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« Aperçus de la part que j’ai prise à la révolution de 1830 » (« Mémoires »), par A. Gendebien (1866-1867)

 

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C. LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE.

 

V. La seconde Mission de Gendebien à Paris.

 

(page 326) Le résultat de notre conférence, où chacun apporta les éléments de sa conviction, fut qu'un complot s'ourdissait en faveur de la restauration du Roi Guillaume ou de son fils le prince d'Orange.

Nous décidâmes une mission à Paris, ayant pour but de prendre des informations sur la réalité, l'étendue et les ramifications du complot ; sur les dispositions du gouvernement français à encourager ou à combattre l'intrigue ourdie en faveur de la restauration.    ­

La mission avait aussi pour but de sonder le gouvernement français sur ses dispositions à accepter le trône de Belgique pour le duc de Nemours, si le Congrès le lui déférait.

Nous considérions cette démarche comme un stimulant propre à intéresser le gouvernement français, à combattre les intrigues en faveur du prince d'Orange.

(page 327) ­Enfin, la mission avait pour but de négocier un emprunt. Je fus chargé de cette mission.

Dans la nuit du 16 au 17 octobre je quittai Bruxelles pour accomplir ma seconde mission diplomatique à Paris.

Le 14 octobre, j'avais obtenu de mes collègues, non sans peine, la nomination de M. Ferdinand Meeus, au poste important et très lucratif de gouverneur de la Banque (Société générale pour favoriser l'industrie nationale). Pour lui faire gagner ses éperons, je demandai à mes collègues de l'adjoindre à ma mission, pour me seconder dans les négociations de l'emprunt, ce qui fut agréé.

Nous arrivâmes à Paris, dans la nuit du 17 au 18 octobre. Nous vîmes les principales maisons de banque. Plusieurs étaient très hostiles à la Révolution de Juillet, plus hostiles encore à notre Révolution de septembre. Tous étaient tremblants, exaspérés de la situation de la France et de leurs embarras financiers qui les préoccupaient bien plus que les destinées de la France.

Nous vîmes M. Laffitte, qui nous reçut avec la plus grande bienveillance, il nous assura de ses sympathies pour la Belgique et sa révolution ; puis il nous dit qu'à aucune condition, même les plus onéreuses, nous ne réussirions à faire un emprunt sur la place de Paris.

Dès le 18 octobre, je m'étais adressé au maréchal Gérard, qui me reçut avec la plus cordiale bienveillance et me dit : « Vous venez dans un mauvais moment, l'administration est en complet désarroi, la crise commence, je ne sais ce qui en sortira ; mais quoiqu'il advienne, vous conserverez toujours mes sympathies et les sympathies de la France, qui ne souffrira ni intervention étrangère, ni restauration forcée du Roi Guillaume ou de son fils ou petit-fils. » Il appuya sur le mot forcée, il ajouta : « Je sais que de très puissantes intrigues s'ourdissent en Belgique et même à Paris. On ne les encouragera pas, on les combattra à Paris. Il appartient à la Belgique seule de les combattre chez elle. Nous ne pouvons, sans manquer au principe de non-intervention qui doit vous sauver, intervenir pour écarter le Roi ou le prince d'Orange ; ils sont, je le sais, très antipathiques aux masses ; il vous sera donc facile, avec du calme et de l'énergie, de déjouer les intrigues. N'oubliez pas qu'il appartient à la Belgique seule de maintenir la position qu'elle a acquise ; à l'œuvre donc, à l'œuvre, comptez sur les sympathies de la France. »

Puis il s'informa de l'organisation de l'armée. «Vous avez, me dit-il, les meilleurs éléments : une population brave, électrisée par la victoire, vous avez beaucoup d'anciens officiers, tous officiers et soldats qui (page 238) constitueront des cadres solides. N'hésitez pas à donner des épaulettes aux sous-officiers et même aux soldats qui ont fait la guerre. »

Je ne donne que l'analyse succincte, mais une analyse exacte d'une longue conversation, ou plutôt de ce qu'a dit le maréchal.

Je vis M. Molé, je, revis M. Laffitte ; ils me tinrent à peu près le même langage que le maréchal Gérard. Ils insistèrent l'un et l'autre sur les intrigues très sérieuses, sur une véritable conspiration qui s'ourdissait en Belgique, en faveur d'une contre-révolution. Ils me donnèrent les mêmes assurances de sympathies pour la Belgique.

Je puis résumer en peu de mots le résultat de ma mission : emprunt impossible ; changements ou au moins hésitations dans la marche du gouvernement français et dans sa politique extérieure ; influence néfaste de Talleyrand, non pas précisément sur le gouvernement, mais sur l'esprit faibli du Roi Louis-Philippe, dont il sut habilement exploiter les faiblesses, les hésitations entre le rôle de roi-citoyen qu'il avait accepté, entre la meilleure des républiques et la royauté bourbonienne, telle que l'ont faite Talleyrand, Thiers et Guizot, royauté que ce dernier a laissée tomber au 24 février 1848.

Si nous avions tout à redouter de l'influence de l'homme dont la moralité était stéréotypée dans ce diabolique aphorisme, « la parole a été donnée à l'homme pour dissimuler sa pensée !! », nous avions tout à espérer de la probité, de la loyauté des Gérard, des Laffitte, des Lafayette, et plus encore des sympathies et de l'énergie de la France.

Ma mission n'a pas été stérile ; elle nous a donné un enseignement utile, un avertissement salutaire, et, ce qui valait mieux encore, la certitude de l'appui énergique et persévérant des meilleurs Citoyens de France et de la France tout entière.

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