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« Aperçus de la part que j’ai prise à la révolution de 1830 » (« Mémoires »), par A. Gendebien (1866-1867)

 

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C. LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE.

 

XLII. La candidature du duc de Leuchtenberg

 

(page 423) (Note de bas de page : Version des Aperçus. - Gendebien y consacre aussi plusieurs pages des Révé­lations)

Dans la même séance du 18, M. Zoude demande que le Congrès se constitue en permanence et donne la couronne au duc de Leuchtenberg.

M. de Stassart, grand partisan de la candidature de ce prince, dont (page 424) il avait, sans mission, pris l'initiative, proposa de fixer au lendemain cette élection. .

Malgré ses pressantes instances, le Congrès renvoya la proposition aux sections. Le but de cet incident n'avait pas moins été atteint : c'était préparer le succès de la tactique de M. Lebeau, comme nous allons le voir.

Mais que de temps perdu pour les vrais intérêts de la patrie !

Si les délibérations avaient été dirigées avec plus de discernement et moins de mollesse, le Congrès aurait épargné bien du temps : ainsi, lorsque M. Zoude a fait sa proposition, il eût suffi au bureau de rappeler que, par une décision antérieure, le Congrès avait saisi les sections de la proposition de M. C. Rodenbach de fixer un jour pour l'élection au trône.

Le lendemain 19 janvier, la section centrale fait rapport sur la proposition de M. Constantin Rodenbach.

Au lieu d'ouvrir immédiatement la discussion sur cet objet, considéré comme si urgent la veille, le bureau permet à M. Lebeau de déposer et de développer longuement la candidature du duc de Leuchtenberg.

M. Lebeau avait consacré plusieurs jours à rédiger son plaidoyer en faveur de son royal client, à compte à demi avec M. de Stassarl, qui a été le cornac officiel de cette candidature.

L'inexécution du règlement n'a pas eu seulement pour résultat la perte d'un temps précieux, mais elle a donné aux entrepreneurs de cette candidature les immenses avantages d'une initiative privilégiée qui était de nature à faire pencher la balance du côté opposé aux vrais intérêts du pays.

La tactique avait été bien ourdie. La veille, 18, M. Zoude demande que le Congrès se constitue en permanence et propose l'élection du duc de Leuchtenberg.

M. de Stassart appuie cette proposition et demande que la délibération commence le lendemain.

Le lendemain, M. Lebeau prononce un très long et très habile plaidoyer.

M. de Stassart propose la discussion au lendemain 20, affirmant « qu'on aura eu tout le temps de méditer les motifs que M. Lebeau vient, avec un talent remarquable, de faire valoir en faveur du prince de Leuchtenberg ».

On s'est, d'ailleurs, arrangé de manière à faire savoir au pays que les tribunes ont énergiquement exprimé le vif désir et une fiévreuse (page 425) impatience de voir proclamer, sans retard et d'urgence, l'élection de Leuchtenberg.

Le Congrès s'occupera-t-il dès le lendemain 20 janvier ou au 14 février, de l'élection d'un roi ? Des débats tumultueux au sein de l'assemblée et des marques d'impatience aux tribunes, mollement réprimées par le bureau, prirent fin, lorsque je proposai, par forme de transaction, de fixer la discussion au 28 janvier, ce qui fut adopté malgré les colères et au grand déplaisir des séides excessivement pressés de jouir de leur triomphe...

Les séances des 20, 21, 22 janvier ont été calmes ; l'élaboration de la Constitution a plus avancé qu'en dix autres séances.

Le tumulte a recommencé dans la séance du 23, à l'occasion d'une dépêche de M. Sébastiani, datée de Paris, 21 janvier, et répondant aux questions qui lui avaient été adressées par le Comité diplomatique, conformément au désir qui lui avait été exprimé par plusieurs membres du Congrès.

M. Sébastiani répond à toutes les questions avec une haute convenance et de nouvelles assurances des sympathies de la France pour la Belgique. Au sujet de l'élection du chef de l'Etat, il réitère l'affirmation que le Roi n'acceptera pas et ne peut pas accepter la couronne pour le duc de Nemours, si le Congrès la lui déférait. Puis il ajoute : « Le gouvernement de Sa Majesté verrait dans le choix de M. le duc de Leuch­tenberg une combinaison de nature à troubler la tranquillité de la France.

Nous n'avons point le projet de porter la plus légère atteinte à la liberté des Belges dans l'élection de leur souverain, mais nous usons aussi de notre droit, en déclarant, de la manière la plus formelle, que nous ne reconnaîtrons point l’élection de M. le duc de Leuchtenberg. Sans doute de leur côté les puissances seraient peu disposées à cette reconnaissance. »

M. Sébastiani explique et justifie la sérieuse nécessité des résolutions de son Gouvernement.

Tout homme de bonne foi qui lira, avec calme et impartialité, l'ensemble de cette dépêche et même la courte analyse que nous en donnons, se demandera comment elle a pu provoquer les violentes attaques que nous reproduisons dans le compte rendu, parce qu'on pourrait ne pas croire à l'impartialité de notre récit.

M. Lebeau : « Messieurs, je demande l'impression de cette lettre, non par égard pour la nature de la communication qui vient de vous être faite, mais pour qu'il soit bien connu à la face de l'Europe, que la France renie le principe de sa propre existence ; qu'elle veut être indépendante et libre, et qu'elle ne sait pas respecter la liberté et l'indépendance des (page 426) autres nations... Je veux aussi qu'il soit constaté au procès-verbal que le Congrès n'est pour rien dans les instructions données à nos envoyés près du Cabinet français. »

Je me borne, pour le moment, à faire remarquer que si la dépêche de M. Sébastiani, du 21 janvier, n'a pas été provoquée par le Congrès, elle est cependant une réponse, article par article, aux instructions décrétées par le Congrès dans sa séance du 19 janvier et expédiées le même jour à Paris et remises à M. Sébastiani le 22.

Si la dépêche de M. Sébastiani n'a pas été provoquée par les instructions du Congrès, celui-ci les a approuvées et ratifiées par son décret du 19 janvier et par conséquent il est inexact de dire : « que le Congrès n'est pour rien dans les instructions données à nos envoyés près du Cabinet français ».

M. Lebeau, moins passionné, plus impartial, n'aurait pas fait sa réserve insultante pour le Comité diplomatique.

M. Lebeau continue plus loin : « La France repoussera le duc de Leuchtenberg, elle repoussera aussi le duc de Saxe-Cobourg, elle repoussera tous les princes excepté le prince d'Orange… »

Quand on pousse l'exagération jusqu'à supposer que la France veut imposer le prince d'Orange à la Belgique, c'est tomber dans une absurdité qui se réfute d'elle-même. En effet, le prince d'Orange, roi des Belges, redeviendrait le gardien des forteresses construites contre la France et formerait l'avant-garde de la Sainte-Alliance contre la France et sa révolution.

M. Lebeau reçut un solennel démenti, au mois d'août 1831, lorsque le prince d'Orange victorieux marchait sur Bruxelles ; lorsqu'il n'était plus qu'à une journée de marche de la capitale de la Belgique, ce fut le gouvernement français qui l'arrêta et sauva la Belgique d'une restauration certaine !!!

Oui, le gouvernement français, tant dédaigné, insulté, calomnié, s'opposa seul à l'intronisation du prince d'Orange en Belgique.

L'Angleterre, dont le ministère Lebeau-Devaux avait recherché l'alliance et la protection exclusives, tout en insultant la France, ne bougea pas, quoique vivement sollicitée de concourir à repousser le prince d'Orange : elle avait cependant été avertie par son représentant à La Haye, des projets du prince d'Orange, longtemps avant le Cabinet français !!!

De son côté, M. Devaux demande aussi l'impression pour les mêmes motifs que son ami M. Lebeau ; puis il continue : « Malgré les paroles mielleuses dont il entoure son message, M. Sébastiani nous (page 427) prouve que la France ne reconnaît plus le principe de la non-intervention. Quoi ! On ne reconnaîtra pas le roi que la Belgique veut se donner et on ose dire que notre choix est libre ! Quelle est donc cette liberté qu'on nous reconnaît et dont on veut nous empêcher de faire usage ? Quelle est cette politique insultante qui se joue de promesses faites à la face des nations, et qui nous refuse le droit de choisir un roi ? La France a-t-elle oublié si tôt la crise à qui elle doit sa liberté ?... »

Ces deux discours prouvent jusqu'à quel degré d'aveuglement et d'injustice la passion peut conduire. Le ministère français usait d'un droit incontestable en avertissant qu'il ne reconnaîtrait pas Leuchten­berg, roi de la Belgique.

De quel droit et par quel renversement d'idées et du principe même invoqué par MM. Lebeau et Devaux, prétendaient-ils imposer à la France l'obligation de reconnaître leur candidat à la royauté belge ?

Le cabinet français ne contestait pas à la Belgique, il lui reconnaissait, au contraire, le droit, la liberté d'élire le candidat de MM. Lebeau et Devaux ; ceux-ci méconnaissaient, contestaient brutalement à la France le droit, la liberté de veiller à sa sécurité et de conjurer les dangers qui pouvaient la menacer !

De quel côté étaient le droit, la raison, -e calme, la prudence et l'observation des convenances ? Pour résoudre cette question, il suffit de lire avec calme et de comparer avec impartialité, la dépêche du ministre de la grande nation qui avait droit à notre reconnaissance, et les discours pleins de fiel et d'ingratitude de deux hommes qui parlaient au nom d'un petit pays qui n'avait qu'un souffle de vie et ne pouvait grandir et se consolider, que sous l'aile protectrice de la France et de son gouvernement.

M. Lebeau a payé cher ses dédains, ses rodomontades qui n'ont pas été les dernières : six mois plus tard, il sollicita, chapeau à la main et très humblement, de la France et de son gouvernement, secours et assistance pour réparer les fautes, les déplorables imprévoyances qui ont produit et devaient fatalement produire les désastres du mois d'août 1831.

A l'ouverture de la séance du 25 janvier, M. Barthélemy déposa sur le bureau une proposition d'élire le duc de Nemours, signée, la veille au soir, par cinquante-six membres du Congrès, en tête desquels brillent les noms de MM. Surlet de Chokier, baron de Leuze, de Gerlache, etc., etc....

Il développa, séance tenante, la proposition, sans emphase, sans artifice de langage, en termes simples, logiques et persuasifs, sans (page 428) manquer à la vérité. Cette simplicité captiva la confiance, les sympathies du Congrès, et des adhésions non équivoques.

M. de Gerlache, qui a toujours habilement évité de se brouiller avec le roi Guillaume, signa la proposition en faveur du duc de Nemours, pour conjurer le triomphe très probable du duc de Leuchtenberg, qui jusque-là n'avait pas de concurrent.

Il voulait écarter, l'une par l'autre, les deux candidatures : il en donna une preuve évidente à la séance du Congrès du 3 février.

Aussi, lorsqu'il vit le bon accueil que recevait la proposition qu'il avait signée la veille, et craignant, sans doute, que le succès ne dépassât ses intentions, il déclara qu'il n'avait pas lié définitivement son vote, qu'il le réservait pour un candidat que les événements pourraient faire surgir.

Il suffit de lire sa palinodie et de la rapprocher de son discours du 3 février, pour se convaincre de l'habileté de sa manœuvre.

Deux membres du Congrès firent la même déclaration.

Cette subite et excentrique palinodie eût pu être un échec pour la candidature de Nemours, si, dans son bon sens, le Congrès n'en avait pas compris le mobile et l'arrière-pensée.

Les partisans de Leuchtenberg, quelque peu décontenancés, saisirent, avec une joie triomphale, la palinodie de trois des signataires.

M. Devaux dit : « Je demande une deuxième lecture de la proposition ; il m'a semblé que tous les signataires demandaient le duc de Nemours, il me paraît maintenant qu'ils ne le demandent point (Bruits, interruptions). »  .

M. A. Gendebien : « ...tous les jours on fait des propositions et le lendemain on vote contre. Cela vient de ce qu'on s'éclaire dans la discussion... C'est ainsi que nous qui proposons le duc de Nemours, espérons pouvoir ramener à notre opinion ceux-là même qui ont proposé le duc de Leuchtenberg. ».

M. Devaux : « ...Mon observation avait pour but de faire remarquer qu'il était étonnant qu'au moment où on vient de faire une proposition, chacun de ses auteurs s'empresse de dire qu'il y renonce ». Quelques voix : personne n'a dit cela ! (Tumulte.)

J'avais, je crois, mieux réussi à tempérer le mauvais effet de la palinodie de M. de Gerlache que M. Devaux à en tirer avantage pour son client. L'accueil que l'assemblée fit à ses exagérations, à ses audacieuses fictions, l'a suffisamment démontré.

M. Fleussu a très exactement traduit le mécontentement et la pensée du Congrès en ces termes : « Nous voulons le duc de Nemours, (page 429) si ce choix doit assurer le bonheur et la prospérité du pays. Si, après un mûr examen, nous sommes convaincus que ce choix est impossible, nous y renoncerons ; car nous mettons l'intérêt du pays avant tout, et nous ne sommes pas comme ceux qui veulent le duc de Leuchtenberg à tout prix. (Bravo ! Bravo ! A l'ordre ! A l'ordre !)

Après le rapport fait sur la proposition d'élection du duc de Leuchtenberg, ses partisans insistèrent pour une discussion préliminaire de cette candidature dans un comité secret, malgré la résolution prise plusieurs fois d'ajourner toute discussion jusqu'au 28 janvier, et malgré l'inconvenance de commencer une discussion, en l'absence de plusieurs membres qui avaient été avertis du moment où commencerait le débat.

L'absence de plusieurs membres enhardit sans doute les partisans de Leuchtenberg à faire un essai de leurs forces, espérant, dans une discussion prématurée, obtenir un succès et un préjugé favorable par un vote sur la question du comité secret.

Ils aboutirent à un résultat tout contraire. Leur proposition fut rejetée par 84 voix contre 77. Premier échec !

Dans la soirée du 24 janvier, tandis qu'une soixantaine de membres du Congrès, réunis au Waux-hall, délibéraient sur le projet de proposer la candidature du duc de Nemours, une émeute vint vociférer sous les fenêtres : « Vive Leuchtenberg, à bas les traîtres !» Quelques membres sortirent et réussirent bientôt à dissiper l'attroupement composé de quelques meneurs et d'un nombre beaucoup plus grand de curieux. On leur avait fait croire que nous conspirions en faveur du prince d'Orange et de la réunion à la France. Nous n'eûmes pas grand'peine à leur faire comprendre qu'on les avait trompés. Nous trouvâmes de nombreux auxiliaires parmi les curieux.

Quels étaient les auteurs de cette échauffourée ? Je ne veux et ne puis accuser personne, les preuves me manquent. Je n'ai pas voulu rechercher les causes ; j'avais d'ailleurs mieux à faire. L'intrigue avait été déjouée, cela suffisait pour confondre ces intrigants.

Au profit de qui cette tentative a-t-elle été faite ? Est-ce au profit de Leuchtenberg ou de la diplomatie anglaise ? J'ai pensé et je pense encore, que c'était au profit de tous deux. Les partisans de Leuchtenberg n'ont rien négligé pour le triomphe de leur candidat. Ponsonby a tout fait pour écarter Nemours : plutôt le diable, a-t-il dit ! ! Mais il ne voulait ni l'un ni l'autre ; il conspirait ouvertement au profit du prince d'Orange et de la Sainte-Alliance ; il voulait conserver une porte ouverte pour le (page 430) retour de la famille inféodée à la Sainte-Alliance et la gardienne de la. barrière élevée contre la France.

Is est cui prodest. Je crois en avoir dit assez, sinon pour justifier une accusation, au moins pour mettre sur la voie ceux qui croiront utile d'élucider cette question.

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