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« Aperçus de la part que j’ai prise à la révolution de 1830 » (« Mémoires »), par A. Gendebien (1866-1867)

 

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A. LES PRODROMES DE LA RÉVOLUTION.

 

XV. Van de Weyer et Gendebien, découragés, songent à quitter le pays, puis se ravisent.

 

(page 247) Van de Weyer et moi fûmes atterrés de la désertion de nos représentants, nous comprenions que la position n'était plus tenable ; tous les hommes sensés pensaient de même.

(page 248) Pendant quelques heures, nous avons été dans un état de prostration complète : que faire ? que faire ? qu'allons-nous devenir ? quel parti prendre ? après avoir répété mille fois cette expression de désespoir, nous examinâmes et discutâmes avec sang-froid les chances de résister en évitant l'anarchie ; l'espoir de vaincre l'ennemi nous souriait encore et nous nous sentions la force de supporter la grave responsabilité qui résulterait d'une défaite, mais ce qui nous déconcerterait plus encore qu'une défaite, c'est la responsabilité des désordres, de l'anarchie, des pillages, des incendies, que ne manquerait pas de produire le cri de trahison, de vengeance.

Enfin, fatigués, épuisés par la douleur autant que par la colère et le ressentiment des lâchetés qui nous avaient condamnés au plus intolérable des supplices, nous prîmes la résolution de déposer le fardeau qui devait nous écraser : nous résolûmes de quitter le pays.

Chacun de notre côté, nous passâmes la nuit à mettre ordre à nos affaires.

Tout en emballant mes papiers, et ceux de mes clients, je réfléchissais, je maugréais contre les cruelles nécessités de la position que nous avait faite la trahison de nos représentants ; sans cesse revenait à mon esprit, ce que m'avait dit à La Haye, mon ami Dotrenge : « Votre révolution est une inspiration de la « Muette », elle finira comme la révolution de Masaniello ».

Oui, me disais-je, nous finissons plus mal que les Lazzaroni : nous quittons le champ de bataille avant d'avoir tiré un coup de fusil ! Pas un coup de fusil ! Pas un coup de fusil !

Nous avons cependant des fusils, des canons, nous avons une population vigoureuse, ardente et brave ; elle demande à combattre, aurons-nous le temps de l'organiser, saurons-nous la contenir jusqu'au moment de l'attaque des Hollandais ? Car c'est à Bruxelles que nous pouvons vaincre. Après mille conjectures, mille projets repoussés, ma raison tourmentée aboutit à une idée qui m'illumina ; passant en revue les révolutions qui ont fait souvent le malheur, mais toujours la gloire de la Belgique, la tactique des Gueux me parut sublime : « protester au nom de Philippe II contre le Conseil des troubles !!!! » - C'est cela ! c'est cela ! on demande réparation des griefs, on demande la séparation ; le Prince a promis sa puissante intervention, pour nous faire obtenir justice, il a adhéré au principe de séparation ; il a demandé la conservation de la dynastie ; on la lui a promise, on a juré de la maintenir tout en refusant de crier « Vive le Roi» jusqu'à réparation des griefs, et bien reprenons en sous-œuvre cette position d'abord agréée et proclamée (page 249) par nos représentants, puis désertée par peur et par spéculation, faisons ce qu'ils n'ont pas osé faire, constituons un pouvoir qui ne sera, en apparence, qu'un auxiliaire nécessité par les circonstances et qui, en réalité remplacera tous les pouvoirs constitués et deviendra une véritable dictature.  .

Notre programme, calqué sur les conventions faites avec le prince d'Orange, sera :

1°) Veiller au maintien de la dynastie ;

2°) Assurer le maintien du principe de la séparation du Nord et du Midi.

3°) Veiller aux intérêts commerciaux et industriels par tous les moyens possibles.

A six heures du matin arriva la voiture qui devait aller prendre à la campagne, ma femme que j'avais prévenue la veille. J'y montai, j'allai chez Van de Weyer ; il avait aussi passé la nuit devant sa table de travail.

J'exposai mon plan. - « Sublime ! » me dit-il ; nous nous embrassâmes.

Il était coiffé d'un petit bonnet grec qu'il jeta au loin derrière lui ; jetons, dit-il, le bonnet par dessus les moulins, puis, prenant trois ou quatre lettres qu'il avait écrites à sa mère et à ses amis, pour annoncer et justifier notre retraite, il les déchira, disant : « Brûlons nos vaisseaux ». Dans les moments les plus critiques, Van de Weyer trouvait toujours un gai propos.

Nous reconnûmes la nécessité, non pas d'associer le gouverneur et le bourgmestre (M. De Wallens) à nos projets, mais de les leur faire agréer, afin qu'ils aient un intérêt, au moins d'amour-propre à les justifier, à les défendre au besoin.

Je n'étais pas en bon termes avec le bourgmestre dont la grave nullité avait eu souvent à souffrir de mes critiques et de mon irrévérence. Van de Weyer avait avec lui et surtout avec son fils de fréquents rapports ; il se chargea de lui expliquer et de lui faire agréer notre projet.

Le bourgmestre qui était dans la position d'un homme qui se noie, accepta, avec reconnaissance, la planche de salut qui lui était offerte.

En quittant Van de Weyer, j'allai rassurer ma femme à la campagne. - « Hier, dit-elle, j'ai compris votre désespoir, mais je n'approuvais pas votre résolution qui aurait été condamnée par beaucoup de monde. Vous avez pris le seul parti honorable. Du courage, mon ami, du courage ! puis le reste à la garde de Dieu. »

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