire des emprunts, d'autres à établir des taxes municipales pour subvenir aux dépenses extraordinaires que les événements nécessitaient ; dans quelques provinces cependant la masse des besoins avait été tellement impérieuse que le gouvernement s'était vu contraint à faire des avances sur le trésor. Il avait tiré des rentrées ordinaires du trésor un parti immense ; car, c'était avec ces faibles ressources qu'il avait pu faire face à toutes les exigences d'une révolution, créer une armée et pourvoir à l'administration d'un pays subitement arraché à la domination d'un prince qui en avait gardé toutes les dépouilles (Note de bas de page : Nous avons puisé ces détails dans le rapport fait au Congrès, le 9 décembre 1830, par M. Tielemans, administrateur général de l'intérieur).

 

Comité des finances

 

Le comité des finances embrassait l'administration des contributions de l'enregistrement, des postes, des domaines, du trésor, de la garantie des matières d'or et d'argent et des monnaies. M. Coghen se trouvait, en prenant les rênes d'une administration aussi vaste que compliquée, dépourvu à la fois et de rétroactes quelconques et du personnel nécessaire pour remplacer non seulement la direction centrale qui siégeait à La Haye, mais encore les employés des provinces qui avaient abandonné leur poste. Tout était à créer, et tous les éléments d'organisation manquaient. Les premiers soins du chef du comité des finances eurent pour objet de constituer l'administration générale, centre d'où devaient partir les instructions à faire exécuter sur tous les points du territoire. Il s'occupa ensuite de réorganiser le personnel dans les provinces, d'y établir le cours régulier de l'administration, (page 7) enfin d'y activer la rentrée des impôts paralysée par l'effet inévitable des circonstances. Et, au milieu de ces travaux multipliés, l'administrateur général ne négligea point les améliorations matérielles que les contribuables avaient lieu d'espérer de la régénération politique. La suppression de la loterie ; le retrait de l'interprétation ministérielle qui avait haussé le prix du timbre des journaux et des affiches ; la cessation des gênes que le système de législation en vigueur faisait peser sur les distilleries et les brasseries ; la suppression des leges ; l'abrogation de l'arrêté qui assujettissait les passages d'eau à la contribution foncière : telles furent les améliorations les plus urgentes que M. Coghen provoqua du gouvernement provisoire. Malgré la secousse qui avait renouvelé l'ordre politique tout entier, le service se faisait, dès le mois de décembre, avec une régularité parfaite dans toutes les provinces et les parties de provinces où l'autorité du gouvernement belge était reconnue. Partout les employés rivalisaient de zèle, et, dans beaucoup de localités, les contribuables montraient à s'acquitter envers le trésor un empressement digne des plus grands éloges. M. Coghen eut pour successeur, à la tête du comité des finances, M. Ch. de Brouckere, dent l'énergique activité ne devait reculer devant aucun obstacle. Il provoqua le complément des mesures méditées par son prédécesseur. La diminution des impôts, la suppression de ceux qui exigeaient la surveillance la plus active, lui permirent de diminuer considérablement le personnel, de simplifier les rouages de l'administration supérieure. C'est ainsi qu'il avait obtenu du gouvernement un arrêté statuant qu'aucune personne étrangère à l'administration financière ne pourrait provisoirement y entrer. Il avait demandé aux gouverneurs une nouvelle circonscription pour les recettes, et prescrit que, en attendant la réorganisation, ils confiassent les recettes et les contrôles vacants à des receveurs ou contrôleurs, dont les places pouvaient être supprimées (page 8) et les circonscriptions agglomérées dans d'autres. Enfin, dès le commencement de l'année 1831, M. de Brouckere s'occupait d'un projet de réunion de l'enregistrement et du domaine sous une seule administration (Note de bas de page : Voir le rapport fait, le 11 décembre 1830, au Congrès, par M. Coghen, administrateur général des finances, ainsi que l'exposé des motifs du projet de décret présenté, dans la séance du 13 janvier 1831, par M. Ch. de Brouckere, concernant le budget des dépenses pour le premier semestre de 1831).

 

Comité de la guerre ; détails sur la formation de l'armée belge

 

Le comité de la guerre avait été dirigé, depuis la fin du mois de septembre jusqu'au 30 octobre 1830, par le colonel Jolly, membre du gouvernement provisoire ; et, depuis le 30 octobre 1830 jusqu'au 24 mars 1831, il eut à sa tête le général Goblet. Durant sa courte administration, le colonel Jolly ne put que tracer les cadres de l'organisation future de l'armée ; M. Goblet créa les bureaux de la guerre et les premiers éléments de la force nationale. Une des causes qui avaient engagé le gouvernement provisoire à ne pas repousser l'armistice, c'est que, à la date du 18 novembre 1830, toute la force régulière dont il pouvait disposer consistait en 1,250 hommes sans cavalerie. En un mois, l'administration de la guerre fit des miracles. Il résulte, en effet, du rapport adressé, le 7 décembre, par M. Chazal, intendant général de l'armée, à M. Goblet, que l'on comptait alors sous les armes 32,000 hommes de troupes régulières et environ 6,000 volontaires. Quelques jours après, le 11 décembre, dans le rapport qu'il fit au Congrès, M. Goblet déclara que l'armée comptait sous les drapeaux trente-trois bataillons d'infanterie de ligne, plusieurs bataillons de chasseurs et trois régiments de cavalerie au complet, c'est-à-dire qu'il croyait pouvoir évaluer l'effectif à 40,000 hommes environ. Enfin, pendant l'administration du colonel d'Hane de Steenhuyzen, du 25 mars au 17 mai 1831, l'armée régulière fut encore renforcée de 26,100 hommes (Note de bas de page : Peut-être lira-t-on avec intérêt quelques détails sur la création de l'armée belge. L'infanterie reçut un commencement d'organisation par un arrêté du 27 octobre 1830 statuant que les anciennes 1re, 3e, 4e, 6e, 11e, 12e, 14e, 15e, 16e, 17e et 18e divisions (afdeelingen), formées en Belgique, et presque toutes à la chute de l'empire français, seraient réorganisées et prendraient la dénomination de régiment. Un autre arrêté du 25 novembre statua que les ci-devant 1re, 3e, 6e et 11e divisions formeraient les 1re, 3e, 6e et 11e régiments, et que les divisions 12, 14, 15, 16, 17 et 18 prendraient respectivement les dénominations de 2e, 5e, 7e, 8e, 9e et 10e régiment. Dans l'origine, chaque régiment se composait d'un état-major, de trois bataillons de guerre, chacun de six compagnies, et d'un dépôt. L'arrêté du 27 octobre avait également ordonné la création de plusieurs bataillons de chasseurs à pied ; ces bataillons absorbèrent divers corps francs et formèrent enfin trois régiments. Le 1er (aujourd'hui chasseurs-carabiniers) absorba notamment les chasseurs de Bruxelles, commandés par Borremans, et les chasseurs volontaires d'Ernest Grégoire ; le 2e régiment fut formé, le 31 mars 1831, des chasseurs Niellon, des tirailleurs réguliers de Liége, commandés par le colonel Ch. Rogier, et des chasseurs luxembourgeois, commandés par le major Claisse ; le 3e régiment fut formé d'autres corps francs, notamment des tirailleurs de la Meuse et des tirailleurs de l'Escaut.

Le premier arrêté organique concernant la cavalerie belge porte la date du 27 septembre 1830 ; il fixait à cinq le nombre des régiments. Deux de chasseurs, deux de lanciers et un de cuirassiers, indépendamment de la gendarmerie. Ces cinq régiments se formèrent, en grande partie, des éléments qui se trouvaient dans les corps de cavalerie de l'armée des Pays- Bas. Un corps franc des guides de la Meuse devint, par des accroissements successifs, le magnifique régiment que tout le monde connaît. Les batteries de campagne furent pour la plupart organisées à Mons ; enfin, le régiment du génie tire son origine d'un corps volontaire de sapeurs-mineurs formé à Liége au mois d'octobre 1830 et qui fut transformé, par un arrêté du 22 janvier 1831, en un bataillon de six compagnies. Par son décret du 31 décembre 1830, le Congrès avait organisé la garde civique (voir t. I,.p. 455). Ce décret conférait à vie la dignité de général en chef de la garde civique de la Belgique à M. le baron Emmanuel Van der Linden d'Hoogvorst. Voulant se consacrer exclusivement à ces fonctions, M. d'Hoogvorst avait adressé au Congrès, le 13 février 1831, sa démission de membre du gouvernement provisoire.)

 

Comité de la justice

 

(page 9) Malgré l'absence de toutes archives, dont une grande partie était à La Haye, et dont l'autre avait été brûlée dans le saccagement de l'hôtel Van Maanen, au mois d'août 1830, les bureaux (page 10) du comité de la justice avaient été promptement organisés et, dès le mois de décembre, la marche des affaires n'éprouvait plus d'entraves. Par un arrêté du 30 septembre 1830, le comité central, investi du pouvoir exécutif, avait décrété que la justice se rendrait au nom du gouvernement provisoire de la Belgique, et que tous les actes seraient rendus exécutoires au nom de cette même autorité. Par un autre arrêté du 1er octobre, le comité central, voulant itérativement que l'administration de la justice ne fût pas plus longtemps interrompue, et que les réformes et les améliorations désirées pussent y être successivement introduites, arrêta que le conseil de justice lui soumettrait les dispositions que l'urgence des circonstances rendait nécessaires ; et il fut statué qu'un des membres de ce conseil travaillerait directement avec le comité central et lui ferait chaque jour un rapport (Note de bas de page : Ce conseil était composé de MM. les avocats Blargnies, Barbanson et Kockaert. Le 10 octobre, M. Alex. Gendebien fut chargé de la présidence du comité de la justice en qualité de commissaire général, mais il ne prit une part active a ses travaux qu'après avoir rempli les missions diplomatiques qui lui avaient été confiées). Le conseil, dès l'instant de sa formation, avait reconnu qu'une épuration du personnel judiciaire était surtout une des dispositions réclamées par l'opinion publique. Le provisoire de l'ordre judiciaire et l'amovibilité de ses membres lui en laissaient les moyens légaux ; l'intérêt public lui en faisait un devoir. La magistrature du royaume des Pays-Bas n'avait pas reçu d'institution définitive ; de son propre aveu, elle se considérait elle-même comme provisoire et révocable, aucune loi ne l'ayant dotée (page 11) de l'inamovibilité constitutionnelle qui devait résulter d'une organisation future. Les actes politiques auxquels plusieurs membres de la magistrature avaient pris part sous l'ancien gouvernement, et la triste célébrité qui en avait rejailli sur le corps entier, avaient rendu une épuration impérieusement nécessaire. C'eût été trahir la révolution, pensaient les patriotes, que ne pas satisfaire, en ce point, le juste désir du public ; le comité de la justice n'avait pas hésité à y obtempérer. Trois motifs principaux le dirigèrent dans les éliminations qu'il provoqua. Les magistrats qu'un dévouement sans bornes à l'ancien gouvernement et une conscience servilement docile aux insinuations ministérielles avaient rendus l'objet de la réprobation du peuple, le gouvernement provisoire les destitua ou les révoqua pour les rendre à l'obscurité de la vie privée. Les magistrats qui, malgré leur incapacité notoire, avaient été revêtus d'une robe qu'ils étaient peu dignes de porter, le gouvernement les écarta d'une carrière pour laquelle ils n'étaient point faits et dans laquelle ils ne semblaient être entrés que par erreur ou par des voies subreptices. Les magistrats que leur grand âge ou une vieillesse honorable mettaient hors d'état de s'acquitter de leurs laborieuses fonctions avec le zèle et l'assiduité convenables, le gouvernement les admit à faire valoir leurs droits à la retraite, en profitant de l'occasion de cette recomposition générale pour leur donner des remplaçants. Ce fut par l'une ou l'autre de ces trois causes, séparées ou réunies, que le comité se laissa guider dans la recomposition judiciaire. Au mois de décembre, cette œuvre était à peu près terminée. Le cours de la justice, dont l'interruption mènerait à l'anarchie, avait repris partout ; dans quelques localités on avait eu sujet de craindre que la malveillance ne parvint à entraver l'instruction criminelle, mais par les mesures prises de concert avec les autorités civiles et militaires, par le bon esprit des habitants, par la coopération zélée des gardes civiques, ces craintes s'étaient dissipées, (page 12) et force était restée au droit dans toute l'étendue du pays (Note de bas de page : Voir le rapport fait au Congrès, le 9 décembre 1830, par M. Alex. Gendebien, administrateur général de la justice).

 

Discussions de la loi électorale

 

Un des premiers objets dont s'occupa le Congrès, après l'installation du régent, fut la loi électorale, complément de la Constitution. Elle devait déterminer : le droit électoral, son extension ou sa limitation par un cens élevé ou par un cens minime ; établir l'équilibre entre les villes et les campagnes ; indiquer, enfin, la répartition des sénateurs et des représentants entre les diverses provinces. Tels furent les trois points qui divisèrent surtout l'assemblée dans la discussion d'un premier projet, sur lequel un rapport avait été fait par M. de Theux, le 10 février. Les débats ayant commencé le surlendemain, M. Vansnick proposa immédiatement d'excepter de la cote contributive les personnes pourvues d'un diplôme de docteur ou de licencié dans l'une ou l'autre branche de l'instruction publique ; les professeurs des universités, des athénées et des collèges ; les officiers supérieurs de l'armée et de la garde civique jusqu'au grade de capitaine inclusivement ; enfin, les ministres des cultes. Cet amendement fut vivement combattu par plusieurs députés libéraux. M. Destouvelles rappela que le Congrès avait été unanimement d'avis de proscrire toute espèce de privilège, et qu'il n'avait admis à l'exercice des droits électoraux que les censitaires seuls ; il ajouta que déléguer maintenant cet exercice à d'autres qu'aux censitaires, ce serait défaire ce que la Constitution avait fait. Alors M. l'abbé de Foere proposa d'investir du droit électoral les citoyens proposés par M. Vansnick, lorsqu'ils paieraient un cens de vingt florins. M. Lebeau fit de nouveau remarquer que l'on perdait de vue la disposition de la Constitution, statuant que tous les Belges sont égaux devant la loi. Or l'amendement de M de Foere, disait-il, y porte atteinte, car il crée une exception en faveur d'une certaine classe de (page 13) personnes ; il attache à une profession spéciale une espèce du droit dont ne jouissent point d'autres professions. M. de Foere répliqua qu'il posait aussi en principe l'égalité de tous devant la loi, mais que c'était pour en déduire des conséquences opposées à celles que M. Lebeau en avait tirées. Investir exclusivement du droit d'élire les députés ceux qui possèdent plus d'argent que d'autres, n'est-ce pas, demandait-il, leur accorder un immense privilège ? Et ne serait-il pas équitable d'étendre ce privilège à un plus grand nombre de citoyens, et surtout à des citoyens qui avaient toutes les qualités requises pour faire un choix judicieux ? Cependant l'assemblée, craignant réellement de porter atteinte au principe d'égalité, rejeta l'amendement de M. de Foere.

Dans la séance du 16 février, on discuta le tableau du cens de l'électeur. Non seulement la section centrale avait repoussé l'uniformité du cens, mais en proposant un taux différent pour les campagnes et pour les villes, elle avait encore établi des distinctions entre les différentes provinces et les cités. Ainsi le cens pour les campagnes devait être fixé à 40 florins pour les provinces de Brabant, de Flandre orientale, de Flandre occidentale, de Hainaut et d'Anvers ; à 35 florins pour la province de Liége, et à 30 florins pour les autres provinces. Le cens pour les villes, après avoir été élevé jusqu'à un maximum de 100 florins, exigé pour Bruxelles et Gand, s'abaissait jusqu'à un minimum de 40 florins en faveur des petites villes (Note de bas de page : La section centrale adoptait dans un sens inverse, en ce qui concernait le cens variable, les principes qui avaient servi de bases au premier arrêté électoral pour la formation du Congrès, arrêté proposé par le comité de Constitution et approuvé par le gouvernement provisoire (voir t. I, p. 43). C'était M. Nothomb, secrétaire du comité, qui avait rédigé le texte de cet arrêté ; les tableaux du cens et de la répartition des députés avaient été dressés par M. Ch. de Brouckere. — L'article du Courrier des Pays-Bas, pour justifier le cens variable (voir t. I, p. 44) était dû aussi à M. Nothomb). En remplacement de ce (page 14) tableau, M. de Foere demanda l'établissement d'un cens uniforme de 20 florins pour tous les contribuables ; M. Deleeuw proposa de le fixer à 30 florins ; enfin M. Alex. Rodenbach n'adhérait à l'amendement de M. de Foere que pour les électeurs des campagnes. M. de Foere cita l'exemple de la Grande-Bretagne qui, non contente de jouir du cens à 40 schellings, marchait alors vers une réforme parlementaire. Il était de toute justice, suivant lui, de faire participer à l'exercice des droits constitutionnels tous ceux qui participent aux charges de l'Etat ; et s'il n'avait été arrêté par la Constitution, il eût certainement proposé le suffrage universel. C'était la conséquence logique, rigoureuse, du système qu'il préconisait.

Tout en appuyant l'amendement de M. de Foere, qui flattait son penchant démocratique, M. de Robaulx crut néanmoins devoir signaler les inconvénients du suffrage universel. «Comme l'exercice de ce droit universel nécessiterait, disait-il, des assemblées populaires trop nombreuses qui pourraient occasionner des désordres et compromettre la sûreté et la tranquillité publiques, si toute la nation y prenait part, on a reconnu la nécessité de le restreindre de manière qu'il n'y eût qu'un nombre d'électeurs tel que leur réunion ne fût pas dangereuse. Le cens électoral a donc été créé comme moyen de restriction du droit d'élire : .... il ne faut en user qu'avec discrétion ; or, si le minimum du cens électoral (20 florins) ne donne pas lieu à craindre que les électeurs soient assez nombreux pour être dangereux, vous devez admettre l'amendement de M. de Foere. »

M. Lebeau fit observer qu'en établissant un cens quelconque, fût-il de cinquante centimes, M. de Foere transigeait avec son principe, car ceux qui payent ce cens forment une aristocratie à l'égard de ceux qui ne payent rien. « En Angleterre, ajouta-il, les élections sont aristocratiques précisément parce (page 15) qu'elles descendent jusqu'à 40 schellings, car les électeurs sont à la merci de la grande propriété. Si vous réduisez le cens à 20 florins dans les campagnes, vous établissez un privilège en leur faveur, vous placez les villes dans une position tout à fait exceptionnelle. Vous aurez de plus une influence nobiliaire et cléricale... » — « Dans toute société, dit M. Van Meenen, le droit de chacun des associés est de participer aux avantages et  aux charges en raison de sa mise, et nullement d'être gérant de la société. Les radicaux sont dans l'erreur quand ils font un droit de ce qui n'est qu'une fonction. C'est le corps social représenté par nous qui doit déterminer les qualités requises pour les fonctions électorales. L'uniformité ne sera d'ailleurs qu'une uniformité écrite qui n'existera que dans la pratique. Dans le Luxembourg, on peut être considéré comme un homme aisé quand on paye 20 florins ; il n'en est pas de même autre part. »

Dans la séance du 17, l'assemblée repoussa un amendement de M. Masbourg, lequel tendait à réduire d'un quart dans les villes et les campagnes le taux du cens électoral porté au tableau présenté par la section centrale. De son côté, M. Dubus avait proposé de fixer le cens des campagnes : pour les provinces d'Anvers, de Brabant, de Flandre orientale, de Flandre occidentale, de Liége et de Hainaut, à 25 florins (Note de bas de page : Dans l'amendement primitif de M. Dubus, le cens pour la Flandre orientale était porté à 30 florins ; mais il se rallia à un sous-amendement de M. Hélias d'Huddeghem qui tendait à réduire également à 25 florins le cens électoral pour les campagnes de cette province) ; pour les provinces de Limbourg, de Luxembourg et de Namur, à 20 florins. Cet amendement fut vivement appuyé par MM. Vansnick, l'abbé de Foere, Raikem, Jean Goethals ; mais non moins vivement combattu par MM. Lebeau, Delehaye et Blargnies. Ceux-ci trouvèrent que (page 16) l'éducation politique était trop peu avancée dans les campagnes pour abaisser le cens ; ils craignaient, en outre, la corruption des élections anglaises, ainsi que l'influence qui serait exercée sur les électeurs campagnards par les nobles et le clergé. Toutefois, l'amendement de M. Dubus fut adopté par soixante-trois voix contre soixante et une. Ce résultat produisit une sensation et une agitation extrêmes. M. Lebeau proposa immédiatement de réduire de moitié le cens des villes, M. Trentesaux d'un cinquième, M. Masbourg d'un quart, M. Ch. Vilain XIIII d'un tiers. Toutes ces propositions avaient pour but de rétablir, à des degrés différents, l'équilibre détruit par l'amendement de M. Dubus. L'amendement de M. Vilain XIIII l'emporta, et ne satisfit point les adversaires de la prépondérance des campagnes. L'assemblée décida ensuite qu'il y aurait cinquante et un sénateurs et cent deux représentants ; mais lorsqu'il s'agit de déterminer leur répartition entre les provinces, les intérêts locaux dominèrent les débats et leur donnèrent aussi une grande vivacité. Enfin, dans la séance du 22 février, l'ensemble de la loi fut rejeté par soixante et quinze voix contre soixante-quatre. Il fallait attribuer ce résultat à plusieurs causes : au mécontentement de quelques intérêts locaux plus ou moins lésés par la répartition des députés entre les différentes provinces ; à l'abaissement général du cens qui avait effarouché quelques grands propriétaires ; et enfin à la crainte que la plupart des libéraux éprouvaient de voir prédominer les campagnes sur les villes.

Le projet de loi ayant été renvoyé à la section centrale, elle présenta, le 28 février, un nouveau tableau du cens électoral, mais elle maintint le tableau de la répartition des représentants et des sénateurs. Le nouveau projet fixait un cens uniforme de 30 florins pour les campagnes, et élevait le cens des villes, suivant le nombre de leurs habitants, de 35 à 80 florins. La discussion du nouveau projet ayant été ouverte le 2 mars, M. de Theux, (page 17) rapporteur de la section centrale, indiqua les vues qui l'avaient dirigée : «Le nombre des électeurs des villes, dit-il, ne doit pas surpasser celui des campagnes. » En fait, le projet donnait cependant aux campagnes la supériorité sur les villes. M. Jottrand proposa comme amendement, mais sans succès, le tableau annexé, au projet qui avait été rejeté ; il aurait voulu que, par l'abaissement du cens, la Belgique donnât aux autres États du continent l'exemple de l'extension des droits politiques. Un député républicain, M. Seron, effrayé de l'influence que, suivant lui, le parti catholique allait exercer dans les campagnes, proposa d'y mettre obstacle par une disposition additionnelle ainsi conçue : « Nul ne pourra exercer les fondions d'électeur s'il ne sait lire et écrire. » L'auteur de cet amendement déclarait qu'il avait pour but de propager dans les campagnes l'instruction primaire ; de former des citoyens capables de comprendre et d'apprécier la plus libérale des constitutions ; d'arrêter l'espèce de croisade qui était dirigée contre les instituteurs nommés par l'ancien gouvernement ; de prévenir, enfin, le retour de ce bon temps, si regretté par quelques-uns, où il était impossible, dans beaucoup de villages, de composer un conseil municipal de gens qui sussent écrire leur nom. « 0 perversité du cœur humain ! s'écriait M. Seron, il existe des êtres assez vils, assez égoïstes, pour avoir conçu le projet non de s'emparer de l'instruction primaire, comme on l'a craint, mais de l'anéantir entièrement, persuadés qu'ils mèneront plus facilement le peuple et le pressureront mieux à mesure qu'il s'abrutira davantage. Et notez, messieurs, que ces mêmes hommes ont sans cesse à la bouche les grands mots de liberté en tout el pour tous, point de mesures préventives. . . » Cette espèce de provocation émut vivement une partie de l'assemblée. Du reste, la proposition de M. Seron fut rejetée, par les uns comme inconstitutionnelle, par les autres comme inexécutable. L'assemblée adopta, le 2 mars, par cent une voix contre (page 18) trente et une, le projet de la section centrale qui, malgré ses imperfections, devait être considéré comme un progrès réel, si on le comparait à l'ancien système électoral du royaume des Pays-Bas et au système qui allait prévaloir dans la monarchie française de juillet (Note de bas de page : Il n'est pas inutile de mettre en regard de la loi votée par le Congrès la loi que la chambre des députés de France discutait à la même époque. Sous la restauration, il fallait payer en France 300 francs de contributions directes pour être électeur, et 1,000 francs pour être éligible. En 1830, les libéraux du mouvement demandèrent que le cens fût abaissé un peu plus ; ceux de la résistance qu'il le fût un peu moins. Le ministère vint proposer à la chambre des députés : 1 « d'abaisser de 1,000 francs a 500 francs le cens d'éligibilité ; 2 « de doubler le nombre des électeurs en accordant un nombre invariable d'électeurs à chaque département, nombre que les plus imposés seraient appelés à former. Une commission nommée par la chambre des députés conclut au maintien de l'ancienne loi électorale, à cela près que le cens d'éligibilité serait réduit de 1,000 francs à 750 francs, et le cens électoral de 300 francs à 240 francs. Cependant la majorité fixa le cens électoral à 200 francs ; et la réduction du cens d'éligibilité à 500 francs fut une seconde victoire des libéraux du mouvement sur ceux de la résistance. Mais là se bornèrent les concessions de la majorité. Le ministère avait demandé qu'on adjoignît aux censitaires un certain nombre de citoyens dont la profession semblait prouver la capacité. Non contente de restreindre le cercle de ces adjonctions et de frapper d'exclusion les professeurs titulaires des facultés de droit, de médecine, des sciences, des lettres, les notaires, les avocats, les avoués, les juges, etc., la chambre n'admit au nombre des électeurs les officiers jouissant de 1,200 francs de retraite, les membres et les correspondants de l'Institut, qu'à la condition qu'ils paieraient 100 francs de contributions directes, c'est-à-dire le demi-cens. Telle fut la loi adoptée par la chambre des députés, le 9 mars 1831, et par la chambre des pairs, le 15 avril suivant.

Aussi, en France, sur trente-huit millions d'habitants, n'y avait-il, avant la proclamation de la république, que 230,000 électeurs, c'est-à-dire 1 sur 160 habitants ; tandis qu'en Belgique, sur un peu plus de quatre millions d'habitants, y avait-il 45,000 électeurs, c'est-à-dire 1 sur 95 habitants. — Une loi du 12 mars 1848 a abaissé, pour tout le royaume, au minimum fixé par la Constitution (20 florins ou fr. 42-32), le cens électoral pour la nomination des membres de la chambre des représentants et du sénat.

Cette réforme a presque doublé, en Belgique, le nombre des électeurs pour les chambres législatives. En 1847, le nombre exact était de 46,436 ; la loi du 12 mars 1848 l'a élevé à 79,360.)

 

M. Lebeau propose de nommer une commission permanente chargée des négociations à ouvrir sur le choix du chef définitif de l'État ; rejet de cette proposition

 

(page 19) Depuis la déception éprouvée par le Congrès à l'occasion de l’élection du duc de Nemours, le découragement avait pénétré dans bien des esprits ; plusieurs députés, désespérant presque de la chose publique, avaient envoyé leur démission ; enfin, une espèce de lassitude se manifestait dans l'assemblée nationale. Aussi avait-il été tacitement convenu qu'elle s'ajournerait après l'installation du régent.

Pour suppléer à l'assemblée absente, M. Lebeau avait proposé, dans la séance du 23 février, la nomination d'une députation permanente, choisie dans le sein du Congrès au scrutin secret et composée de cinq membres. Cette commission devait être chargée de prendre tous les renseignements propres à éclairer le Congrès sur les questions relatives au choix du chef définitif de l'État, aux limites du territoire et aux négociations avec la Hollande ; elle devait être chargée, en outre, de convoquer le Congrès, chaque fois que les circonstances lui paraîtraient rendre cette convocation nécessaire. La discussion ayant été ouverte, le 26, sur la proposition de M. Lebeau, celui-ci en retrancha lui-même les dispositions relatives aux négociations à entamer au sujet de la fixation des limites et du partage de la dette, parce que la Constitution avait consacré des garanties suffisantes contre le danger de régler arbitrairement des objets d'une aussi haute importance ; mais il maintint l'utilité de la commission qu'il proposait pour ce qui concernait les négociations à ouvrir sur le choix d'un roi. « Vous ne pouvez, disait-il, en abandonner le soin au régent, sans aller au delà des prérogatives constitutionnelles que la charte (page 20) lui a conférées. Le Congrès a pour mission de procéder à un acte auquel le régent ne peut ni ne doit concourir ; cet acte est l'élection d'un roi. Si vous repoussez ma proposition, vous accordez au régent un droit exorbitant qui n'est point écrit dans la charte, qui ne rentre nullement dans ses attributions, ou bien vous le forcez à rester dans l'inaction, et, quand après votre ajournement, vous vous trouverez réunis ici pour délibérer surl importante question du chef de l'État, le régent vous répondra peut-être : « La Constitution ne m'a pas accordé le droit d'entamer des négociations sur ce grave sujet. » Or, maintenant que le Congrès seul a ce droit, il peut le déléguer à une commission qui, à son tour, peut choisir dans son sein une députation chargée d'aller recueillir tous les renseignements nécessaires pour éclairer le Congrès. Une semblable délégation est toute dans l'intérêt du pouvoir. Par là, nous le débarrasserons d'une responsabilité immense, d'une responsabilité qu'il pourrait répudier, parce que les fonctions que vous lui auriez conférées sortent de ses attributions royales. Ce serait vraiment un funeste présent que vous lui feriez. » La question de théorie constitutionnelle, qui venait d'être soulevée, fut résolue dans un tout autre sens par M. Ch. Lehon : « Le régent, répondit-il, est investi du pouvoir exécutif dans toute sa plénitude. Il peut même faire la paix et déclarer la guerre. Et il ne pourrait pas recueillir des renseignements sur l'élection d'un roi, il ne pourrait pas faire ce que le gouvernement a fait ! Le régent lui-même avait une toute autre idée de l'étendue de ses pouvoirs. Car vous n'avez pas oublié sans doute que, dans son discours d'installation, il vous a dit qu'il tacherait de procurer tous les renseignements propres à éclairer le Congrès sur les résolutions qui lui restent à prendre. En droit, rien ne s'oppose à ce que le régent ouvre lui-même les négociations dont on veut charger la commission. Le régent est tout aussi capable que le comité (page 21) diplomatique de recueillir de simples renseignements. Le régent est en relation nécessaire avec les cabinets étrangers, et pourra, par conséquent, acquérir avec plus de facilité toutes les notions propres à éclairer le Congrès. La Constitution ne lui interdit pas cette faculté. Elle ne prévoit pas le cas ; elle se tait. Comment donc peut-on dire qu'il se mettrait en hostilité avec elle s'il se chargeait de cette mission ?. . . » La proposition de M. Lebeau n'obtint que l'adhésion de quarante membres. La majorité pensa qu'il serait imprudent d'établir un pouvoir rival du pouvoir exécutif. Elle résolut en conséquence de ne pas gêner l'action du régent et de son ministère responsable.

 

Projet d'emprunt de douze millions de florins. Programme du cabinet. Forces militaires de la Belgique et de la Hollande au mois de mars 1831

 

Ce ministère ne tarda point à donner signe de vie. M. Ch. de Brouckere présenta, le 2 mars, au nom du régent, un projet de décret tendant à la levée d'un emprunt jusqu’à concurrence du 12 millions de florins, ou à l'aliénation de propriétés et de rentes du domaine jusqu'à concurrence de 7 millions. Dans son exposé des motifs, le ministre des finances, faisant allusion aux révolutions de Pologne et d'Italie, déclarait que l'horizon se rembrunissait chaque jour ; du Nord au Midi, deux principes inconciliables étaient en présence. La guerre était probable, et il fallait se mettre en mesure afin de pouvoir, le cas échéant, prendre part à la lutte, et assurer le triomphe d'une cause pour laquelle la Belgique avait victorieusement combattu. La guerre une fois déclarée, il serait trop tard, ajoutait le ministre, pour chercher les fonds nécessaires à un commencement d'exécution, et cependant le budget suffisait à peine à couvrir les besoins de l'état de paix. Le ministre rappelait, enfin, que la levée des derniers douzièmes de la contribution foncière avait rencontré beaucoup d'opposition au sein du Congrès, et qu'elle n'avait été accordée que conditionnellement. Or l'emprunt pourrait permettre de différer la mise à exécution de cette partie du décret du budget des voies et moyens. La discussion du projet d'emprunt devait fournir naturellement (page 22) au cabinet l'occasion d'exposer ses vues sur la situation du pays et de faire connaître la politique qu'il se proposait de suivre. Cette tâche fut remplie par M. Van de Weyer dans la séance du 5 mars. Le ministre des affaires étrangères s'exprima en ces termes : « La Belgique, depuis cinq mois, est restée dans un état d'inaction complète, à cause de la suspension d’armes consentie par le gouvernement provisoire (le 18 novembre) ; suspension d'armes qu'il a religieusement respectée, tandis que l'ennemi y a commis de nombreuses infractions. Une des principales clauses de la suspension d’armes stipulait la libre navigation de l'Escaut : cette liberté nous fut acquise. Mais l'armistice n'est pour nous qu'un état provisoire ; et d'ailleurs, quoique accepté depuis le 18 novembre, jusqu'à présent il n'est pas complètement exécuté. Le gouvernement est aujourd'hui décidé à en demander l'exécution. La pensée du gouvernement est de réclamer fortement l'exécution de l'armistice, la démarcation des lignes, l'évacuation de la citadelle d'Anvers, de celle de Maestricht et de tous les autres points du territoire de la Belgique encore occupés par l'ennemi. Dans un moment où l'horizon se rembrunit, le conseil devait prévoir les difficultés que pourrait élever la Hollande à l'exécution de l'armistice ; c'est ce qu'il a fait, et il a demandé s'il convenait, dans le cas où la voie des négociations viendrait à échouer, de reprendre les mesures hostiles. Une pareille question ne pouvait être résolue que d'une manière affirmative. La reprise des hostilités n'est donc pas certaine, mais elle est probable. Si le gouvernement ne parvient pas à traiter avec la Hollande au moyen de la paix, le Congrès sentira comme nous qu'il est temps pour la Belgique de prendre les armes, et de reconquérir à la pointe de l'épée ce que la justice et le bon droit n'auront pu lui obtenir de ses ennemis. Je crois donc un emprunt nécessaire et même indispensable, et à mes yeux il est si nécessaire (page 23) et si indispensable, que je suis certain que 12 millions de florins ne seront pas suffisants ; mais quand le premier mouvement sera donné, le Congrès ne refusera pas de venir au secours de nos armes, et de fournir les moyens de faire marcher en avant nos cohortes victorieuses. A mon sens, ceux qui ont combattu le projet, sous prétexte que nous étions encore en état de paix, ont confondu l'état de paix avec l’état où nous a mis l'armistice, état provisoire dont il faut absolument sortir. C'est à quoi le gouvernement va travailler sans relâche, en ouvrant immédiatement des négociations ; mais ces négociations ne doivent pas traîner en longueur ; il faut qu'elles amènent une solution prompte et définitive, ou bien nous ferons la guerre. » Le ministre devait tenir ce langage, ou succomber. Malheureusement, il ne fallait pas se faire illusion sur la situation de la Belgique : le pays n'était pas en mesure de soutenir une guerre méthodique, parce que son organisation militaire ne répondait ni à son courage ni à son enthousiasme. Depuis les événements du mois de septembre, la majorité des patriotes, dans l'ivresse du triomphe, s'était habituée à mépriser l'armée hollandaise ; ils supposaient toujours qu'elle ne pourrait tenir devant les volontaires, et c'est à peine s'ils reconnaissaient la nécessité d'une armée permanente. Cependant les membres du gouvernement provisoire, trop éclairés pour partager une illusion décevante, avaient considéré comme un de leurs devoirs les plus essentiels d'organiser rapidement l'armée régulière ; mais les obstacles étaient nombreux, souvent insurmontables, de sorte que le résultat n'avait pas répondu aux efforts des hommes chargés de cette pénible tâche. Tandis que l'armée hollandaise présentait un effectif de 70,000 hommes, l'armée belge ne dépassait guère le chiffre de 30,000. M. Goblet, ministre de la guerre, avait compris toutes les exigences de cette situation : « C'est une guerre d'invasion qu'il faut entreprendre, disait-il, et ne l'entreprendre (page 24) qu'avec des masses imposantes. Notre armée régulière est ce que nos finances ont permis qu’elle fût. Le temps nous manque pour la porter à la hauteur qui lui conviendrait pour opérer sans auxiliaires. C est aux volontaires, au patriotisme individuel que nous devons faire un appel ; c'est donc en révolutionnant de nouveau le pays que nous échaufferons toutes les passions qui engendrent les grandes actions. C'est une dure nécessité, mais elle découle naturellement du système de la guerre que nous avons à soutenir. Je n'ai pas besoin de vous énumérer tous les genres de sacrifices qu'elle exige ; mais aux grands maux il faut de grands remèdes ; ce n'est point en présence des actions héroïques qui ensanglantent les rives de la Vistule que nous devons rester indécis. Les Polonais savent périr pour une cause semblable à la nôtre ; sachons combattre, et nous ne périrons pas. » (Note de bas de page : Nous puiserons dans des documents authentiques des détails sur la force des armées hollandaise et belge au mois de mars 1831. Quant à la première, voici ce que nous lisons dans une dépêche, en date du 20 mars, adressée de la Haye au général Belliard, par le baron de Mareuil, ministre de France auprès du gouvernement des Pays-Bas : « Il n'y a point d'exagération à dire que l'armée hollandaise se compose effectivement de soixante et dix mille hommes, dont la moitié en troupes réglées, le reste garde nationale mobilisée, habituée, instruite, et qui ne manque ni de dévouement, ni d'ardeur. C'est une défensive qui, à la moindre agression, pourrait se montrer formidable, et qui aurait l'assentiment de plus d'une puissance. » Mettons en regard les renseignements donnés au Congrès, dans la séance du 5 mars, par M. le général Goblet : « Nous n'avons maintenant sous les armes, disait-il, que trois classes de miliciens : deux autres pourraient et devraient être appelées : ce sont celles de 1830 et 1831. Dès le 15 février, j'avais obtenu du gouvernement provisoire un arrêté de rappel pour la levée de 1830 ; mais peu de jours après je fus averti que le trésor ne pourrait, dans le mois de mars, pourvoir aux besoins nombreux de 10,000 nouveaux soldats, et force me fut de faire révoquer l'arrêté, pour ne pas appeler des citoyens que je ne pourrais ni vêtir ni armer. A plus forte raison il ne fut pas permis de penser à la levée de 1831. Notre armée est donc dans ce moment réduite aux trois cinquièmes de sa force naturelle en état de guerre... Nos forces régulières doivent être augmentées, et douze millions de florins demandés pour les six premiers mois de l'année, en faveur du département do la guerre, ne suffiront pas ; sous ce point de vue, l'emprunt est donc incontestablement nécessaire... »)

Le Congrès, par quatre-vingt-seize (page 25) voix contre vingt et une, autorisa le gouvernement à contracter un emprunt jusqu'à concurrence d'un capital nominal de douze millions de florins ; mais il ne voulut pas consentir à l'aliénation des domaines (Note de bas de page : Cette dernière disposition avait soulevé de vives objections. M. Meeus déclara que, en sa qualité de gouverneur de la banque, il connaissait la situation financière de l'État, et qu'il pouvait dire qu'à l'expiration de la première quinzaine de février, les dispositions du trésor sur la banque dépassaient son avoir de plus de 600,000 florins. Le moyen qu'il croyait convenable pour parer à cet état de choses était un emprunt. Il ajouta qu'il combattrait la vente des biens. « On ne pourrait 'ailleurs les vendre, disait-il, ils sont grevés d'une hypothèque, personne ne voudrait les acheter. »)

Le lendemain, l'assemblée constituante adopta un décret par lequel sa session était prorogée au 15 avril. Toutefois le président de l'assemblée était autorisé à convoquer le Congrès avant cette époque, si les circonstances l'exigeaient ; et le même droit fut conféré au gouvernement.

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