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« La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine », par J.J. THONISSEN

2e édition. Louvain, Vanlinthout et Peeters, 1861, 3 tomes

 

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TOME 2

 

CHAPITRE XXVI – LES PARTIS POLITIQUES (Janvier 1833 – Mars 1838)

 

26.1. La coexistence des deux grands courants politiques en Belgique et l’unionisme des premières années

 

(page 248) Quatre années se placent entre l'avènement du troisième ministère et le jour où Guillaume 1er, vaincu par les murmures et les résistances de son peuple, plus encore que par l'épuisement de ses ressources, se vit enfin forcé de reconnaître l'indépendance politique des Belges. Peu importantes par leur durée, dépourvues de ces événements éclatants qui agissent sur l'imagination du vulgaire, ces quatre années n'en laisseront pas moins une trace ineffaçable dans nos annales. Elles furent témoin d'un travail intellectuel dont les effets se feront proba­blement sentir dans les luttes de plus d'une génération ; elles déve­loppèrent les germes de cet esprit de discorde, de ces défiances excessives, de ces haines implacables, qui, avec l'anéantissement de l'union patriotique de 1830, amèneront le règne des clubs et l'intro­nisation d'une politique exclusive.

On voudrait en vain se le dissimuler : deux partis politiques, aujourd'hui profondément divisés, se partagent les sympathies de la nation. Ce n'est pas, comme en Angleterre, une lutte entre l'aristocratie et les classes moyennes, entre les détenteurs du sol et les repré­sentants de l'industrie nationale ; ce n'est pas non plus, comme en Allemagne et dans quelques contrées de l'Italie, un combat plus ou moins ouvert entre l'absolutisme et la liberté, entre les défenseurs du passé et les partisans de la république ou de la royauté consti­tutionnelle ; ce n'est pas, surtout, cette guerre de tous les jours, de toutes les heures, entre l'anarchie et l'ordre, entre la civilisation moderne et les rêves d'une démagogie en délire. Quand on analyse (page 249) les éléments qui composent, en Belgique, les partis qu'on désigne, à tort ou à raison, sous les dénominations de catholique et de libéral, on y découvre des nuances diverses, des aspirations contraires, des intérêts et des passions momentanément coalisés ; mais la source réelle de cette grande division politique, sa raison d'être, le mobile qui fait agir les masses, en un mot, les bases mêmes des deux partis pré­sentent un caractère de permanence et de stabilité impossibles à mécon­naître. Ces bases, larges et fermes, parce qu'elles ont pour assises la conscience et la liberté morale de l'homme, ce sont les croyances religieuses. On se trompe soi-même et l'on égare les autres, quand on s'imagine que l'intérêt politique est seul en cause; la lutte a une source plus élevée, des proportions plus vastes, des tendances plus redoutables. Chaque jour cette vérité ressort de nos débats parle­mentaires.

La coexistence de ces deux partis puissants sera longtemps encore le fait dominant de notre histoire. En Angleterre, deux siècles de travail et de lutte ont modifié les tendances primitives des whigs et des torys ; mais, après cent alternatives de succès et de défaite, ils sont toujours en présence, pour se disputer le pouvoir et les influences qu'il traîne à sa suite. En France, un demi-siècle de déceptions cruelles n'a pas amorti l'ardeur des partisans de la république ; debout en face de leurs vainqueurs, ils sont assez puissants pour nécessiter une surveillance incessante, appuyée sur les baïonnettes d'une armée formidable. Quatre révolutions victorieuses n'ont pu déraciner la foi monarchique des légitimistes ; l'œil fixé sur l'avenir, ils attendent le retour des descendants de Louis XIV avec le drapeau de l'ancien régime. Les partis que séparent des intérêts puissants ne meurent pas en un jour; la défaite les irrite, l'oppression les retrempe, la persécution les exalte, et leurs haines comme leurs espérances ne deviennent que trop souvent héréditaires. Il en est surtout ainsi quand des intérêts religieux se trouvent au fond des problèmes débattus à la tribune et dans la presse.

Dans les pays de peu d'étendue, où les chefs des camps rivaux se trouvent toujours face à face, où les défaites parlementaires se trans­forment inévitablement en rancunes personnelles, cette vitalité des partis, cette persistance des passions politiques, ces victoires presque toujours suivies de défaites, imposent au gouvernement des devoirs (page 250)  rigoureux, des précautions infinies, qu'un homme d'État ne saurait négliger sans se rendre indigne de présider aux destinées de sa patrie. Épouser aveuglément les passions d'un parti; user du pouvoir pour élever les uns et humilier les autres ; faire du cabinet du ministre le centre de toutes les intrigues, le réceptacle de toutes les rancunes ; en un mot, introniser une politique haineuse et exclusive, ce serait condamner l'administration à marcher éternellement de réaction en réaction et de chute en chute; ce serait installer le trouble, la ven­geance et la haine, là où doivent régner l'ordre, la vérité, la justice, c'est-à-dire, l'appréciation loyale et sans arrière-pensée des besoins et des intérêts de la nation tout entière (Voy. le remarquable écrit de M. de Decker, intitulé: L'esprit de parti et l'esprit national (1852)).

Cette politique pleine de périls n'était pas celle du cabinet installé le 4 Août 1834. Par sa composition, où les libéraux et les catholiques trouvaient des représentants en nombre égal ; par ses actes, qui portaient la double empreinte de l'amour de l'ordre et du respect de la liberté ; par son impartialité dans la collation des emplois publics, rendus accessibles à toutes les opinions honnêtes ; en un mot, par sa fidélité scrupuleuse au programme de l'Union, il offrait des garan­ties suffisantes à tous les partisans d'un progrès sage, à tous les amis désintéressés de la cause nationale. Acceptant l'existence des partis comme une conséquence naturelle des institutions parlemen­taires, mais respectant les droits constitutionnels de tous, il plaçait le gouvernement au-dessus des luttes politiques et des rancunes per­sonnelles. Ajoutons que les chefs des deux camps lui tenaient compte de cette attitude patriotique; sans abdiquer leur indépendance, sans voter aveuglément en faveur des propositions faites par les ministres, ils accordaient à ceux-ci un appui loyal et ferme, dans les questions capitales où l'existence même du cabinet se trouvait en cause.

 

26.2. L’attitude du libéralisme extrême face à la soi-disant « influence occulte » du clergé

 

 Malheureusement, d'autres tendances distinguaient la fraction dis­sidente de l'opinion libérale qui, déjà sur les bancs du Congrès, avait manifesté ses prétentions à une suprématie exclusive. Elle con­tinuait, avec une infatigable persévérance, cette polémique de déni­grement et de haine, ces attaques audacieuses et sans trêve, qui feront toute son histoire, jusqu'au jour où, renforcée des orangistes, (page 251) des démocrates et des transfuges du libéralisme modéré, la tête haute et la menace sur les lèvres, elle entrera au palais de la Nation, pour y installer une politique intolérante et réactionnaire, véritable anti­thèse des aspirations généreuses de 1830 (Note de bas de page : Nous avons déjà décrit (t. I, p. 280 et suiv.) l'attitude de cette partie soi-disant avancée du parti libéral au sein du Congrès et pendant les deux années qui suivirent l'inauguration du roi).

 Parmi les moyens que cette phalange de libéraux exclusifs, chaque jour plus nombreuse, mit en œuvre pour égarer les uns et passionner les autres, les envahissements du clergé figuraient en première ligne: « L'Église veut absorber l'État ; l'autel aspire à se placer sur le trône. Le clergé s'empare de toutes les avenues du pouvoir; ses prétentions grandissent ; les ministres sont prosternés à ses pieds ; il marche audacieusement à la toute-puissance.» Tel était le thème favori des orateurs et des journalistes du parti ; ils le développaient avec une abondance d'autant plus inépuisable qu'ils trouvaient des harangues toutes faites dans les journaux et les pamphlets du règne de Charles X.

C'est en vain que l'historien impartial cherche la trace de ces enva­hissements du clergé catholique. Avait-il brusquement répudié les nobles traditions du Congrès national ? Réclamait-il le rétablissement des privilèges politiques et judiciaires dont il jouissait sous l'ancien régime ? Avait-il reproduit les prétentions du haut clergé de 1814?  Voulait-il former un Ordre dans l'État ? Invoquant l'exemple de l'An­gleterre, demandait-il pour les prélats un banc privilégié dans la première de nos Chambres ? Travaillait-il au rétablissement de la cen­sure ? Exigeait-il la suppression du salaire alloué aux ministres des cultes dissidents ? Appelait-il le législateur à son aide pour rendre obligatoire le repos du dimanche et des fêtes légales ? Demandait-il le rétablissement des tribunaux ecclésiastiques ? Supportait-il avec impatience l'obligation de prendre sa part des impôts et des contri­butions publiques ? Cherchait-il, au moins, à se procurer une dotation fixe, en échange d'un modeste salaire annuellement subordonné à l'assentiment des trois branches du pouvoir législatif ? Envahissait-il les conseils de la commune et de la province ? A toutes ces questions l'histoire répond négativement. Soumis aux lois, satisfait du régime qui le plaçait sous l'empire du droit commun, le clergé respectait (page 252) toutes les libertés garanties par la Constitution. Pas une voix n'était sortie de son sein, pour demander la résurrection d'un seul des innombrables privilèges anéantis par la révolution du dix-huitième siècle ! Dans ces provinces prétendûment soumises à la domination sacerdotale, cinquante journaux attaquaient les doctrines de l'Église et dénonçaient chaque jour ses ministres à l'indignation de toutes les classes. Dans ce pays asservi à la théocratie catholique, la presse vivait des productions les plus dangereuses, les plus ordurières de la littérature contemporaine ! (Note de bas de page : M. de Decker a fait en quelque sorte l'histoire politique du clergé belge depuis la révolution, dans son intéressant opuscule intitulé: De l'influence du clergé en Belgique (Bruxelles, de Wasme, 1843, in-8°)).

Ces faits étaient évidents ; mais qu'importe l'évidence aux passions qui cherchent des prétextes à l'appui de leurs griefs imaginaires ? C'était en vain que la presse ministérielle sommait ses adversaires de fournir la preuve de cette influence toute-puissante de l'Église dans les régions du pouvoir politique. « Cette influence, disait-elle, ne peut se mani­fester que de deux manières : dans la confection des lois et la colla­tion des emplois publics. Indiquez les lois qui portent atteinte à la liberté de conscience, aux garanties consacrées par la Constitution, aux droits politiques des Belges. Indiquez une administration quel­conque où l'élément libéral ne se trouve pas en majorité. Dans les lois organiques de la commune, de la province et de l'enseignement supérieur, les ministres se sont bornés à reproduire les projets adoptés par leurs prédécesseurs libéraux ; dans la distribution des emplois, les catholiques et les libéraux sont placés sur la même ligne.» La réponse était sans réplique ; mais les ennemis du gouvernement et de l'Église appelèrent à leur aide un pitoyable sophisme, Mis en demeure de citer un seul fait à l'appui de leurs déclamations sonores, ils se con­tentèrent de s'écrier : l'influence est occulte! Le mot fit fortune ; pen­dant quinze années, nous le verrons figurer au premier rang des griefs d'une minorité intolérante.

 

26.3. L’« influence occulte » en action : la loi communale, les entraves militaires, le traitement des vicaires

 

Mais cette influence occulte avait elle-même besoin de preuves. Pour rendre l'accusation plausible, pour faire pénétrer ces soupçons dans les masses, pour les transformer en armes politiques, il fallait sortir des abstractions de la théorie et chercher un appui dans les faits de la vie sociale. Cette nécessité fut promptement comprise. L'exercice des (page 253) facultés les plus inoffensives, l'application des principes les plus élé­mentaires, la revendication des droits les plus incontestables, devin­rent autant de preuves de la marche envahissante de l'élément théo­cratique, autant d'indices des péri1s qui menaçaient la liberté civile, autant de manifestations de l'influence occulte. .

Pendant les interminables discussions de la loi communale, l'un des ministres (M. de Theux) avait manifesté le vœu de placer parmi les prérogatives du conseil le droit d'interdire les représentations théâtrales contraires aux mœurs. Ce n'était pas aux délégués du clergé, aux représentants des évêques, mais uniquement aux élus de la commune que le ministre voulait accorder cette prérogative ; et l'on sait que les régences des villes où se trouvent les théâtres ne se distinguent guère par une complaisance excessive envers l'autorité religieuse. L'Église et ses prêtres étaient complètement hors de cause. Mais il fallait des prétextes, et l'occasion fut saisie des deux mains. Toutes les feuilles libérales accueillirent la proposition comme une preuve irrécusable de la tyrannie sacerdotale. A Bruxelles, le public réclama la représentation du Tartuffe et couvrit d'applaudissements frénétiques tous les vers renfermant des allusions aux intrigues des dévots, aux manœuvres des hypocrites. Pendant deux années, la censure théâtrale fit les frais de la polémique, et les clameurs devinrent tellement vives que la propo­sition, deux fois admise par la Chambre, fut enfin rejetée au vote définitif par parité de suffrages. Le ministre de l'Intérieur s'était fait l'instrument docile de l'influence occulte ! (Note de bas de page : L'amendement présenté par M. de Theux était ainsi conçu: « Le conseil veille à ce qu'il ne soit donné aucune représentation contraire à l'ordre public ou aux bonnes mœurs.» En 1834, malgré les efforts de l'opposition, les mots aux bonnes mœurs furent maintenus par 45 voix contre 15. Reproduit en 1836, dans les discussions relatives au nouveau projet de loi communale, l'amendement fui d'abord voté par 38 voix contre 34 (séance du 27 Février); mais, au vote définitif, il fut rejeté par parité de voix (45 contre 45). En conséquence, l'article 97 de la loi communale se trouva rédigé de la manière suivante :... « Le conseil veille à ce qu'il ne soit donné aucune représentation contraire à l'ordre public ». ­On conviendra qu'il était difficile de montrer plus de condescendance envers les déclamations de la presse ultra-libérale).

Bientôt ce fut le tour du ministre de la Guerre. Sous le gouvernement des Pays-Bas, les soldats étaient conduits, le dimanche, aux églises de leur culte respectif. Arrêté par l'article 15 de la Constitution, portant que nul ne peut être contraint de concourir aux cérémonies d'un culte  (page 254) quelconque, le gouvernement belge avait supprimé cet usage ; il vou­lait que le soldat jouît, comme tout autre citoyen, d'une entière liberté de conscience. Le croira-t-on ? Cette mesure éminemment libérale parut insuffisante à quelques chefs militaires, qui avaient puisé la haine du catholicisme dans les écoles, les camps et les casernes où s'était écoulée leur jeunesse. Il ne leur suffisait pas que le soldat fût libre de s'abstenir de tout acte de religion ; ils arrangeaient les détails du service de manière à occuper leurs subordonnés aux heures où s'accomplissaient les cérémonies du culte catholique. Informé de cet abus, le ministre rappela aux commandants des provinces les dispositions du règlement de service intérieur, qui exigent que les inspections, les revues, les exercices et les promenades militaires n'aient pas lieu le dimanche et les jours de fête légale. Le ministre s'était évidemment conformé aux exigences les plus impérieuses du système constitutionnel ; le règle­ment méconnu par les chefs militaires était d'origine hollandaise, et par suite peu suspect de tendances ultramontaines. Mais la presse exa­gérée n'en poussa pas moins de nouvelles clameurs, et le baron Evain devint, à son insu, le séide de l'influence occulte ! (Note de bas de page : Le Journal hist. et litt. (1835, p. 533) a reproduit le texte de cette circulaire, datée du 3 Décembre 1833).

L'accusation s'étendit jusqu'aux Chambres législatives.

Au mépris d'une obligation solennellement contractée par l'État, Napoléon 1er avait imposé aux fabriques d'église, et à leur défaut aux communes, le traitement des vicaires (Note de bas de page : Voy. la loi du 2 Novembre 1789 et le décret du 30 Décembre 1809).

Ce système avait été main­tenu sous le gouvernement des Pays-Bas ; mais, depuis la mise en vigueur de la Constitution de 1851, dont l'article 117 met le traitement des ministres des cultes à la charge du trésor public, plusieurs conseils communaux avaient rayé de leur budget la somme jusque-là destinée aux vicaires. La question ayant été soumise aux Chambres, celles-ci donnèrent gain de cause aux autorités locales et allouèrent à ces ecclé­siastiques un modeste traitement de 500 francs.

Quand la législature avait voté, à la demande du ministre de l'Inté­rieur, une somme suffisante pour salarier convenablement le culte israélite, pas une voix ne s'était élevée pour se plaindre (Note de bas de âge : Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que ce fut précisément M. de Theux qui, le premier, fit ta proposition de salarier les ministres du culte juif). II en (page 255) fut autrement dans la circonstance actuelle, où l'influence sacer­dotale se vit encore une fois appelée à la barre de la presse politique. En améliorant le sort des rabbins, le gouvernement usait d'un droit, bien plus, il s'acquittait d'une obligation sacrée ; en accordant à des ministres du culte catholique un salaire inférieur au traitement d'un douanier de troisième classe, il travaillait à la résurrection du régime théocratique, il obéissait à l'influence du pouvoir occulte (Note de bas de page : La loi qui alloue un traitement aux vicaires fut promulguée le 9 Janvier 1837)

Le même accueil attendait tous les actes qui n'étaient pas hostile à l'Église.

Par une contradiction étrange, mais dont l'histoire des luttes religieuses offre plus d'un exemple, une foule d'hommes politiques, ayant sans cesse les mots de tolérance et de liberté sur les lèvres, ne pouvaient se résoudre à tenir compte .des vœux et des prérogatives de: populations catholiques. Il ne leur suffisait pas d'exercer librement leurs droits de citoyen ; pour les satisfaire, il eût fallu que l'exercice des droits d'autrui rencontrât partout des entraves dans l'hostilité du pouvoir et les tracasseries d'une législation intolérante. Chaque fois qu'un catholique obtenait un emploi de quelque importance, ses titres étaient discutés dans les colonnes des feuilles politiques, avec un incroyable ardeur de dénigrement et de haine. Et cependant, si les catholiques méritaient un reproche, c'était de ne pas revendiquer avec une énergie suffisante, la part d'influence et d'action due à leur nombre, à leur position sociale, aux services qu'ils avaient rendu à la cause de l'indépendance et de la liberté. Les ministres de la Justice et des Finances appartenaient à l'opinion libérale, et M. de Theux chargé du portefeuille de l'Intérieur, poussait la modération au point de se rendre suspect à ses propres coreligionnaires (Note de bas de page : Après toutes les déclamations sur la prétendue partialité de M. de Theux ce fait paraîtra étrange à bien des lecteurs. Il n'est cependant que trop réel. En 1837, pendant la discussion du budget de l'Intérieur, M. Doignon soutint sérieusement que la conduite de M. de Theux n'offrait pas des garanties suffisantes pour le maintien des droits du parti catholique (Voy. Van den Peereboom, loc. cil., t. II, p. 274)).    En 1840, dans l'ardeur de la lutte qui suivra la rupture de l'Union, nous verrons les chefs du camp libéral se faire une arme de la faiblesse numérique de leurs adversaires dans toutes les branches de la hiérarchie administrative. En 1834, les catholiques ont le monopole des emplois ; (page 256) en 1840, M. Devaux s'écriera: « L'opinion libérale... est en grande majorité dans les rangs du barreau, de la magistrature et de l'administration » Telle est la logique des rancunes politiques ! (Note de bas de page : Nous aurons l'occasion de revenir sur ce remarquable aveu de M, Devaux (Voy. Revue nationale, t. II, 1840, p. 287 et 288)).

 

26.4. L’encyclique de Grégoire XVI et l’interdiction d’être membre d’une loge maçonnique

 

A ces exagérations, à ces soupçons, à ces commentaires passionnés des faits les plus irréprochables, on joignait une accusation générale, embrassant tous les actes et toutes les tendances des ministres du culte catholique. « Le clergé ne se contente pas, disait-on, d'asservir le pouvoir civil, de réclamer le monopole des emplois et des honneurs pour ses créatures ; il rêve l'anéantissement de la Constitution et le retour du despotisme théocratique. »

Ici encore l'imagination des journalistes s'était chargée de recueillir des preuves.

Au premier rang figurait toujours l'encyclique de Grégoire XVI. C'était en vain que les catholiques, partout où se manifestait leur action politique, à la commune, à la province, dans les comices électoraux, au sein des Chambres, se montraient les partisans et les défenseurs de la Constitution ; c'était en vain qu'ils indiquaient à leurs adver­saires toutes les libertés intactes, toutes les institutions respectées, toutes les prérogatives du pouvoir civil maintenues dans leur intégrité ; c'était en vain qu'ils répudiaient les grossiers sophismes à l'aide desquels on voulait rendre incompatibles la parole du souverain pontife et le serment de fidélité aux institutions nationales. La thèse était trop favorable pour être abandonnée, même en face de l'évidence. Elle fut reproduite sous mille formes, commentée et exploitée de mille maniè­res ; elle reparaîtra dans toutes nos luttes politiques, aussi longtemps qu'un seul membre du parti libéral croira que les catholiques respec­tent les garanties constitutionnelles conquises en 1830. Jusque-là les nombreux organes de la presse antireligieuse crieront à la jeunesse, aux classes moyennes, à tous les amis de la liberté: « Méfiez-vous de l'influence liberticide du catholicisme ; séparez:vous de ces hom­mes qui voient dans la restauration du pouvoir absolu l'accomplissement d'un devoir de conscience ! » (Note de bas de page : La question est cependant bien simple. Le Souverain-Pontife repousse les libertés de la presse, du culte, etc., en tant que droits absolus ou naturels, devant recevoir leur application en tout lieu, à toutes les époques, à tous les degrés de civilisation; mais nous croyons avoir prouvé à l'évidence (t. 1, p. 286 et suiv.) qu'il ne condamne en aucune manière les citoyens des États libres qui respectent toutes les libertés politiques et civiles de leurs compatriotes).

(page 258) A côté de l'encyclique, dont on ne comprenait pas les termes, dont on exagérait singulièrement la portée, se plaçait le sophisme banal et usé de la soi-disant omnipotence de la cour de Rome. Le prêtre, disait-on, est avant tout le sujet du Pape ; il est Romain avant d'être Belge ; il préfère les ordres du Vatican aux décrets du pouvoir législatif de sa patrie. Puis venaient les empereurs destitués par les souverains pon­tifes, les peuples déliés de leur serment de fidélité, les Guelfes et les Gibelins, les guerres religieuses et les souverainetés ecclésiastiques ; et tout cela pour prouver que l'Église était l'ennemie de l'indépendance des peuples ! Pas un catholique n'avait manifesté le désir de rendre au Saint-Siége un seul des privilèges admis dans le droit public du moyen âge. Pas un évêque n'avait conçu l'idée d'étendre la suprématie du souverain pontife au delà du domaine des intérêts exclusivement religieux. Pas un décret de l'Église ou des Papes ne réclamait l'obéissance des fidèles dans la sphère des intérêts temporels. Depuis trois siècles, ce n'était plus la suprématie de « la cour de Rome» qui se manifestait dans les annales des nations européennes! Charles-Quint était catho­lique, quand ses armées faisaient la guerre à Clément VII et pillaient les églises de la ville éternelle. Louis XIV était catholique, quand il forçait les ambassadeurs du Pape à venir s'humilier au pied du trône de Ver­sailles. Joseph Il se disait catholique, quand il imposait à l'Église un système disciplinaire empreint du double esprit du protestantisme et de la philosophie moderne. François Il était catholique, quand ses diplo­mates s'entendaient avec le général Bonaparte, pour dépouiller le Saint­-Siége d'une part de son patrimoine séculaire. Napoléon était catholique, quand ses soldats brisaient les portes du Quirinal et s'emparaient de la personne sacrée du chef de l'Église. Mais tous ces faits n'existaient pas pour la presse ultra-libérale ; uniquement préoccupée des besoins de sa polémique, elle choisissait ses exemples dans l'histoire du moyen âge. Elle poussait des cris d'alarme, elle dénonçait la politique enva­hissante de la « cour de Rome;» elle proclamait la nécessité d'affran­chir l'État de l'influence occulte qui travaillait audacieusement à la résurrection des abus de l'ancien régime ! (Note de bas de page : Nous ne nous arrêterons pas à justifier l'intervention des Papes dans les luttes du moyen âge. Des savants du premier ordre ont fait justice de toutes les calomnies que l'ignorance et la mauvaise foi, surtout au dix-huitième siècle, ont débitées à l'adresse du Saint-Siége).

(page 258) Ces craintes simulées, cette mise en suspicion de l'Église amenaient, comme conséquence nécessaire, une guerre implacable à toutes les influences du catholicisme.

Sous prétexte de protéger le régime constitutionnel, on déniait au clergé l'exercice de ses droits les plus incontestables. Tout en se proclamant le défenseur incorruptible de la liberté la plus illimitée des cultes, on criait à l'asservissement du pouvoir civil, à l'oppression des conscien­ces, quand un prélat disait aux fidèles de son diocèse: « Telle doctrine n'est pas conforme à la foi catholique, tel acte est condamné par l'Église.» Il ne lui était pas même permis d'appeler l'attention du clergé sur les erreurs commises dans le domaine des croyances religieuses !

Ayant appris que des fidèles croyaient pouvoir se faire affilier aux loges maçonniques, sans manquer à leur foi, les évêques prièrent les curés de rappeler à leurs paroissiens les condamnations dont les sou­verains pontifes avaient frappé les sociétés secrètes. Les prélats ne demandaient pas que la liberté d'association fût restreinte au détriment de l'ordre maçonnique ; ils ne faisaient aucun appel à l'intervention du législateur temporel ; ils savaient bien que les incroyants, loin d'écouter leur voix, s'empresseraient de propager la maçonnerie avec une ardeur nouvelle ; chargés d'éclairer la conscience de leurs ouailles, ils se con­tentaient de leur dire: « Vous ne pouvez être à la fois membre d'une loge et enfants fidèles de l'Église. » On se demande vainement en quoi ce langage, dicté par un devoir impérieux, pouvait menacer les institu­tions conquises en 1830. Les évêques ne prononçaient aucune condam­nation nouvelle à charge de la maçonnerie indigène ; ils se bornaient à rappeler les décisions des souverains pontifes, obligatoires pour l'Église universelle. A moins d'admettre que la liberté des cultes consiste dans l'obligation de se taire en présence des aberrations religieuses, les premiers pasteurs de nos diocèses avaient usé d'un droit incontestable. Leur circulaire n'en devint pas moins un odieux abus de pouvoir, une tentative audacieuse, une atteinte aux garanties constitutionnelles, une déclaration de guerre au grand principe de la liberté individuelle ! (Note de bas de page : Voici le texte de celte circulaire qui occupe, aujourd'hui encore, une large place dans la polémique ultra-libérale : « Messieurs, nous avons appris avec peine que, parmi les fidèles confiés à notre sollicitude pastorale, il y en a qui croient qu'ils peuvent, sans blesser leur conscience, se faire recevoir dans les associations des francs-maçons, et eu fréquenter les réunions. - Comme il est de notre devoir d'empêcher qu'une erreur aussi nuisible au salut des âmes ne se propage, nous venons vous prier, Messieurs, de porter à la connaissance de vos paroissiens, en publiant notre pré­sente circulaire au prône, que les associations de francs-maçons, qui existent dans nos diocèses, sous quelque dénomination que ce soit, tombent sous les défenses expresses et les condamnations portées par les souverains pontifes. D'où il résulte qu'il est rigoureusement défendu d'y prendre part, ou de les favoriser d'une manière quelconque, et que ceux qui le font sont indignes de recevoir l'absolution, aussi longtemps qu'ils n'y ont pas sincèrement renoncé. - Vous continuerez vous-mêmes, Messieurs, à tenir ce principe pour règle invariable de votre conduite dans les fonctions du saint ministère. Vous profiterez avec pru­dence des occasions que ces fonctions vous offriront, pour exhorter vivement et supplier même en notre nom ceux de vos paroissiens qui ont eu le malheur de prendre part à ces associations illicites, de revenir promptement sur leurs pas ; vous leur direz que rien ne peut les dispenser d'obéir à la voix de leur pasteur, de leur évêque, et surtout du souverain pontife, chef suprême de l'Église de Jésus-Christ, aux décisions duquel on doit se soumettre, en tout ce qui regarde le salut, si l'on veut être vrai chrétien ; car celui qui n'écoute pas l'Église, dit le Sauveur, doit être regardé comme un païen et un publicain. Matth. 18, v. 17.­. - Donné en Décembre 1837.» (Signé) Engelbert, archevêque de Malines ; Cor­neille, évêque de Liége ; François, évêque de Bruges ; Gaspard-Joseph, évêque de Tournay ; Nicolas-Joseph, évêque de Namur ; pour Mgr. l'évêque de Gand, G. de Smet, vic.-gén., L. Sonneville, vic.-gén)

 

26.5. Les critiques libérales sur l’action politique du clergé

 

(page 259) Dans l'examen des actes politiques du clergé, on rencontrait les mêmes exagérations, le même dédain de la justice et de la vérité.

La Constitution proclame l'égalité de tous devant les lois du pays. Quelle que soit la place qu'il occupe dans la hiérarchie sociale ; quels que soient l'habit qu'il porte, les croyances qu'il adopte ou la carrière qu'il embrasse, le belge reste citoyen. Pour tous ce principe était pro­clamé inviolable et sacré ; mais il cessait d'être vrai quand on s'occupait du prêtre.

L'administrateur, le notaire, le médecin, le fonctionnaire le plus infime, le dernier des artisans possédait le droit d'éclairer ses conci­toyens sur les opinions et les desseins des candidats qui briguaient leurs suffrages. Le prêtre seul devait garder le silence, il était l'ilote du régime parlementaire.

L'argument à l'aide duquel on justifiait cette thèse était de nature à produire une vive impression sur les esprits superficiels. Le prêtre, disait-on, ne doit pas souiller sa robe dans l'arène des passions poli­tiques ; ministre du ciel, son devoir consiste à prêcher les dogmes et la (page 260) morale de son culte ; défenseur des intérêts spirituels, son action ne doit pas franchir le cercle des matières religieuses confiées à sa garde ; interprète de l'Évangile, il ne doit avoir que des paroles de concorde et de paix sur les lèvres.

Il ne faut pas être doué de beaucoup de pénétration pour s'aper­cevoir que, sous le régime parlementaire, un immense intérêt reli­gieux se trouve mêlé au choix des représentants de la nation. Sans doute, nous sommes loin des jours agités du Bas-Empire, où le sou­verain et ses ministres, en présence des barbares prêts à briser le trône de Constantin, se mêlaient aux querelles des théologiens et formulaient des décisions obligatoires pour le peuple ; nos Chambres n'ont pas à s'occuper des dogmes enseignés par l'Église, ni même des questions qui se rapportent à sa discipline intérieure. Mais s'ensuit-il que les intérêts les plus élevés de la religion se trouvent à l'abri de toute atteinte ? L'ignorance et la passion peuvent seules répondre affir­mativement. Jetez un regard sur le sort de l'Église dans les deux hémisphères, et partout vous trouverez l'action hostile du législateur, l'influence délétère d'institutions funestes au catholicisme. Pour ne citer qu'un exemple, les intérêts de la religion ne se trouvent-ils pas intimement liés à la législation de l'enseignement, de la bienfaisance et du temporel du culte ? On voulait que le clergé assistât, immobile et muet, aux triomphes de ceux qui, dès les premières séances du Congrès, étalèrent la prétention d'asservir l'Église à l'État, l'autorité spirituelle à la puissance politique (Voy. t. 1, p. 281). On voulait que, par une lâche abstention, il se fît le complice moral de ceux qui, dès 1832, s'étaient écriés: « Nous voulons combattre le catholicisme » (Voy t. 1, p. 283). Ah! si le clergé n'avait écouté que les intérêts de la terre, il se serait bien gardé d'ouvrir la bouche en faveur des candidats recommandables par leurs croyances religieuses. Pour obtenir des éloges et des faveurs, il pos­sédait un moyen infaillible : il n'avait qu'à rester spectateur indiffé­rent de la lutte. Tout en votant des lois hostiles à l'Église, on aurait considérablement amélioré le sort temporel de ses ministres. Imitant la politique des czars, on leur aurait forgé des chaînes d'or.

Le prêtre, il est vrai, ne doit pas souiller sa robe dans l'arène (page 261) politique. Il ne lui est pas permis d'employer les armes déloyales qui font trop souvent les frais de la lutte électorale. Il lui faut à la fois beaucoup de prudence, de modération et de dignité. Mais les chefs du clergé n'avaient pas un instant perdu de vue cette vérité impor­tante. Deux fois, en 1834 et en 1837, le vénérable archevêque de Malines avait rappelé aux ecclésiastiques la limite où devait s'arrêter l'exercice de leurs droits électoraux. « A la veille des élections qui vont avoir lieu dans notre diocèse, disait le prélat, nous avons jugé qu'il était de notre devoir de renouveler les instructions que nous vous avons données il y a quatre ans. 1° Nous venons vous prier de faire connaître à vos paroissiens leur obligation d'implorer, dans une circonstance si grave, le secours du ciel, afin que les choix tombent sur des personnes dont la capacité et le dévouement donnent l'assurance qu'ils travailleront efficacement au bonheur et à la tranquillité du pays et au maintien de la liberté de notre sainte religion. 2° Vous ferez comprendre à ceux qui ont le droit de voter, qu'ils sont obligés en conscience d'assister aux élections, puisqu'un bon choix peut dépendre d'une seule voix, et qu'il est du devoir d'un bon chrétien de concourir au bonheur de sa patrie, de faire à cet effet le sacrifice de son repos, de suspendre le soin de ses affaires, de s'exposer même à des désagréments, lorsque le bien général l'exige. - Mais si nous excitons votre zèle pour cet important objet, nous vous engageons aussi à user de beaucoup de prudence et de circonspection, afin que notre saint ministère ne soit pas blâmé (2 Cor. 6). Vous ne vous occuperez donc point dans la chaire de discussions politiques, vous vous abstiendrez de toute insinuation odieuse, de tout ce qui peut offenser qui que ce soit ; vous vous bornerez à rappeler à vos ouailles les devoirs que nous venons de vous indiquer, dans le seul but d'assurer le bien de la religion, le repos et le bonheur du pays » Note de bas de page : Journal hist. et litt., t. IV, p. 148. - La circulaire est datée du 22 Mai 1837). Croira-t-on que ces nobles paroles, où brille la double ardeur du patriotisme et de la foi, où le cœur de l'évêque se montre à côté de l'intelligence élevée du citoyen ; croira-t-on que cet appel à la modération, à la prudence, à la charité, devînt lui-même l'objet d'un nouveau concert de plaintes acerbes, de clameurs étourdissantes? Cette fois la Constitution était menacée (page 262) dans ses bases, parce que l'un des chefs de l'Église nationale avait dit à ses prêtres: « Belges et chrétiens, vous ne sauriez rester étran­gers aux intérêts de votre patrie ; pasteurs des âmes, vous devez vous souvenir des devoirs inséparables de vos fonctions augustes. »

Parfois l'esprit de dénigrement, le besoin de trouver de nouveaux griefs, étaient poussés jusqu'aux derniers degrés du ridicule, Le 20 Janvier 1836, une feuille libérale crut devoir dénoncer au minis­tre de la Justice et à tous les procureurs du roi une circulaire émanée de l'archevêché de Malines. Cette fois le prélat avait provoqué au mépris de la loi civile ; il avait engagé les moines à s'affranchir du décret, du 25 Prairial an XII, à enterrer leurs confrères dans les églises et les cloîtres. Souffrira-t-on cet abus de pouvoir, ce dédain de la loi, cet appel à la révolte, cet inconcevable retour aux abus d'un autre âge ? Tels étaient les cris poussés par cinquante journalistes hostiles à l'Église. Vérification faite, on trouva que la circulaire si pompeusement dénoncée se bornait à dire que « les obsèques des religieux devaient être célébrées par le supérieur, dans l'église ou la chapelle de la maison. » L'au­teur de la dénonciation avait mal traduit une phrase latine (Note de bas de page : Voy. le Journal hist. et litt., 1836, p. 646. Le même recueil renferme le texte de la circulaire, p. 574).          '

Un autre jour, les feuilles libérales publièrent gravement des corres­pondances étrangères annonçant un pacte conclu entre Grégoire XVI et les jésuites, pour arriver à la destruction du régime constitutionnel établi en Belgique. Les jésuites avaient reçu la mission de ramener la Belgique à l'absolutisme. Ils nous avaient envoyé leurs sujets les plus propres à miner sourdement la Constitution de 1831. C'en était fait de nos institutions libérales, si l'État n'était pas immédiatement soustrait à l'influence occulte que subissaient les ministres : les disci­ples de Saint Ignace allaient troubler les consciences, diviser le clergé, asservir les ouailles, renverser le trône constitutionnel, établir le despotisme ! On poussait le mépris de la vérité au point de désigner le membre de la Compagnie de Jésus qui se trouvait à la tête de cette croisade imaginaire (Note de bas de page : Outre le général de l'Ordre, une lettre datée de Lyon, le 26 Janvier 1833, et publiée dans les colonnes du Journal des Flandres , indiquait le, P. Rosaven , qui ne se doutait en aucune manière du rôle qu'on lui faisait jouer dans les colonnes des feuilles libérales (Voyez aussi Barthels, Souvenirs hist., 2' édit., pag. 287 et suiv.). Le rédacteur du Journal hist. et litt. fit justice de ces extrava­gances (t. l, p. 601)).

 (page 263) Rien de plus mesquin, de plus misérable que la polémique habi­tuelle de quelques journaux de l'époque ! Au lieu de ces débats sérieux, de ces discussions larges et graves, qui, alors même qu'elles ne sont pas entièrement exemptes d'exagération, éclairent le gouvernement et le peuple, on dépensait son temps, on usait ses forces à de petites questions de détail, à de pitoyables querelles de personnes et de noms propres. Des insinuations, des calomnies, des procès de tendance, des injures: voilà les éléments à l'aide desquels on voulait régénérer un pays à peine revenu à l'autonomie politique.

 

26.6. La portée réelle de la guerre faite aux catholiques

 

En allant au fond des choses, on s'aperçoit que toutes ces clameurs étaient destinées à détourner l'attention publique du but final de la guerre qui se faisait aux catholiques. En réalité, ce qu'on déniait à ceux-ci, c'était l'exercice loyal et fécond des libertés constitutionnelles.

Après un demi-siècle de bouleversements politiques, entremêlés de persécutions religieuses, le catholicisme se montrait de nouveau plein de sève et de vie sur le sol belge. Dépouillé de ses richesses, privé de ses privilèges historiques, placé sous le régime du droit commun, le clergé trouvait dans ses vertus, dans ses lumières, dans sa pauvreté même, une source d'influence et d’action qui triomphait de tous les efforts du scepticisme. Ces monastères, ces congrégations religieuses, sentinelles avancées de l'Église, qu'on croyait à jamais anéantis, reparaissaient dans toutes les villes et trouvaient des novices dans toutes les classes. Ces chaires à la fois religieuses et scientifiques, renversées sous la domination étrangère, se relevaient dans toutes les provinces. Ces vieilles doctrines, qu'on disait ensevelies sous les traits de la philosophie du dix-huitième siècle, retrouvaient des défenseurs éloquents, des apologistes éclairés, appelant la science moderne au secours de la vérité chrétienne. Ces autels, naguère témoins d'un culte sacrilège, voyaient à leurs pieds tout un peuple d'adorateurs fidèles.

La jeunesse recevait encore une fois un enseignement religieux, la vieille foi multipliait de nouveau ses miracles ! Voilà les scènes aux­quelles les yeux des adversaires du catholicisme avaient peine à s'habituer en plein dix-neuvième siècle.

Érasme reprochait aux protestants d'aimer la liberté pour eux et de la détester chez les autres (Lettre à l’évêque de Rochester (Epist. 812, E.F.)). Depuis l'avènement du ministère (page 264) de Theux - Ernst, cette tendance était à tous égards celle de la fraction libérale exclusive. La Constitution consacrait la liberté de la parole, de la presse et du culte, les libertés d'association et d'enseignement. Les ennemis de l'Église se proclamaient les défenseurs de toutes ces libertés ; et cependant ils criaient à l'envahissement, à l'oppression, à la tyrannie, quand les catholiques , réunissant leurs efforts et leurs subsides, ouvraient une école, fondaient un journal, élevaient une chaire ou bâtissaient un monastère. La prédication des dogmes et de la morale devint elle-même le prétexte d'interminables déclamations. Dans la province de Liége, on vit un bourgmestre libéral invoquer le secours de la gendarmerie pour expulser de sa commune quatre pauvres missionnaires, coupables d'avoir prêché deux ou trois ser­mons dans l'église du village (Note de bas de page : Ce fait étrange se passa au village de Tilff, à deux lieues de Liége. L'expul­sion des missionnaires, appartenant au couvent de Liège, était motivée sur l'absence de passeport! Le gouverneur étant intervenu pour faire respecter la liberté du culte, une bande de jeunes gens se rendit devant son hôtel et consacra la soirée à pousser des cris injurieux à l'adresse du premier magistrat de la province. Au théâtre, le public réclama la représentation du Tartuffe, et lorsque l'acteur dit ce vers si connu : « Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude, » des sifflets se firent entendre dans plusieurs parties de la salle. - La relation com­plète de ce triste incident se trouve au Journal hist. et litt. (t. VI, 1838, p. 3 à 24).        Il existe une autre relation, écrite par un membre du parti libéral, sous ce titre: Mission à Tilff. Lettres à M***" (Liége, Desoer, 1838)).

 

26.7. Le manque de combativité politique du monde catholique

 

 Quand on considère l'inanité des griefs, l'injustice de l'attaque, l'intolérance manifeste du langage et des actes, on s'étonne que la propagande ultra-libérale ait pu trouver un seul auxiliaire parmi les hommes dévoués à la cause nationale. Et cependant ses déclamations étaient prises au sérieux, son influence et ses forces grandissaient avec son audace ! Chaque jour des centaines de recrues venaient grossir les rangs d'une minorité d'abord impuissante.

Au sein des Chambres, les principes de l'Union conservaient tou­jours une majorité considérable. Voyant les ministres à l'œuvre, examinant de près la marche loyale et constitutionnelle de l'admi­nistration, les libéraux modérés, membres du parlement, repoussaient toute pensée d'hostilité systématique. Les clameurs de la presse venaient expirer au seuil du palais de la Nation (Note de bas de page : On en acquit une preuve manifeste dans l'accueil que reçurent, en 1837, un certain nombre de pétitions demandant la réforme électorale, dans l'intérêt du libéralisme des villes (Voy., au Moniteur du 1er Mars 1838, le remarquable rapport de M. Dechamps, organe de la section centrale)).

(page 265) Mais il n'en était pas de même dans les masses. L'influence électo­rale du libéralisme exclusif augmentait sans cesse ; il était visiblement appelé à devenir une puissance redoutable.

Ce succès imprévu tenait à plus d'une cause.

Confiants dans le bons sens traditionnel des Belges, les catholiques n'avaient pas assez compris le besoin de se faire représenter dans la presse ; ils ne savaient pas que les accusations les plus déloyales, les calomnies les plus absurdes, les sophismes les plus grossiers, répétés chaque jour sous une forme nouvelle, finissent toujours par trouver accès dans la foule ; ils ignoraient que, sous peine de marcher vers une défaite inévitable, un parti politique, quelque puissant qu'il puisse être, doit avoir ses organes dans toutes les sphères où s'agi­tent les influences électorales et parlementaires. A peine un journal sur vingt prenait leur défense et répondait aux attaques de leurs adversaires. Les feuilles libérales, chaque jour plus nombreuses, pénétraient dans les lieux publics, dans les ateliers, dans les salons du riche, dans les demeures de la classe moyenne, semant partout des préjugés religieux et politiques, jetant dans toutes les têtes la pensée d'une domination sacerdotale qui n'existait que dans les rêves des ennemis de l'Église. Au milieu d'une foule de publications hostiles ou indifférentes; un seul journal catholique existait dans la capitale : il mourut faute de souscripteurs ! (Note de bas de page : L'Union cessa de paraître le 16 Juin 1837 (V. Warzée, Essai sur les journaux belges, p. 102)).

Une autre erreur politique, non moins grave peut-être, consistait dans l'indifférence avec laquelle les catholiques assistaient à la com­position des administrations communales. Satisfaits d'être convena­blement représentés dans la législature et dans le pouvoir central, convaincus de l'impartialité des Chambres et des ministres, ils ou­bliaient que la majorité parlementaire résulte d'une coalition d'in­fluences, d'une réunion d'intérêts et de forces, dont le point d'appui se trouve à la base, et non pas au faîte de l'édifice constitutionnel. Chaque jour plus nombreux dans les conseils des communes et des provinces, leurs adversaires s'emparaient avec adresse de toutes les (page 266) influences gouvernementales laissées en dehors de la centralisation administrative.

Apathiques, craintifs, poussant l'amour de la paix jusqu'à ce degré où l'inaction se transforme en duperie, ils ne montraient nulle part l'intelligence des besoins politiques créés par l'introduction du régime parlementaire. Au sein des Chambres, la plupart d'entre eux, croyant qu'il suffisait de voter en faveur des ministres, ne se mêlaient que rare­ment à ces luttes ardentes de la tribune, où l'audace est malheureu­sement une des conditions du succès. « La majorité catholique, dit un de nos historiens les plus distingués, affectait un système de neutralité étrange à l’égard des ministres, qui n'a pas peu contribué à la perdre. Elle laissait les membres de l'opposition se relayer pour harceler jusqu'à extinction l'homme du pouvoir, et elle assistait, l'arme au bras, à ces luttes inégales. » (Note de bas de page : De Gerlache, Essai sur le mouvement des partis; OEuv. comp. t. VI, p. 18).

Victorieux au scrutin, le cabinet n'en était pas moins frappé dans sa force morale. Les jour­naux reproduisaient les discours des orateurs de l'opposition, une foule d'électeurs envisageaient comme irréfutables tous les arguments restés sans réplique, et le pouvoir, en apparence abandonné par ses amis mêmes, recevait chaque jour une atteinte nouvelle.

On doit ajouter que la polémique libérale employait de plus en plus un langage plein de séduction pour les esprits superficiels. Re­vendiquant pour ses adeptes le monopole des lumières, du progrès et de la science, elle parlait avec un dédain superbe de la faiblesse, de la timidité, de l'asservissement des esprits fidèles aux préceptes du Christianisme : comme si la foi chrétienne avait étouffé le génie des Bossuet, des Fénelon, des Leibniz, des Newton et de tant d'intelli­gences vigoureuses qui font à juste titre l'orgueil de l'Europe moderne ! Dénaturant l'histoire, mentant à l'expérience des siècles, elle transfor­mait en ennemi du progrès, en propagateur de l'ignorance, ce culte sublime qui sauva dans ses monastères et ses temples, en même temps que les trésors de l'antiquité, toutes les prérogatives et toutes les dignités de l'espèce humaine. Il n'est pas nécessaire de signaler les con­séquences de ces déclamations et de ces bravades. Une partie de la jeu­nesse se sépara des catholiques, parce qu'elle croyait ainsi se placer sous la bannière du progrès, de l'indépendance, de la raison et de la liberté !

(page 267) Mais la cause la plus active des succès croissants du libéralisme se trouvait dans le souvenir de la puissance de l'Église sous l'ancien régime. Formant le premier Ordre de l'Étal, propriétaire d'une portion considérable du sol, investi de larges privilèges judiciaires, allié par ses chefs à toutes les maisons influentes, le clergé possédait, il est vrai, un pouvoir redoutable pour ses adversaires. Mais en était-il de même en 1836 ? Spolié de ses biens, soumis au droit commun, justi­ciable des tribunaux ordinaires, vivant sous un régime où l'ordre civil et l'ordre religieux ont cessé d'être étroitement unis, subsistant en grande partie d'un salaire voté par les Chambres, le clergé ne possédait plus l'ombre du pouvoir politique. Confondant les époques, les hommes et les choses, on n'en parlait pas moins, avec une terreur simulée, de la puissance sacerdotale qui pesait sur la Belgique. Le clergé national, sorti des rangs du peuple, toujours prêt à se sacrifier au salut de ses frères, était soupçonné de viser à la tyrannie politique et religieuse. « Et pourtant, dit avec raison M. de Gerlache, le prêtre a toujours été admirable en Belgique. Sorti du peuple, il aime le peuple, et il en est aimé; il s'identifie avec lui, il le secourt dans sa détresse, il le soigne intrépidement dans ses maladies. Fortement attaché aux libertés du pays et au centre de l'unité catholique, on ne l'a jamais vu se laisser séduire par l'hérésie, ni circonvenir par le pouvoir, qui, partout ailleurs, est parvenu à dominer ou à entraver l'autorité spirituelle pour en faire un instrument de gouvernement » (Note de bas de page : Essai sur le mouvement des partis, p. 24).

Les gouvernements constitutionnels offrent ce phénomène étrange, mais incontestable, que le pouvoir devient à la longue une cause de faiblesse pour ceux qui l'exercent. La coalition des ambitieux et des mécontents grandit sans cesse ; elle appelle toutes les passions à son aide, et tôt ou tard les ministres sont contraints d'abandonner le champ de bataille. Au milieu des circonstances que nous venons de rappeler, ce travail de désorganisation devait nécessairement s'opérer avec une rapidité peu commune. Les ministres comptaient chaque jour quelques amis de moins et quelques ennemis de plus. Le personnel de l'enseigne­ment donné aux frais de l'État et des villes, menacé de la concurrence de l'enseignement religieux, fournissait à l'opposition une phalange de défenseurs d'autant plus infatigables que leurs intérêts matériels se (page 268) trouvaient en cause. Les loges maçonniques, irritées du blâme qui était venu les atteindre, multipliaient leurs ramifications dans les classes supérieures. La presse libérale, influente par le nombre de ses organes, redoutable par son énergie audacieuse, étendait sans cesse le cercle de son action. Le cabinet conservait la confiance de la représentation natio­nale, mais ses ennemis s'emparaient des provinces, des communes, des feuilles quotidiennes, de toutes les influences électorales. Mille symptômes de faiblesse future se révélaient au regard de l'observateur attentif. Il ne fallait pas être doué du don de prophétie pour prédire le triomphe plus ou moins prochain du libéralisme exclusif. Au moment où les catholiques possédaient encore une majorité considérable dans les deux Chambres, un de leurs publicistes les plus distingués s'écriait avec douleur: « Qu'arrivera-t-il finalement ? L'expérience est déjà là pour nous répondre. Il arrivera finalement, si les catholiques ne se réveillent et ne s'unissent plus étroitement qu'ils ne l'ont tait jusqu'à présent, que toutes nos libertés se dissiperont en fumée !» (Journ. hist. et litt., 1838, p. 23).

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