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« Jules Malou (1810-1870) », par le baron de TRANNOY

(Bruxelles, Dewit, 1905)

 

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CHAPITRE VIII. - LES ELECTIONS DE 1848 et 1850. LA POLITIQUE FINANCIERE DU MINISTERE ROGIER-FRERE ET L’OPPOSITION (1848-1850)

 

1. Les élections de juin 1848 : l’effacement des catholiques et l’échec de Malou

 

(page 191) On se figure malaisément aujourd’hui la physionomie d’une lutte électorale au lendemain de la promulgation des lois qui avaient brusquement, l’une abaissé le cens au minimum constitutionnel, l’autre proclamé les incompatibilités parlementaires.

La dissolution des Chambres avait été prononcée et les élections fixées au 13 juin. Le libéralisme marchait le front haut au-devant d’une victoire que la pusillanimité et le désarroi de ses adversaires rendaient assurée. « Les catholiques, écrivait M. Thonissen, eurent à peine le courage d’avouer les candidatures électorales de leurs coreligionnaires. »

Rien n’est plus certain : ils en étaient arrivés, en 1848, à ce point. Qu’on en juge par l’exemple de ce qui se passa à Ypres.

Dans cette vieille cité flamande régnait une faction (page 192) libérale remuante, organisée en comité, menée par M. Alphonse Vandenpeereboom. Ce comité étendait son activité à tout l’arrondissement.

L’on commença à parler des élections au début de mai. Dès le 3 mai, les libéraux avaient fait choix de deux candidats ; ils se réservaient encore d’en désigner un troisième. Notons que les trois députés sortants étaient des catholiques : MM. Malou, Biebuyck et van Renynghe.

Parmi les membres du comité libéral, Malou comptait beaucoup d’amis et d’obligés. Personne, cependant, n’avait osé parler de lui. Des amis se décidèrent à lui faire savoir que, s’ils avaient de lui ne fût-ce qu’une lettre, ils soutiendraient sa candidature à la prochaine réunion du comité libéral, dans l’espoir de l’y voir désigné comme troisième candidat, lui, l’ancien ministre du cabinet des six Malou ! Cette lettre, lui recommandait-on, devra faire abstraction du passé, et ne s’occuper que de l’avenir ou des idées de conciliation du moment ; « on devrait y trouver l’esprit de concession à l’opinion ».

Malou recevait, à ce propos, de son frère, le conseil suivant, qui est bien significatif : « Il ne serait peut-être pas très prudent de refuser. Si eux vous abandonnent, je ne sais pas qui vous soutiendrait publiquement. » Ils en étaient là, les catholiques belges de 1848, en pleine Flandre !

Cependant l’entente avec le comité libéral ne se fit pas, les libéraux n’ayant aucun intérêt à admettre sur une liste commune le nom d’un adversaire, alors que tout permettait d’augurer l’élection de trois des leurs. A leur point de vue, ils eurent raison ; ils l’emportèrent sur toute la ligne, non seulement à Ypres, mais dans bon nombre d’autres arrondissements. Leur majorité compta (page 193) quatre-vingt-cinq membres, tandis que la minorité se trouvait réduite à vingt-trois.

Plusieurs chefs de la droite furent éliminés en même temps que Malou ; parmi eux, MM. de Muelenaere, d’Huart, d’Anethan, Brabant. Par contre, M. Barthélemy Dumortier avait été élu à la fois par deux arrondissements, Tournai et Roulers ; il se trouvait en demeure d’opter. On prêta au gouvernement l’intention de concourir à la rentrée de Malou au Parlement en laissant poser sa candidature, sans la combattre, dans l’arrondissement que M. Dumortier n’aurait pas choisi. Qu’en faut-il croire ? Le ministère Rogier-Frère n’eut guère de semblables mouvements de générosité. Peut- être le Roi Léopold Ier, qui comprenait le parlementarisme à la manière anglaise, qui avait en Malou une grande confiance et qu’irritaient les éliminations aveugles du suffrage censitaire, travailla-t-il dans ce sens ses ministres.

Le chanoine Malou s’inquiétait fort de ce bruit qui prenait de la consistance. « Bruits absurdes, lui répondit Malou, le contraire de ces bruits est seul vrai. » Il avait été question, paraît-il, à Bruxelles, au sein même de l’Association libérale, d’offrir à Malou une candidature. Mais devant une déclaration catégorique de sa part, on n’avait plus insisté, ni à Bruxelles, ni à Roulers. « Quand on m’a parlé de rentrer, j’ai toujours dit que, s’il me fallait baisser la tête, même un peu, pour passer par la porte, je n’y passerais pas. Rentrer par la grâce du ministère, ce ne serait pas seulement un peu baisser la tête, ce serait se mettre à genoux et je n’y suis nullement disposé. » (Lettre au chanoine Malou, 25 juin 1848).

Telle était bien la situation : les catholiques en étaient (page 194) réduits à n’être rien que par la grâce de leurs adversaires.

Et ceux-ci, qu’on ne s’y méprenne pas, ne sont plus des libéraux de 1830 ; ils sont les exécuteurs fidèles du programme du Congrès libéral de 1846, ils approuveront la jurisprudence de M. de Haussy et voteront la loi de 1850 sur l’enseignement moyen.

 

2. La nomination comme directeur à la Société générale

 

(page 194) Une compensation était réservée au vaincu du 13 juin ; c’était en même temps un hommage rendu à ses hautes capacités. Un arrêté royal daté de la veille des élections le plaçait au nombre des directeurs de la Société Générale. (En même temps que MM. Veydt, Matthieu, Sarens, Schumacher et van der EIst, en remplacement de MM. Basse, van Volxem, de Munck, Delvaux de Saive, Rittweger-Sauvage, comte de Baillet, directeurs démissionnaires Le comte de Meeus, gouverneur de la Société Générale, fut seul maintenu dans ses fonctions).

Il ne pouvait être fait de choix plus judicieux. Désormais une large part de l’activité de Malou sera absorbée par l’exercice de cette importante mission. Il s’y appliqua pendant vingt-trois ans avec un remarquable esprit d’initiative et une prudence éclairée.

Malou ne devait rentrer au Parlement qu’en novembre 1850. Dans l’entre-temps, les électeurs d’Ypres, peut-être repentants, envoyèrent au Sénat M. Malou-Vandenpeereboom (voir chapitre XVIII).

Loin de trouver dans son éloignement momentané de la Chambre un prétexte pour se reposer et se désintéresser de la politique, Malou s’occupa d’armer l’opposition. (page 195) Il s’attacha à cette entreprise avec une persévérance obstinée, qui force l’admiration.

Un moment, pour s’arracher aux lendemains décevants de la défaite, il avait songé à réunir les matériaux d’une histoire des dix-sept années écoulées depuis 1830.

Le Roi, écrivait-il, à qui j’ai parlé de ce projet, m’a encouragé de la manière la plus flatteuse. J’aurais des facilités que d’autres n’ont pas pour obtenir tous les éléments d’un travail qui ne serait pas seulement un testament de la majorité conservatrice, mais qui instruirait pour l’avenir par l’expérience même du passé  » (Lettre au chanoine Malou, 17 juin 1848).

Si Malou avait pu donner suite à ce projet, il nous eût peut-être transmis un monument des origines de la Belgique politique contemporaine, plus complet, plus vécu que les études fragmentaires ou les manuels sommaires qui nous sont restés. Mais un devoir plus pressant l’appelait à consacrer les loisirs que lui laissait une charge absorbante au relèvement de l’opinion conservatrice catholique presque anéantie dans la presse, totalement dépourvue d’organisation politique, sans force dans l’opposition.

 

3. Les « Lettres financières »

 

La Chambre venait à peine de reprendre ses travaux, en novembre 1848, lorsque parurent successivement, dans l’Emancipation, seize Lettres financières, dirigées contre le projet de budget pour l’année 1847. Celui-ci était habilement présenté par M. Frère-Orban en diminution de 6 millions et demi de dépenses sur le budget de 1848.

Dans une de ces lettres, Malou expose avec humour le procédé employé par le ministre des finances pour atteindre ce résultat dans ses prévisions budgétaires. « Voici la recette, écrit-il : Faites quelques millions (page 196) d’économies illusoires, ajoutez-y quelques millions de ressources fictives ; mêlez à forte dose, pour lier le tout, des impôts nouveaux dont l’adoption est très chanceuse, et vous aurez, je vous le garantis, quelle que soit la diminution réelle des revenus de l’Etat, une situation magnifique. » (Huitième lettre financière, L’Emancipation, 18 novembre 1848).

Non content d’affirmer, Malou se livrait, chiffres à l’appui, à une critique pressante et justifiée. Le projet de budget pour 1848 ne portait-il pas en boni, pour une somme évaluée approximativement à 1,800,000 francs, le produit des droits de succession en ligne directe, alors que la loi établissant ces droits n’était pas votée et ne devait pas l’être avant le 16 décembre 1851 ?

Malou, toutefois, n’est pas injuste ; il rend hommage, quand il le faut, au gouvernement et le félicite d’avoir repoussé nettement, et pour l’impôt sur le revenu et quant à l’impôt progressif, des théories dangereuses et même subversives. « Le seul principe vrai et utile dans une démocratie comme la nôtre, ajoute-t il, c’est le payement proportionnel de l’impôt selon les facultés de chacun, sans privilège, ni en haut, ni en bas ; en frappant plus fortement le luxe, on ne peut obtenir qu’un résultat : diminuer le luxe et, partait, le travail productif. » (Dixième et quinzième lettres).

En s’attaquant au principe même des droits de succession en ligne directe, que M. Frère-Orban projetait d’établir, en combattant de toute son énergie ces prémisses de la politique financière de son successeur, Malou ne cherchait pas à faire de l’opposition à plaisir ; il s’en défendait au contraire. « Bien loin d’être dominé par des idées d’une hostilité politique en quelque sorte personnelle, je me suis, dans ces appréciations (page 197) de certains actes, laissé guider exclusivement par le désir légitime de voir le Cabinet puiser à des sources plus vivifiantes des forces nouvelles, une vigueur, une influence qui lui font parfois malheureusement défaut. »

Durant l’éloignement momentané de Malou du Parlement, deux importantes propositions législatives, à la discussion desquelles il eût assurément pris une part active, furent adoptées par la Chambre. L’une fut la loi de 1850 sur l’enseignement moyen ; nous aurons l’occasion d’y revenir. L’autre eut pour objet la création d’une banque nationale.

La Belgique est redevable à M. Frère-Orban de la réalisation de ce grand projet, dont Malou soumettait déjà l’idée à Léopold Ier dans une note du 1er décembre 1847.

 

4. Le concept d’une Banque nationale

 

La nécessité d’une banque nationale exclusivement commerciale était apparue clairement à Jules Malou, lorsque, en mai 1848, il défendait, à la Chambre, la Société Générale contre ses détracteurs.

Le mal dont souffrait la Société, il l’avait constaté, était un mal nécessaire, dont le germe était dans ses attributions connexes d’établissement industriel et financier tout ensemble. La question était complexe. Il s’agissait, d’une part, de maintenir la Société Générale, banque de crédit industriel ; d’autre part, de créer une banque nouvelle, dans laquelle viendraient se fusionner les capitaux de la Banque de Belgique et une partie du capital de la Société Générale, et que l’Etat couvrirait de sa garantie.

Mais, dans l’idée de Malou, la banque nouvelle, tout en étant indépendante de la Société Générale, quant à la partie industrielle, devait constituer avec celle-ci une entité unique, en ce sens qu’elle eût obéi à une seule et (page 198) même direction ç’eût été une sorte de régime d’union personnelle.

Quelle eût été, dans cette combinaison, la part d’intervention de l’Etat ? Elle devait se manifester simplement par la garantie éventuelle d’un crédit, dont la nouvelle banque nationale n’aurait pu faire usage qu’en cas de nécessité et en vertu du consentement, en quelque sorte du bon plaisir, du gouvernement. Hormis les cas de nécessité impérieuse, l’Etat n’aurait eu à payer ni capital ni intérêts ; s’il avait été contraint de servir des intérêts aux mains du public ou d’avancer un capital, il eût reçu, en retour, des actions de la Banque nationale. Son intervention n’eût jamais été onéreuse. (Lettres de Malou à M. Van Praet, 9, 10 et 11 novembre 1849).

Frère-Orban conçut autrement l’organisme nouveau dont il dota la Belgique. Son système prévalut. Malou n’était d’ailleurs pas à la Chambre pour défendre le sien. Il s’inclina devant les mérites du projet de son éminent adversaire. Plus tard, il lui fut donné d’y mettre la main : ce ne fut que pour le consolider en l’améliorant.

 

5. Retour de Malou à la chambre des représentants

 

(page 198) Les premiers jours de juin 1850 amenèrent, pour la moitié des élus de 1848, la date de l’échéance électorale. Des élections de 1850 la majorité allait sortir quelque peu affaiblie. Le gouvernement, par le vif mécontentement qu’avait déchaîné parmi les modérés de l’opinion libérale l’impôt sur les successions et la loi sur l’enseignement moyen, fut lui-même l’artisan de sa défaite partielle.

Le moment était propice pour une action énergique des catholiques ; ils n’étaient malheureusement pas en (page 199) état de se servir des circonstances. Les défaites de 1847 et 1848 ne les avaient pas instruits suffisamment. Bien au contraire, il semble que leur indifférence ou leur crainte ait grandi en raison directe de l’audace de leurs adversaires.

Jugeons-en, cette fois, par l’exemple de Bruges. Le détail des préliminaires de l’élection est pleinement édifiant : le 10 mai, un mois avant le jour du vote, on n’est fixé sur aucune candidature conservatrice ; la pénurie est grande ; toutefois, l’on ne renonce pas à trouver dans la ville épiscopale quelques catholiques dévoués jusqu’à se compromettre sur la liste conservatrice. Mais à Ostende et à Dixmude, l’on ne sait à qui s’adresser. « Ne pourriez-vous pas procurer un candidat pour Ostende et un autre pour Dixmude ? écrivait à Malou u catholique militant : ce serait notre salut ; les électeurs ne demandent qu’un homme... Serons-nous obligés de les abandonner ? » - « Le même phénomène de l’abstention ou du refus de bons candidats se présente dans plusieurs localités, » répondait tristement Malou.

Les troupes ne manquaient pas, mais les chefs faisaient défaut ; personne n’était là pour mener le combat. Montalembert les a justement dépeints, ces catholiques timorés, lorsque, en 1847, montrant à ses compatriotes le Devoir des catholiques dans la question de la liberté d’enseignement, il disait : « Nombreux, riches, estimés par leurs plus violents adversaires, il ne leur manque qu’une chose, c’est le courage... Dans la vie publique, ils sont catholiques après tout au lieu de l’être avant tout... Dans beaucoup de localités, les catholiques, s’ils voulaient se compter et se discipliner, constitueraient, à eux seuls, la majorité ; dans presque toutes, ils constitueraient cet appoint de votes si recherché dans les luttes électorales. »

(page 200) Enfin, le 31 mai, à dix jours des élections, l’on pouvait écrire à Malou « Ici, à Bruges, nous avons fini par trouver trois candidats qu rendent hommage à nos principes de 1830. » Il fallait, comme on le voit, se contenter de peu.

Malou avait posé sa candidature à Ypres et consenti à ce qu’on opposât, à Anvers, sur la liste conservatrice, son nom à celui de M. Rogier, inscrit sur la liste libérale. Poste d’honneur et de combat, il fallait y disputer pied à pied le terrain à l’ennemi ; mais l’apathie régnait partout et la presse ne donnait pas. Alors Malou lui-même ouvrit la polémique : il lança des brochures électorales, dialoguées d’un tour familier et piquant, où était fait le procès du gouvernement. MM. d’Anethan (Voir baron L. DE BETHUNE, le baron d’Anethan, d’après sa correspondance, Revue Générale, novembre et décembre 1904) ; Dechamps et Barthélemy Dumortier, de leur côté, ne furent pas moins actifs.

Des paroles prononcées en un consistoire, le 20 mai, par le Souverain Pontife, vinrent apporter à la poignée de vaillants catholiques qui luttaient au milieu de l’insouciance générale un encouragement précieux. « Nous ne pouvons nous défendre, avait déclaré Sa Sainteté Pie IX, dans notre sollicitude paternelle envers l’illustre nation des Belges, qui s’est toujours fait remarquer par son zèle pour la religion catholique, de témoigner publiquement notre douleur à la vue des périls qui menacent chez elle la religion catholique. »

Le ministère crut de son devoir de protester, par la voie du Moniteur, contre les paroles qu’avait prononcées le Souverain Pontife. Il déclara « livrer sans commentaires à la conscience publique ce tableau, qui reproduit sous des couleurs si peu conformes à la réalité la situation (page 201) du clergé et de la religion en Belgique... Ce n’est pas la première fois que la Cour de Rome a été induite en erreur au sujet des choses et des hommes de ce pays. »

Le gouvernement eût mieux fait de ne s’en prendre qu’à soi de l’impopularité qu’il sentait grandir. Celle-ci se traduisit par le gain de quelques sièges pour les conservateurs. Malou échoua à Anvers ; ses électeurs d’Ypres le rendirent à la Chambre.

 

6. L’opposition à l’institution d’une caisse de crédit foncier

 

(page 201) « Je suis assez satisfait du début de la session, écrit Malou, le 20 novembre 1850, à son frère, l’évêque de Bruges ; nous sommes vaincus par le vote, sans nul doute il ne peut en être autrement ; mais on est tenu de compter avec nous… Le ministère et sa majorité n’ont plus cet air superbe et dominateur que je leur ai connu dans la session de 1847-1848. On est plus modeste et presque poli. »

A vrai dire, le gouvernement se trouvait aux prises avec de grosses difficultés.

La question des économies, écrit M. Paul Hymans (Paul HYMANS, Frère-Orban. - Le plan économique et financier de 1848. - Les réformes fiscales. - L’impôt sur les successions, Revue de l’Université de Bruxelles, janvier-février 1903), resta posée pendant quatre ans devant le Parlement, débattue dans la Chambre et dans la presse, cause permanente pour le Cabinet de difficultés, de luttes et de faiblesse. Elle se liait intimement à la question des impôts, qui ne fut pas moins passionnément débattue et n’occasionna pas au gouvernement de moindres embarras.

(page 202) Dès le lendemain de sa rentrée au Parlement, Malou s’attaqua à la politique économique et financière de son successeur, Frère-Orban. Un premier débat s’ouvrit à l’occasion d’un projet de loi sur l’institution d’une caisse de crédit foncier.

Frère-Orban « voulait instituer une vaste mutualité d’emprunteurs qui seraient solidairement tenus des engagements de la caisse dans des limites déterminées ; mutualité semi-officielle, en ce sens que le gouvernement nommait les administrateurs de la caisse et y prêtait ses employés : les conservateurs des hypothèques auraient remis aux emprunteurs les lettres de gage, les receveurs de l’enregistrement touchaient les intérêts et les annuités d’amortissement, la Banque nationale payait les coupons des obligations et la Cour des comptes vérifiait les opérations. » (E. VLIEBERGH, Le Crédit foncier rural au Boerenbond. Revue sociale catholique, janvier 1904, p. 67).

L’opposition du comte de Theux et de Malou fut particulièrement remarquée. Frère-Orban s’étonna de rencontrer des adversaires de l’intervention de l’Etat parmi les anciens membres du Cabinet de 1846. Malou saisit l’occasion d’exposer ses idées en matière d’intervention :

« On a beaucoup discuté sur la question de l’intervention du gouvernement. Pour moi, messieurs, en pareille matière, il ne faut pas poser de principes absolus ; il faut voir dans chaque cas déterminé si l’intention du gouvernement est utile, nécessaire ; car je n’admets qu’une raison essentielle de sa légitimité c’est sa nécessité même. Si vous allez plus loin, si vous faites de l’intervention, de l’action du gouvernement en dehors de besoins constatés, c’est un effet sans cause, un danger sans compensation.

« Ainsi que le gouvernement ait créé les chemins de fer en Belgique, j’en félicite le pays...

(page 203) « Mais ici, c’est de l’intervention gouvernementale sans qu’il y ait aucun mouvement de l’opinion publique qui la demande, sans qu’il y ait aucune nécessité sociale qui la réclame ; c’est un mauvais principe sans excuse...

« Le monopole des assurances, mis à l’étude par le Cabinet précédent constituait-il une intervention de l’Etat dans les intérêts privés, sans utilité, sans nécessité ? L’idée du ministère était, il est vrai, de constituer un monopole, mais avec un but d’utilité publique et, en même temps, un résultat fiscal. C’était un impôt avec une compensation...

« Un monopole est toujours un mal, mais il peut être moindre que de nouveaux impôts. C’était notre point de vue.

« Quant à moi, s’il me fallait opter entre certain monopole et le projet de loi sur les successions qui est suspendu depuis si longtemps comme une menace sur nos têtes, je n’hésiterais pas. » (Annales parlementaires, 1er avril 1851).

Malou ne se contenta pas de cette simple réfutation au nom d’un principe ; il attaqua le projet dans sa tendance à accentuer la mobilisation des valeurs immobilières. L’expérience n’avait-elle pas démontré que l’achat de la terre au moyen de l’emprunt conduisait plus souvent à la ruine qu’à la propriété ?

L’économie même du projet méritait encore sa critique. « Si c’est une caisse, c’est une caisse sans fonds... puisqu’elle ne débite que des lettres de gage ; autant l’appeler l’imprimerie du crédit foncier. »

Il se défendit cependant d’avoir fait un réquisitoire contre le crédit :

« Messieurs, me dira-t-on que je fais une espèce de réquisitoire contre le crédit ? Je prévois l’objection : entendons-nous... Je conçois, par exemple, le crédit comme une confiance donnée à la personne, comme un moyen de stimuler (page 204) son activité ; ce n’est plus alors la chose que l’on considère, mais on considère avec qui l’on traite en venant â son aide, on décuple ses forces... Mais en est-il ainsi du crédit territorial ? Le crédit territorial consiste â avoir confiance dans la chose sur laquelle, en vertu de la loi, on se réserve de mettre la main, si cette dette n’est pas payée.

Autant Malou avait-il confiance dans le crédit personnel, dont se multiplient aujourd’hui, dans les campagnes, les institutions admirablement souples, autant éprouvait-il de méfiance à l’endroit du crédit réel et hypothécaire, surtout tel que le constituait le projet Frère.

Celui-ci rencontra une grande hostilité. Il fut cependant adopté par la Chambre, mais retiré le 27 décembre 1854, devant une opposition vive du Sénat.

 

7. L’impôt sur les successions

 

 (page 204) Frère-Orban fut amené à déposer un projet de loi sur les successions par les mêmes raisons qui avaient déterminé Malou à mettre à l’étude la question de l’assurance obligatoire. Les recettes publiques ne couvraient plus les dépenses de l’Etat ; il fallait créer une source nouvelle de revenus.

Le ministre des finances repoussa l’assurance d’Etat, qu’il jugeait une intervention inutile et vexatoire et, s’arrêta à un projet de loi sur les successions en ligne directe, avec rétablissement du serment. Il évaluait à 3 millions les ressources que ce projet allait procurer au trésor.

Déposé le 12 novembre 1847, discuté une première fois et ajourné le 19 mars 1849, le projet fut modifié et représenté à la Chambre le 8 mai 1851. M. Frère-Orban renonçait, cette fois, à l’impôt sur les successions en (page 205) ligne directe ; il maintenait le serment pour les autres successions et réformait certains droits d’accises.

Le projet rencontra l’opposition la plus vive, aussi bien sur une partie des bancs de gauche que sur ceux de droite.

« Une joute brillante, écrit M. Paul Hymans, s’engagea entre Malou et Frère-Orban. Celui-ci prononça trois grands discours consacrés principalement à l’examen de l’état des finances (séances des 8, 9 et 13 mai 1851). Il prouva qu’au 1er février 1848, le découvert des exercices antérieurs atteignait 43 millions (Voir, à ce sujet, l’Exposé de la situation financière, d’après MM. MALOU et VEYDT, pp. 164 à 168) et que le budget offrait annuellement une insuffisance normale de 2 millions et demi. Il rappela que le mal avait d’anciennes origines, que M. Malou l’avait reconnu. Il fit ressortir l’impossibilité de laisser une pareille situation perdurer, en présence surtout de la nécessité d’entreprendre de grands travaux d’utilité publique, à moins d’accumuler emprunt sur emprunt, sans avoir même les moyens d’en supporter les charges d’intérêt et d’amortissement. » (P. HYMANS, Frère-Orban. Revue de l’Université de Bruxelles, janvier 1903).

Pour justifier l’imposition de charges nouvelles, M. Frère dépeignait la situation sous les couleurs les plus sombres.

Malou ne laissa pas passer sans protestation le discours du ministre des finances ; il saisit l’occasion qui s’offrait à lui, après un intervalle de quatre ans, de refaire l’examen de la situation financière du pays.

« Il s’agit, disait-il, de conserver à la Belgique cette foi en nos ressources, cette calme sécurité qui lui est nécessaire en présence des épreuves qui l’attendent peut-être encore. »

(page 206) D’où provenaient les difficultés financières auxquelles le ministre cherchait un prompt remède ? A qui devait-il s’en prendre, sinon à lui-même ?

La réforme postale, le dégrèvement de la patente, des réductions inopportunes d’impôts avaient diminué les recettes. En modifiant le tarif des chemins de fer, le ministère avait fait perdre à l’Etat 2 millions de revenu.

Après s’être privé volontairement de 2 millions et demi de recette, le gouvernement était mal venu de soutenir que seul l’impôt sur les successions pouvait lui fournir les 2 millions et demi indispensables pour rétablir l’équilibre budgétaire. « Si la nécessité de nouveaux impôts était pleinement démontrée, je crois, ajoutait Malou, que ce serait aux impôts indirects proprement dits qu’il faudrait s’adresser. »

Mais cette nécessité n’était pas établie :

« Je dis qu’il n’est pas démontré, dés à présent, que vous ayez dans vos finances un déficit normal de 2 3 millions sur le budget ordinaire... Ayant cette conviction sur la situation de nos finances, je ne puis pas voter le droit sur les successions qui nous est proposé. Je le puis d’autant moins que, pour donner à notre situation un peu plus de ressort, d’élasticité, il existe, ainsi que je l’ai déjà dit, un moyen beaucoup meilleur pour le gouvernement et le pays. Ce moyen consisterait à faire produire plus au chemin de fer ; c’est le premier de tous et, avant qu’il soit épuisé, je ne me sens pas disposé à voter d’autres impôts. (Séance du 13 mai 1851).

Ainsi Malou posait une question préalable : il voulait que fût démontrée l’absolue nécessité d’impôts nouveaux, l’impossibilité de recourir à d’autres moyens qu’il indiquait.

(page 207) La Chambre prononça dans son sens, et à l’encontre des désirs du ministre des finances. Le ministère démissionna.

Appelés successivement par le Roi, MM. Verhaegen, Dumon-Dumortier, Lebeau et Charles de Brouckère conseillèrent le maintien du cabinet. Ce fut par cette solution que, le 23 mai, se dénoua la crise.

Le projet fut une troisième fois présenté à la Chambre : de nouvelles modifications y avaient été apportées : l’impôt sur les successions en ligne directe était réintroduit, le serment, à son tour, était retiré. La Chambre vota le projet amendé. Mais le Sénat, à l’exemple de son président, M. Dumon-Dumortier, le rejeta. La dissolution de la haute assemblée fut aussitôt décidée et signée par le Roi. Les élections sénatoriales donnèrent au gouvernement une majorité de deux voix. Ce projet, amendé une fois de plus par MM. Spitaels et Dumon, fut enfin voté le 27 novembre 1851. « Quelle triste et déplorable issue de tout ce grand débat ! écrivait Malou à son frère ; le Sénat va accepter le principe, il va accepter la chose moins le nom. » (Lettre à Mgr Malou, 20 novembre 1851).

 

8. La politique libre-échangiste

 

(page 207) Combattu par Malou dans son plan financier, le gouvernement le fut encore dans sa politique douanière. Celle-ci s’orientait graduellement dans la voie du libre-échange. (Voir P. MICHOTTE, Étude sur les théories économiques qui dominèrent en Belgique de 1830 à 1866, première partie, chap. I. Louvain, Peeters, 1904).

(page 208) Le 20 septembre 1851, un traité de commerce avait été conclu entre la Belgique et les Pays-Bas. Malou reprocha au gouvernement de n’avoir pas attendu que les Chambres et le pays eussent été consultés sur le régime économique instauré par le traité, d’avoir préjugé du sentiment de la Chambre et rendu vaine et superflue une discussion sur la législation douanière.

Le traité étant ratifié, la Chambre était-elle encore libre de voter on de rejeter la réforme ? Pourquoi, d’ailleurs, une réforme commerciale ? La prospérité n’était- elle pas croissante ?

Chargé des fonctions de rapporteur du projet de loi ratifiant le traité, Malou conclut à l’ajournement.

En règle, disait-il, les réformes ne viennent que lorsque le malaise a été constaté. Ici qu’allez-vous faire ? Vous allez réformer votre prospérité : « Il me semble vraiment que je ne sais quel docteur veuille, sous prétexte d’améliorer une constitution robuste, la médicamenter à loisir. Je ne crois pas que ce soit le moyen de la fortifier. »

Malou, toutefois, ne s’arrête pas à la discussion théorique des principes de la protection ou du libre-échange. A son sens, pour répondre aux exigences des intérêts nationaux, il n’est de véritable norme que la saine appréciation des faits et des circonstances présentes. Si la protection est, comme on le dit, une vieille muraille dont il faut, une à une, arracher les pierres, il faut aussi prendre bien garde d’être écrasé sous l’éboulis. En renonçant, sans compensation, à toutes les garanties, le gouvernement n’agit-il pas imprudemment ? (Chambre des représentants, 17 mars 1852)

Mais déjà, dans le Parlement et dans le pays, les idées protectionnistes ne rencontraient plus qu’un faible écho ; (page 209) Malou, témoin des conquêtes du libre-échangisme, ne se faisait guère d’illusions « Nous le savons, disait-il, nous n’arrêterons pas votre marche. Je n’ai pas l’espoir, je n’ai pas l’ambition d’obtenir soit un succès de scrutin, soit un succès de tribune ; mais l’opposition, qui combat les actes du gouvernement, a d’autres vues, d’autres droits ; elle parle au pays, notre juge à tous, et nous vous attendons là. »

 

9. Caractère de l’opposition parlementaire de Malou

 

(page 209) Telle était bien la pensée élevée qui caractérisait l’opposition de Malou, inspirée aux sources pures d’un patriotisme ardent, éloignée de la critique étroite et systématique que dicte parfois l’esprit de parti.

Si Malou se trouva au premier rang des adversaires de la politique économique et financière du Cabinet, parce qu’il en redoutait pour le pays de funestes effets, il ne refusa pas son appui au ministère, lorsqu’il lui parut que celui-ci agissait en conformité des intérêts de la nation.

C’est ainsi qu’en 1852 le budget de la guerre, combattu par une fraction importante de la majorité, ne fut voté que grâce au concours de la droite. Malou prononça, en cette circonstance, un discours qui impressionna vivement. Il constatait que, depuis que s’étaient dissipées les menaces d’un danger extérieur, il s’était formé dans le pays deux opinions sur l’importance de la force publique : l’une soucieuse de maintenir une neutralité sincère, mais armée ; l’autre confiante dans le respect des traités au point de ne vouloir plus qu’une « grande gendarmerie » pour aider au maintien de l’ordre.

(page 210) Le ministère avait exprimé son opinion par la voix de M. Frère-Orban. Mais il ne lui suffisait pas d’affirmer la nécessite d’une armée forte et bien organisée ; il fallait encore que le gouvernement eût le courage de subordonner les intérêts du pays à ceux de sa popularité, en demandant à la Chambre les crédits nécessaires. (Annales parlementaires, 27 décembre 1851).

Malou eut encore, en une autre circonstance, le loisir de témoigner de son généreux dévouement aux intérêts supérieurs du pays.

Un débat regrettable lui en fournit l’occasion. Il s’agissait du compte justificatif de l’emploi d’un crédit spécial de 3 millions, voté naguère pour faire face à la crise de 1848. Les ministres, blessés par des accusations de dilapidation répandues par la presse, demandaient qu’une enquête fût ordonnée ; ils voulaient la pleine lumière.

De nombreux membres, appartenant aux diverses fractions de la Chambre, notamment MM. Delfosse et Malou, se trouvèrent d’accord pour réclamer la clôture de l’incident.

« J’éprouve en ce moment un étonnement douloureux, dit Malou. Comme l’honorable M. Delfosse, je crois que le débat auquel on s’est livré dans cette enceinte peut être fatal aux intérêts du pays. Nous pourrions le continuer, nous sommes prêts. Nous savons, nous venons de l’apprendre encore, que, si nous nous taisons, nous nous exposons à une incalculable série d’accusations, de calomnies, et bien que M. le ministre des finances persiste à dire : « Vous vous êtes tu ; vous vous taisez ; vous n’osez pas parler ! » nous nous tairons ; mais ce ne sera pas pour vous, ce sera malgré vous ; ce sera pour le pays. (Applaudissements dans les tribunes.) Ce sera pour le pays, parce que nous savons qu’il y a quelque (page 211) chose qui est au-dessus des partis, c’est le pays. Nous savons lui faire un sacrifice et subir d’injustes accusations. Que la presse nous calomnie ; que le ministère propage des accusations contre nous, qui use d’armes dont les partis qui se respectent ne devraient jamais se servir, nous, nous nous tairons ! » (Annales parlementaires, 13 mars 1852).

La position du ministère était fort ébranlée au moment où il affronta les élections de juin 1852. Celles-ci marquèrent un progrès notable des catholiques.

Ce fut, les fautes de l’adversaire aidant, le premier résultat des efforts d’un petit noyau d’hommes d’initiative qui avaient transformé en journaux de combat les organes amorphes de la presse conservatrice et, pour la première fois, cherché à grouper politiquement les forces catholiques.

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