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« Aperçus de la part que j’ai prise à la révolution de 1830 » (« Mémoires »), par A. Gendebien (1866-1867)

 

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D. L’ASSOCIATION NATIONALE.

 

V. Les réticences de l’état-major de la garde civique et les menaces de Gendebien.

 

(page 184) (…) Le plus beau triomphe de l’Association, le plus beau, le plus important résultat de sa victoire du 24 mars, fut, sans contredit, de rompre le fil des machiavéliques intrigues de Ponsonby, le principal et le plus dangereux agent du prince d’Orange. 

Il fut forcé de reconnaître et d’avouer son impuissance. Il arrêta, il contremanda lui-même, la conspiration orangiste qu’il avait organisée et largement soudoyée avec l’or du roi Guillaume (voir la lettre du général Vandersmissen au duc de Wellington, datée d’Aix-la-Chapelle, le 24 avril 1832. Nous la donnerons plus tard avec d’autres documents non moins importants).

Le Régent, dégagé des obsessions de Ponsomby et des nombreux agents du prince d’Orange, qu’il avait la faiblesse de recevoir (Note de Gendebien : Me rendant un jour chez le Régent, je vis le général De Knyf, aide de camp du Prince d’Orange, en conversation intime avec le Régent, je m’arrêtai à la porte ; celui-ci me dit « Entrez donc. » — Je répondis « Je n’entrerai que lorsque ce monsieur sera sorti. » Le général, comprenant qu’il était pris en flagrant délit, sortit sans mot dire. « Comment, dis-je au Régent, consentez-vous à recevoir un des agents les plus actifs du Prince d’orange? » « Eh mon Dieu, me dit-il, c’est une ancienne connaissance à laquelle je ne puis fermer la porte. »  « Eh bien, vous n’aurez plus le désagrément de lui ouvrir ou de lui fermer votre porte; il ne se présentera plus. »  Je savais qu’il dînait, le même jour, avec le général Belliard à l’hôtel de Hollande; je lui fis remettre, pendant son dîner, une lettre conçue en ces termes : « Si, dans deux  heures, vous êtes encore à Bruxelles, vous serez pendu au plus prochain réverbère. »  Il montra cette lettre au général Belliard. « Nous irons, dit-il, prendre le café à Paris. » Une heure après, il n’était plus à Bruxelles.  Bien d’autres, sur des invitations du même genre, quittèrent Bruxelles.), reprit bientôt courage et confiance, aussi, dès la nuit du 25 au 26 mars, il envoya à Anvers le général de Beaulieu et le colonel de Failly, qu’il créa général ; ils avaient pour mission d’arrêter la conspiration. 

(page 185) Le 26 mars, il lança une circulaire aux généraux commandant les différents corps d’armée. Ce document atteste un revirement complet et la ferme volonté de combattre l’orangisme dont l’impopularité et l’impuissance venaient d’être démontrées. 

Ainsi que je l’avais promis, je me rendis dans la journée du 25 mars chez le général d’Hooghvorst, à son hôtel rue Fossé-aux-Loups. J’en vis sortir le lieutenant-colonel des lanciers Edeline, mon ancien camarade au Lycée de Bruxelles ; il vint à moi et me dit spontanément : « Je suis venu à Bruxelles pour manger une tête de veau en tortue que ma femme désire depuis plus de dix jours. » Puis il me dit : « Je vais quitter le service, j’en suis fort dégoûté. On a commencé par me nommer général de brigade, puis on m’a marchandé le grade de lieutenant-colonel. Ce n’est pas tout : je suis condamné à servir en sous-ordre et à obéir à un colonel qui n’était pas encore entré au service lorsque déjà j’avais gagné, sur le champ de bataille, le grade de capitaine et la Croix de la Légion d’honneur. » Je lui répondis : « Prenez patience, on va former un nouveau régiment de cavalerie; vous le commanderez probablement. »  La visite d’Edeline chez le général d’Hooghvorst, les futiles motifs donnés à son voyage, le mécontentement de sa position, l’expression amère de ses griefs, confirmèrent mes soupçons qui n’étaient que trop fondés, s’il faut en croire ce qu’Edeline m’a dit plus tard (Note de Gendebien : En 1832 ou 1833, Edeline vint me faire visite. Je lui dis: « Comment vous êtes vous laissé entraîner dans l’échauffourée du mois de mars 1831? » - « J’ai fait une boulette, j’en conviens, mais je suis très excusable. Les vrais coupables sont Ponsonby et mes chefs qui nous ont trompés. Ils nous ont affirmé et juré que le Prince d’orange était proclamé Roi des Belges, par la Conférence de Londres, que sa proclamation serait appuyée par toute l’armée, par les sommités du pouvoir et de la haute société. 

Le signal devait être donné le 27 mars ; avant de m’engager dans l’exécution, je voulus avoir mes apaisements. J’allai à Bruxelles, le jour où je vous ai rencontré rue Fossé-aux-Loups. Je descendis à l’Hôtel de Suède où je rencontrai les comtes de... et d’autres agents avoués du Prince d’Orange. J’exprimai de l’hésitation et des doutes. Ils me dirent « Allez chez Ponsonby, chez le Régent ou chez d’Hooghvorst, ils confirmeront tout ce que nous avons dit. » 

Je me rendis chez d’Hooghvorst parce qu’il était le plus près. Il confirma tout ce que l’on m’avait dit. 

« Les puissances veulent le Prince d’Orange, dit-il, entre le Prince d’Orange et le Roi Guillaume, je préfère le Prince d’Orange. Entre le Prince d’Orange et la réunion à la France ou la République, j’aime mieux le Prince d’Orange.  S’il vous reste des doutes, allez chez Ponsonby ou chez le Régent, ils vous confirmeront tout ce que je vous ai dit. » Je crus inutile d’aller chez Ponsonby ou chez le Régent. 

Personne ne m’a parlé de ce qui s’était passé la veille, au Waux-hall, si je l’avais connu, j’aurais probablement refusé ma coopération. 

Je retournai à Malines; vous savez le reste; le perfide fils d’Albion, après nous avoir compromis par ses mensonges au profit du prince d’Orange, s’est lavé les mains en disant :  « J’ai un autre candidat. » Ses intrigues ont recommencé, toujours au profit de l’Angleterre, elles n’ont fait que changer de nom. ») (Note de Gendebien.) 

(page 186) Tout préoccupé de la visite faite au général d’Hooghvorst par Edeline et du mécontentement qu’il avait manifesté sur sa position militaire, j’entrai chez le général ; il parut surpris et embarrassé de ma visite.  J’abordai, sans préambule, le sujet de ma visite :

« Général, lui dis-je, je viens vous demander quand vous prêterez, avec votre état-major, le serment exigé par la loi ». — « Nous avons le temps, me dit-il. ,— « Pas trop, général ; depuis quelques jours, on fait circuler le bruit que plusieurs officiers refusent de prêter le serment. Les patriotes s’en inquiètent et le peuple murmure. »  — « Oh! le peuple, le peuple, on lui fait dire ce que l’on veut. » — « Pas toujours, général ; hier, on a voulu lui faire crier Vive le prince d’Orange , il a crié Vive la Belgique, à bas les Orangistes, à bas les traîtres.

« La chose est plus grave que vous ne paraissez le croire, général. Veuillez y réfléchir sérieusement. Je viendrai demain, demander votre heure. N’oubliez pas que le serment doit être prêté demain ou dimanche, au plus tard. »

Le lendemain, à l’heure convenue, je retournai chez le général ; il avait appelé à son aide ses frères Emile et Joseph. Je compris qu’il y aurait lutte et qu’elle serait sérieuse.  M. Joseph d’Hooghvorst ouvrit le feu : « Pourquoi exiger le serment de la garde civique ? Le gouverneur provisoire ne l’a pas demandé, et vous-même, en présentant au Congrès la loi du serment, vous avez déclaré que ce n’était pas votre opinion, que le serment était inutile pour les honnêtes gens et impuissant contre les fripons et les intrigants. »

— « Ce que vous dites est exact, je n’ai pas changé d’opinion, mais elle disparaît devant la loi à laquelle chacun doit se soumettre. La prestation du serment est aujourd’hui une nécessité. On a fait circuler le bruit que la garde civique ne prêterait pas le serment ; des officiers ont dit publiquement qu’ils ne le prêteraient pas. Le général n’a pas contredit ces bruits ni les affirmations de ses subordonnés. Les bons patriotes s’en inquiètent, le peuple s’en irrite.  Ils y voient une attaque contre la Révolution. »  M. Joseph d’Hooghvorst répliqua : — « Le commerce et l’industrie sont aux abois, tout le monde souffre et veut en finir avec la Révolution, il n’y a plus que la canaille qui y tient, parce qu’on la trompe et l’agite. Vous serez bientôt seul ; c’est de l’entêtement, dit-il. »  Je lui répondis — «  J’ai commencé la révolution avec des princes, des marquis, des comtes et des barons, je l’achèverai avec les savetiers, (page 187) s’il le faut; c’est-à-dire avec le peuple. Il ne m’abandonnera pas, celui-là, malgré ses souffrances, qui sont cent fois plus grandes que celles du commerce ou de l’industrie. Il tiendra bon, il l’a bien prouvé, avant- hier, au Waux-hall ». 

Après une longue et orageuse discussion, je dis : — « « En résumé, il existe une conspiration au profit du prince d’Orange, la soutenez-vous, oui ou non ? Si vous refusez le serment, je dirai, vous trahissez. » A ces mots, les trois frères se récrièrent vivement. Mais je continuai  » Vous vous exposez à la vengeance du peuple, cette vengeance ne se fera pas longtemps attendre et nous serons dans l’impuissance de vous soustraire à la fureur du peuple. Avant-hier soir, nous n’avons pu qu’à grand’peine, soustraire à sa colère les Orangistes qui avaient essayé de le ruer contre nous au Waux-hall. »

Les trois frères protestèrent énergiquement, affirmant qu’il ne s’agissait pas de trahison, ni de conspiration ; mais qu’ils étaient convaincus, comme tous les gens sensés, que le seul moyen d’éviter la restauration ou la réunion à la France, c’était de proclamer le Prince d’Orange. 

« Vous-même, me dit M. Joseph d’Hooghvorst, lorsqu’à notre retour de La Haye, le 1er septembre 1830, nous avons été ensemble chez le Prince d’Orange, vous lui avez proposé de le faire proclamer roi des Belges.  Pourquoi n’en voulez-vous plus aujourd’hui ? » 

Je lui répondis — « La situation est toute différente ; au 2 septembre, conquérir la séparation, du Midi et du Nord, avec le prince d’Orange pour roi, c’était obtenir tout ce que le monde désirait et que personne n’osait alors espérer, surtout aux conditions que je proposais. 

Vous n’avez pas oublié que le Prince ne devait montez sur le trône qu’après avoir juré la constitution qu’un Congrès serait appelé à discuter et à proclamer. Aujourd’hui, nous avons conquis, par d’immenses sacrifices, non seulement notre séparation, mais notre indépendance, notre nationalité. 

Je vous réponds aujourd’hui, comme je répondis au prince d’Orange, après les combats et la victoire de Bruxelles et après le bombardement d’Anvers. 

Après le combat de Bruxelles, je répondis au prince d’Orange qui me rappelait mes propositions de la nuit du 1er au 2 septembre t « Si j’étais dans la même situation qu’au 1er septembre, je n’hésiterais pas à vous faire la même proposition ; mais tout a changé ; depuis, un fleuve de sang nous sépare désormais : votre dynastie s’y est noyée. »

(page 188)  Après le bombardement d’Anvers, je répondis à ses nouvelles  propositions « Un fleuve de sang, une montagne de cendres nous séparent à jamais. »

 Je vous dis aujourd’hui ce que j’ai dit au prince d’Orange. Je crois être et avoir toujours été conséquent avec moi-même. 

Le prince d’Orange possible, désirable même au mois de septembre 1830, est impossible et serait même funeste aujourd’hui. Loin de tout terminer, comme vous l’espérez, il serait le signal d’une guerre civile que fomenterait et encouragerait le gouvernement français et que soutiendraient tous les hommes de cœur et d’action de la France. 

Cette guerre civile amènerait fatalement la guerre générale que vous craignez tant et que je redoute autant que vous. 

Ayant remarqué l’impression produite par mes paroles, je leur dis : — « Un dernier mot : Si demain à une heure, vous n’avez pas prêté, entre les mains du Régent, le serment prescrit par la loi, la ville sera exposée aux plus grands désordres, et vous serez la première victime, général  car vous êtes le point de mire de tous les ennemis du prince d’Orange. Adieu ! Réfléchissez, je vous en conjure. »

 Le soir, le général me fit savoir que le lendemain, à midi, lui et son état-major prêteraient le serment entre les mains du Régent.