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« Jules Malou (1810-1870) », par le baron de TRANNOY

(Bruxelles, Dewit, 1905)

 

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CHAPITRE XII. - L’UNIONISME DE M. DE DECKER (1855 - 1857)

 

1. Le ministère de Decker : le dernier ministère unioniste

 

(page 296) Les élections de 1854 avaient rendu la majorité aux conservateurs. Cependant le ministère libérai se maintint jusqu’au 22 mars 1855. Il semblait, après l’échec du Cabinet de Brouckere, que le pouvoir dût être offert à la majorité. Il n’en fut pas immédiatement ainsi.

Les premières démarches en vue de constituer une administration furent faites auprès de membres considérables de la gauche (Le 30 mars 1855). Ces démarches ne pouvaient avoir de succès.

A vrai dire, les chefs reconnus de la majorité conservatrice n’étaient guère désireux de recueillir la succession de M. de Brouckere, et le Roi ne paraissait pas disposé à les y appeler.

« Au commencement des combinaisons ministérielles, écrivait Mgr Malou à son frère (MM. Delfosse et Lebeau furent sollicités d’accepter le pouvoir), j’avais une crainte (page 297) assez vive qu’on ne vous entraînât sur le banc ministériel sous prétexte de patriotisme. Mais, ensuite, la situation parlementaire m’a paru claire par rapport à vous. Si la Providence vous réserve encore une place au banc de douleur, vous ne pouvez y arriver qu’après qu’un ou deux flots encore auront passé. »

Aussi bien les catholiques apprirent-ils sans surprise que la mission de constituer un ministère avait été confiée à celui de leurs hommes politiques qui était le plus connu pour la modération de ses tendances, à M. Pierre de Decker.

Nul ne s’était élevé avec plus d’éloquence que le nouveau chef du Cabinet contre les théories qui voulaient que les partis se fissent exclusifs et que le gouvernement lui-même s’attachât à un parti. Il était convaincu que la division des citoyens en deux camps nettement tranchés et irréconciliables serait funeste à la Belgique, parce que les luttes politiques dégénéreraient presque toujours en querelles religieuses. Cette conviction avait arraché, dès 1845, un premier cri à son patriotisme alarmé (P. DE DECKER, Quinze Ans (1830-1845)) : « A l’aurore de notre indépendance nationale, écrivait-il, apparaît ce principe lumineux et fécond, ce principe de justice et de force, auquel se rattachent si heureusement et nos plus glorieux souvenirs et nos plus chers intérêts l’union. C’est à mettre ce principe en relief dans toutes les occasions, c’est à le réhabiliter, à le glorifier sans cesse, à le maintenir contre tous les assauts de l’esprit exclusif, que le gouvernement doit chercher sa principale puissance et sa plus solide gloire. C’est là aussi que la Belgique doit trouver la condition de sa conservation et de ses progrès. » L’union des catholiques et des libéraux avait duré quinze ans ; son expression écrite, (page 298) c’était la Constitution : l’union devait être conservée et maintenue comme la condition de notre indépendance et de notre prospérité nationale. « Que ce soit aussi, concluait M. de Decker, le but de toute notre politique. »

Sa foi enthousiaste en l’union l’avait entraîné, nous l’avons vu, jusqu’à traiter le ministère de Theux-Malou d’anachronisme et de défi.

Dans une nouvelle brochure sur l’Esprit national et l’esprit de parti, il avait, en 1852, à l’invitation de Malou, rompu encore une lance pour la défense de l’unionisme.

Les idées qu’il avait si éloquemment proclamées dans ses écrits, M. de Decker était fermement résolu à les réaliser.

Nombreux d’ailleurs étaient les hommes politiques, dans le parti conservateur surtout, qui avaient gardé pour l’union les plus ardentes sympathies. « Le Roi, dit M. Juste, avait une grande estime pour M. de Decker et ses convictions unionistes fortement prononcées. »

Certains catholiques cependant ne voyaient pas sans une juste appréhension arborer l’étendard pâli de l’unionisme. Ils envisageaient avec crainte les conséquences d’une politique de capitulation et redoutaient de voir s’émousser encore davantage la faible énergie des conservateurs.

Le 30 mars, le ministère était constitué, et le jour même, Mgr Malou écrivait à son frère :

« On me dit à l’instant que le Roi a fait appeler Vilain XIIII, de Decker et Mercier. Nous aurons donc ce ministère de demi-dieux, comme disait M. Guizot. Mais nous devons prendre garde que, par esprit de conciliation, il ne nous administre amicalement les doses préparées dans la pharmacie (page 299) de MM. Rogier et Frère. Si le ministère a du courage, il se fera une bonne position ; mais s’il entreprend l’œuvre impossible de contenter tout le monde et de s’effacer en tout, il vivra très peu de temps. Si M. de Decker veut satisfaire la gauche en matière de charité, il aura contre lui toute la presse catholique. J’ose le lui prédire.

Les collaborateurs dont s’entoura M. de Decker étaient, comme lui, des unionistes convaincus. Plusieurs d’entre eux,, MM. Dumon, Mercier, Alphonse Nothomb, étaient considérés comme appartenant au parti libéral.

M. de Decker « se flattait d’obtenir l’appui des libéraux qui, sous le Cabinet de M. de Brouckere, s’étaient détachés de la gauche pour appuyer le ministère. Il croyait, écrit M. de Garcia (D. DE GARCIA DE LA VEGA, Les catholiques belges, le libéralisme et la révolution, études politiques, Bruxelles, Decq, 1863), avoir retrouvé ce qu’il appelait en termes si beaux, mais si peu vrais, l’expérience allait le prouver, l’époque des majorités historiques. »

Le ministre des affaires étrangères, vicomte Vilain XIIII, était - nous citons le mémo auteur - « un esprit fin et délié, aux résolutions parfois fermes et aux allures énergiques, mais essentiellement primesautier et manquant, par conséquent, de consistance politique. Les autres ministres, à l’exception de M. Mercier, qui avait été ministre des finances, n’étaient pas connus. L’un d’eux, M. Nothomb, devait se montrer bientôt, par son talent, digne du nom qu’il porte. Aussi devint-il promptement le but constant d’attaques les plus grossières et les plus injustes du libéralisme. »

Malou prêta volontiers au Cabinet unioniste formé par son ami de Decker l’appui de son autorité et de sa (page 300) parole. Il demeura fidèlement à ses côtés, s’inclinant, parfois avec regret, devant les exigences de la politique d’union, tant qu’il eut l’espoir d’arriver par elle à une solution de la question primordiale des fondations charitables.

Lorsqu’il acceptera la charge de rapporteur du projet de loi sur les établissements de bienfaisance, ce sera avec l’arrière-pensée de rallier les libéraux modérés à un projet transactionnel.

Ces espérances s’effondreront en mai 1857 et, avec elles, la foi de Malou en l’unionisme.

 

2. L’affaire Brasseur et la question de l’indépendance doctrinale des professeurs d’université

 

(page 300) M. de Decker était à peine entré en possession du pouvoir, lorsque surgit, à l’université de Gand, un incident qui eut dans le pays une vive répercussion.

Quelques étudiants catholiques, à la tète desquels se trouvait M. Guillaume Verspeyen, avaient protesté contre les tendances antichrétiennes de l’enseignement donné dans cet établissement de l’Etat par le professeur Brasseur. L’enquête ouverte par le conseil académique établit que ces protestations étaient justifiées.

L’incident n’en resta pas là. L’affaire Brasseur passionna le pays ; elle occupa aussi le Parlement, où se posa une question toujours vive : Comment, dans l’enseignement de l’Etat, sauvegarder à la fois l’indépendance doctrinale des maîtres et le respect des convictions de leurs élèves ?

Quelle allait être l’attitude du ministre de l’intérieur en présence de ce conflit ?

« On m’inspire des inquiétudes sur l’attitude de notre (page 301) excellent de Decker dans l’affaire de M. Brasseur à l’université de Gand, écrivait à son frère Mgr Malou (Le 4 janvier 1856). Il est certain que, si le ministère ne montre pas ici une certaine énergie, il excitera un profond mécontentement chez les bons catholiques et dans le clergé. »

A la Chambre, M. de Decker déclara, sans qu’une protestation s’élevât, que, si le professeur Brasseur avait nié la divinité du Christ, il l’eût destitué dans les vingt- quatre heures. Il ajouta, d’autre part, qu’il ne voulait pas, dans une étroite intolérance, interdire aux professeurs des universités de l’Etat, de ces grandes et fécondes discussions qui sont la vie du haut enseignement ».

« Il n’y a pas, disait-il, de principes absolus qui puissent servir de direction dans cette partie de l’administration. Il n’y a que des cas d’application pratique, qui sont laissés à l’appréciation du gouvernement. Les professeurs ont pour premier guide leur raison, leur conscience ; ils sont responsables devant le gouvernement, qui a le droit de surveiller leur enseignement et de sévir contre eux lorsqu’ils abusent de la liberté relative qui doit leur être laissée. Les ministres, à leur tour, relèvent de leur conscience ; ils sont constitutionnellement responsables devant les Chambres et devant le pays des décisions qu’ils prennent à l’égard des professeurs des universités de l’Etat » (Annales parlementaires, 22 janvier 1856).

Personnellement, M. de Decker réprouvait les thèses erronées du professeur Brasseur. « Comme catholique, déclarait-il, je me suis senti froissé par ces propositions. »

Mais le langage du ministre devait, à son avis, être différent de celui de l’homme privé. Il voulut être à la fois prudent et constitutionnel.

(page 302) La droite parlementaire se déclara satisfaite. De la presse catholique s’élevèrent des protestations : « Les contradictions fourmillent dans le discours de M. de Decker, lisait-on dans la Patrie de Bruges (30 janvier1856), comme elles fourmillent dans sa conduite. » L’impression de l’évêque de Bruges n’était guère plus favorable : « J’ai été extrêmement peiné de l’attitude de M. de Decker, écrivait Mgr Malou à son frère. En voyant cette reculade, j’ai éprouvé un sentiment de crainte très prononcé pour la présentation de la loi sur la charité et, par une lettre de Mgr de Gand, je vois que ce prélat a éprouvé la même crainte. »

Les mandements épiscopaux de Malines, Gand, Tournai et Bruges signalèrent les dangers que présentait la fréquentation de cours professés dans un esprit hostile. L’évêque de Bruges parla de l’enseignement universitaire avec la netteté et la franchise qui lui étaient coutumières

« L’université libre de Bruxelles, disait-il, a affiché le drapeau de l’impiété... S’opposer de toutes les manières possibles à l’influence du principe religieux, telle est l’action de l’université de Bruxelles et telle est la fin que se sont proposée ses fondateurs.

« Cet établissement est, chacun le sait aujourd’hui, l’émanation d’une société secrète, qui se cache dans l’ombre et se couvre de mystère... Les choses en sont venues au point qu’un chrétien ne peut plus prendre part à cette œuvre sans tomber dans une espèce d’apostasie...

Un autre établissement, poursuivait-il, qui, par la protection gouvernementale dont il jouit, doit inspirer moins de défiance aux parents et qui, par les sommes énormes dont il dispose, peut attirer un plus grand nombre d’élèves dans son sein, n’offre guère moins de dangers aujourd’hui aux (page 303) familles catholiques que l’université de Bruxelles. Je parle de l’université de Gand...

« Nous conjurons les pères de famille de bien se convaincre des dangers que présente pour leurs enfants un enseignement supérieur qui n’est pas sincèrement chrétien... C’est par un sentiment d’affection pour eux et pour leurs enfants que nous leur donnons ces conseils. Le Seigneur voit la pureté de nos intentions, et ce ne sera désormais plus à nous qu’il pourra imputer la perte des jeunes gens catholiques que des doctrines impies et erronées entraîneront dans l’abîme de l’impiété et du vice. »

Pie IX adressa à l’évêque de Gand un bref (8 avril 1856), louant une « mesure si prudente et si sage » et exhortant les évêques belges à « redoubler d’attention, de soins et d’efforts pour employer tous les moyens afin que les ravages de cette peste effroyable n’infectent et ne détruisent pas leur troupeau ».

De son côté, le ministre de l’intérieur envoya une circulaire aux administrateurs des universités de Gand et de Liége pour les inviter à recommander aux professeurs de « s’abstenir dans leur enseignement de toute attaque directe contre les principes essentiels des cultes pratiqués en Belgique ».

Cet avis ministériel fut diversement apprécié : les libéraux y virent une satisfaction donnée aux évêques ; certains journaux catholiques signalèrent que le programme universitaire de l’année précédente n’avait subi aucun changement et crurent y découvrir une pensée malintentionnée du gouvernement à l’endroit de l’épiscopat. (Voir Louis HYMANS, Histoire populaire du règne de Léopold 1er, p. 234). Des commentaires ultérieurs parurent indispensables.

(page 304) L’affaire Brasseur occupa une seconde fois la Chambre, au mois de novembre 1856, à l’occasion de la discussion de l’Adresse. La phrase suivante y avait été inscrite : « La liberté relative du professeur a pour limite la liberté de conscience de l’élève et le respect loyal et constitutionnel pour la foi religieuse des familles, dont le gouvernement n’est que le délégué responsable. » Une véritable bataille se livra sur ce texte ; l’attaque et la défense furent également brillantes ; MM. Dumortier, Malou et de Haerne, que leurs adversaires appelaient volontiers le « parti épiscopal parlementaire », se chargèrent de la réplique.

Malou prononça un de ses plus habiles discours. Son embarras était vif : défendre l’évêque de Bruges, Cicero pro fratre suo, était délicat ; soutenir que la Patrie avait bien fait d’attaquer le ministre de l’intérieur était délicat encore, et prendre complètement la défense de celui-ci, au risque de mécontenter une partie de l’opinion catholique, ne l’était pas moins.

Le député d’Ypres contesta d’abord à la gauche le droit de s’en prendre aux mandements. Les évêques n’étaient-ils pas libres d’émettre leur opinion ?

« Sommes-nous devenus ici la Chambre de mise en accusation des évêques, au lieu d’être la Chambre des représentants de Belgique ?

« Nous discutons les mandements. Est-ce là respecter les droits qui résultent de la séparation des pouvoirs ?

« Tout le monde a reconnu, l’honorable M. Verhaegen lui-même, dans le manifeste lu à l’ouverture des cours de l’université de Bruxelles, que les évêques avaient usé d’un droit, et il y a un axiome qui dit : Qui use de son droit ne fait de tort à personne.

« Mon honorable ami, M. Orts, nous a beaucoup parlé d’un (page 305)  asile ouvert par la tolérance (l’université libre de Bruxelles) à la discussion de toutes les doctrines...

Mais, si l’honneur de l’université libre est d’avoir élevé une tribune à la libre discussion, les évêques sont belges, il me semble ; ils ont aussi le droit d’émettre leur opinion en matière religieuse et, je le répète, ils n’ont pas fait autre chose. » (Annales parlementaires, 6 novembre 1856).

Malou démontrait ensuite que si, dans le clergé ou la presse catholique, il y avait eu quelques divergences dans la manière d’apprécier la circulaire ministérielle, il y avait aussi sur les bancs de la gauche des opinions très diverses sur le point de savoir jusqu’où un professeur peut aller dans la liberté de son enseignement. « On a beau amonceler mille hypothèses, de manière à embrouiller la question, on reviendra naturellement à cette règle de notre droit civil, qui est la raison écrite, comme on l’a dit, à cette règle si simple, que le mandataire doit agir selon l’intérêt de son mandant ; et quand il fait le contraire, quand il agit contrairement ou en fraude, le mandat peut être révoqué. » Or, le professeur est le délégué du ministre de l’intérieur, qui lui-même représente l’Etat.

La signification du vote que le ministre réclamait était claire. « Le sens du paragraphe qui est proposé est celui-ci : Nous approuvons la circulaire publiée par le ministre de l’intérieur. Nous disons au ministre : La Constitution est là, qui nous autorise à agir quand la prospérité des établissements de l’Etat est menacée et compromise.

« Nous disons : Il est des circonstances où vous devez agir ! lui laissant, du reste, la libre appréciation des faits et, par conséquent, la responsabilité. Telle est la signification (page 306) du paragraphe, il n’en a pas d’autre ; si nous y introduisions un changement, nous dirions le contraire de ce que nous voulons dire. »

Le but des libéraux n’était-il pas, en réalité, de souligner, d’accentuer la polémique qui avait éclaté entre quelques organes de la presse catholique, de diviser les catholiques en constitutionnels et intolérants ou ultramontains, comme on allait bientôt les appeler ? Malou déjouait cette manœuvre :

« Cette discussion doit avoir, dit-on, pour conséquence la division de l’opinion conservatrice. Il va se former un parti tory, un parti de mauvais esprit d’intolérance. Je voudrais que les honorables membres qui aperçoivent de la division dans nos rangs pussent espérer qu’il n’y en eût pas dans les leurs.

« Ainsi sur la question de l’enseignement la gauche s’est divisée trois fois, les trois seules fois qu’elle s’en soit occupée elle s’est divisée sur l’enseignement primaire, sur l’enseignement moyen, à propos de la convention d’Anvers, et j’ai constaté qu’elle est loin d’être homogène sur la question de l’enseignement supérieur.

« Je suis quelque peu embarrassé lorsque j’emploie le mot de libéralisme, car lorsqu’on parle du mauvais esprit d’intolérance, je ne puis m’empêcher de me souvenir de quelques discours de l’honorable M. Verhaegen ; d’après lui, pour être libéral, il faut demander la réforme de l’enseignement primaire, l’abrogation de la convention d’Anvers et vouloir l’exclusion complète du clergé de toutes les écoles...

« En réponse à l’accusation d’intolérance, je demanderai s’il y a une opinion sincère, consciencieuse, qui admette le pour et le contre, car tout ce qui a été dit revient seulement à proclamer l’intolérance dogmatique.

« Ainsi, l’honorable M. Verhaegen est très intolérant à l’égard de l’Eglise catholique, autant que les évêques sont dogmatiquement très intolérants quand ils déclarent que l’enseignement donné dans les universités de Gand et de Bruxelles n’est pas conforme au dogme catholique. »

Répondant aussi aux insinuations dont il avait été personnellement l’objet, Malou désavouait la paternité de certains articles qu’on lui avait faussement attribués.

« Messieurs, certaines insinuations tendent à accuser telle ou telle personne, ou ses parents jusqu’au deuxième degré inclusivement, d’être les auteurs de certains articles où l’on a cru démêler dans nos rangs un très grand dissentiment, parce que deux journaux des Flandres ont attaqué des actes de M. le ministre de l’intérieur.

« Dans tous les partis, il y a des tempéraments différents. La presse a des nuances, elle a des allures différentes, il n’en résulte aucun mal, lorsque de ces tempéraments différents résulte une moyenne qui fait qu’une opinion marche sans courir au précipice (ce qui est peut-être arrivé avant nous) et qu’on ne reste pas immobile. Il ne faut pas s’étonner de cette différence de tempérament. Elle se produit dans tous les rangs ; elle se produit chez vous, beaucoup plus que dans la presse conservatrice. »

L’Adresse fut votée par vingt voix de majorité.

 

3. La loi d’extradition pour délit politique

 

Deux criminels, après avoir attenté à la vie de Napoléon III, s’étaient réfugiés en Belgique, d’où ils n’avaient pu être extradés. La loi belge interdisait, en effet, l’extradition pour délit politique ou délit connexe à un fait politique.

Un projet de loi fut déposé dans le but de ranger, parmi les faits pouvant autoriser une demande d’extradition, (page 308) l’assassinat, l’empoisonnement et le meurtre d’un souverain étranger ou d’un membre de sa famille.

Dans la pensée du gouvernement, le projet n’avait d’autre objet « que de faire disparaître le doute qui pourrait exister sur la question de savoir si l’extradition peut être accordée lorsqu’il s’agit d’attentat à la vie d’un souverain étranger, de même qu’elle le serait si la victime de l’attentat était un simple particulier. » (Rapport de la section centrale).

Tout le monde, en principe, était d’accord : le régicide devait désormais, en Belgique, être réputé homicide et traité comme tel. Mais, de l’avis d’un certain nombre de membres de la Chambre, le projet du gouvernement avait le défaut de proclamer trop absolument que l’attentat à la vie d’un souverain étranger ne serait jamais réputé crime politique et toujours puni comme un délit de droit commun. La section centrale, interprète de cette opposition, n’entendait pas que l’extradition du régicide fût autorisée lorsque le fait était connexe à un délit politique : tel le cas d’attentat au cours d’une insurrection.

Le gouvernement refusa de se départir de son interprétation ; M. Nothomb, ministre de la justice, soutint sans défaillance un assaut qui fut vif et se prolongea sans mesure. Malou l’appuya de sa compétence de juriste pénal :

« La section centrale nous dit que l’extradition est une mesure exceptionnelle, odieuse, qui répugne à nos mœurs ; c’est, en quelque sorte, porter atteinte à nos plus précieuses libertés, c’est méconnaître l’antique réputation d’hospitalité de la Belgique. Il semble vraiment, messieurs, que l’extradition soit une mesure barbare, sauvage, contraire à toute idée de civilisation.

Nous devons nous placer à un point de vue tout opposé. (page 309) Lorsque la civilisation était plus imparfaite qu’elle ne l’est aujourd’hui, le droit d’asile existait, l’impunité existait ; à mesure que la civilisation s’est développée, l’impunité s’est restreinte ; et, ne l’oublions jamais, ce n’est pas la justice qui est odieuse, c’est le crime qui est odieux ; ce n’est pas la répression qu’il faut restreindre, c’est l’impunité.

« On nous dit encore que nous faisons une loi réactionnaire ! Messieurs, il y a vingt ans que nous entendons ce mot réactionnaire comme seule raison de ceux qui n’en ont pas d’autres.

« Si la loi a pour objet, comme dans ma pensée elle a réellement pour objet, de restreindre l’impunité pour les crimes qui portent atteinte à la morale universelle, appelez dix fois cette loi réactionnaire ; moi, je l’appelle loi juste, morale, nécessaire, et je la vote avec empressement.

« Le véritable but de la loi sur les extraditions, c’est de donner une sanction à la justice, partout, sans distinction de frontières.

« En ce sens, elle est parfaitement légitime.

« Où est la limite où l’extradition n’est plus légitime ? C’est lorsque le fait en vertu duquel on demande l’extradition ne porte pas atteinte à la loi universelle de toutes les nations civilisées, lorsqu’il porte atteinte à une forme politique variable ; c’est, par exemple, lorsque nous avons devant nous un réfugié politique qui n’est pas un assassin ; la victime d’un changement de gouvernement ; un homme, enfin, à qui nous pouvons tous serrer la main.

« Je dis que la question se présente dans ces termes-ci : Les tribunaux ont été divisés sur le point de savoir si la loi était applicable lorsqu’un crime était connexe à un fait politique et c’est ce doute auquel nous devons mettre une fin. »

D’après le système du rapporteur de la section centrale, le crime de droit commun n’eût été considéré que comme l’accessoire, lorsqu’il se serait rattaché à un fait politique.

(page 310) « Je ne sache pas, disait Malou, qu’il y ait en droit pénal une classification de crimes principaux et de crimes accessoires

« La distinction est fausse en droit pénal, elle l’est encore davantage en morale ; elle est fausse en législation, fausse en droit politique ; nulle part, ce principe n’a été admis. »

Aussi adhère-t-il pleinement au projet du gouvernement qui autorise l’extradition des personnes accusées d’attentats politiques, lorsque ceux-ci ont le caractère de crimes de droit commun.

« Cette loi votée, il sera simplement déclaré qu’il n’y a pas en Belgique d’asile pour ceux qui font du poignard ou du poison un moyen de succès politique. »

Une commission fut nommée dans l’espoir de rallier la Chambre à une proposition transactionnelle et conciliatrice. Elle crut trouver une garantie dans l’obligation pour le gouvernement de consulter le pouvoir judiciaire sur l’existence ou la non-existence de la connexité alléguée. Le pouvoir judiciaire, en l’espèce, eût été représenté par la chambre des mises en accusation.

Le ministre de la justice refusa de souscrire à cette transaction et Malou, au nom de la minorité de la commission, revendiqua « l’honneur d’être son complice pour l’avoir sciemment et matériellement aidé dans la perpétration de ce crime d’obstination ».

« S’il n’y a qu’une question de rédaction entre nous, y a-t-il plus d’obstination, disait-il, de la part de celui qui dit vingt fois oui, que de la part de celui qui dit vingt fois non ?... »

« Le gouvernement, faisait-il remarquer fort judicieusement, lorsqu’il y a une loi sur les extraditions, doit traduire cette loi en traité ; un traité, pour être quelque chose, doit contenir une obligation ; or, qu’arrivera-t-il si vous avez à faire à un traité d’après la rédaction qui (page 311) vous est proposée ? Quel gouvernement étranger se soumettrait indifféremment aux décisions des chambres des mises en accusation ? »

Le projet du gouvernement finit par l’emporter ; plusieurs membres de la gauche, et non des moindres, s’étant associés au vote de la droite.

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