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« Révolution belge de 1828 à 1839. Souvenirs personnels », par Louis DE POTTER (Bruxelles, Meline, Cans et compagnie, 1839)

 

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CHAPITRE XXVII

 

Adresse au congrès. - M. Plaisant me renvoie indirectement de chez lui, par ordre. - Lettre à mes concitoyens. - M. de Mérode y répond. - Injures de M. Van de Weyer.

 

(page 215) Quoique devenu entièrement étranger au mouvement des affaires, je ne me crus cependant pas pour cela dispensé d'y prendre l'intérêt qui doit en tout temps animer le citoyen pour le bonheur de sa patrie, et qui doit le faire agir lorsqu'une révolution récente a ouvert de nouvelles voies au développement du caractère national. Dès le 9 novembre, j'avais fait répandre partout à Bruxelles et envoyer dans les provinces, et le 12 je fis insérer dans l'Union belge, une adresse du peuple belge au congrès national. C'était un simple projet que, par une lettre que j'y avais jointe, j'invitais tous les citoyens à signer, afin que, dans le but de supprimer à jamais les sinécures, les cumuls et les royales prodigalités, et de réduire les emplois publics à être des charges, non des moyens de corruption et des appâts pour la (page 216) servilité, dans le but, en un mot, de réaliser de sévères économies, afin, dis-je, que les représentants du peuple décrétassent la république, qui seule rend ces économies possibles et les fait profiter au peuple. Je repoussais le principe de l'hérédité et je flétrissais celui de l'inviolabilité : je demandais un chef pris dans le sein de la nation et la gouvernant à bon marché, faisant le bonheur du peuple comme le peuple voudrait qu'il fût fait. Il faut le dire : cette adresse n'obtint pas une signature.

Personnellement, je reçus plusieurs lettres très flatteuses de félicitation sur ma conduite et d'adhésion aux principes que j'avais manifestés et mis en pratique. Outre les adresses des sociétés patriotiques de Bruxelles et de Liége, j'ai conservé beaucoup de lettres écrites des diverses provinces de Belgique, des départements de France et surtout de Paris, de la Grande-Bretagne, de Londres nommément, d'Allemagne et d'Italie, qui toutes approuvent mes actes publics, la conviction dont ils étaient émanés et ma retraite des affaires que celle-ci avait finalement rendue indispensable. J'en ai conservé également un grand nombre qui me furent adressées par des personnages actuellement ralliés au gouvernement de Léopold, au service du gouvernement de Léopold, et même en faveur auprès du (page 217) gouvernement de Léopold, mais qui alors, incertains encore si, pour tout de bon, le nouveau pouvoir était quelque chose et moi plus rien, tout en choyant la chèvre monarchique, ne croyaient cependant pas devoir entièrement faire fi du chou républicain : ces lettres sur le secret desquelles, du reste, ces personnages peuvent être entièrement rassurés, les feraient frissonner aujourd'hui par la vérité fort irrévérencieuse avec laquelle ils y peignaient les faits de cette époque déplorable, et la brutalité qu'ils mettaient à fouler aux pieds les hommes et les choses que depuis lors ils ont trouvé plus avantageux d'adorer.

Ce que j'aurais eu de mieux à faire après ma démission eût été de quitter immédiatement la Belgique. C'était l'avis de ma femme ; je le désirais moi-même : mais ma mère me demanda si instamment de ne pas l'abandonner au milieu de l'hiver, que je consentis à demeurer encore quelques mois. Je logeais chez M. Plaisant. Bientôt je m'aperçus qu'il ne paraissait plus chez lui aux heures des repas, et je sus qu'il couchait hors de la maison. Je chargeai ma femme d'interroger la sienne sur ce que cette conduite avait d'étrange, et j'appris ce que, je l'avoue, j'aurais eu bien de la peine à deviner. Un dîner gouvernemental avait eu lieu ; c'était chez M. Gendebien : là mes collègues (page 218) avaient rudement entrepris M. Plaisant, un des convives, sur ses liaisons, du moins apparentes, avec moi qui étais, disait-on, devenu l'ennemi déclaré de l'ordre des choses, et par conséquent de ceux qui l'avaient constitué et qui étaient attachés à son maintien. M. de Mérode, si les rapports qui m'ont été faits sont fidèles, fut celui qui insista le plus expressément sur l'obligation de M. Plaisant de me renvoyer de chez lui sans délai, s'il ne voulait être renvoyé lui-même de sa place au moment où elle allait devenir productive. M. Plaisant exposa très humblement que la grossière dureté exigée de lui serait généralement blâmée, et attirerait peut-être des reproches au gouvernement lui-même qu'on accuserait de l'avoir ordonnée. Bref, il obtint, par faveur spéciale, et cette concession fut faite, je crois, par M. Gendebien ; il obtint de ses maîtres provisoires la grâce de me laisser deviner ce qu'on voulait qu'il me signifiât, sans devoir assumer sur lui l'odieux de me le dire, et en conséquence il prit solennellement l'engagement de ne plus reparaître à son domicile tant que je le souillerais de ma présence. Cette confidence faite, ma femme me la rapporta : je louai un appartement en ville, et le jour même j'y couchai.

Je ne m'étais préparé qu'à l'abandon ; je me (page 219) trouvai aussi en butte à la calomnie. Propos d'estaminet, caquets de salon, articles de journaux, tantôt moqueurs, tantôt outrageants, tout fondit bientôt sur ma tête. Et ce n'était plus seulement comme lors des officieuses indiscrétions touchant la correspondance, lorsqu'elle venait d'être saisie. Alors aussi il y avait eu clameur de haro contre moi : j'avais baissé considérablement ; cependant je n'étais pas perdu tout à fait, et en outre quelques amis encore prenaient ma défense. Mais à présent que je paraissais avoir été quelque chose et que bien certainement je ne le redeviendrais plus, le hourra fut universel. Je ne m'en épouvantai aucunement : toutefois, et pour ne pas laisser à mes ennemis une victoire trop facile, je résolus de répondre en peu de mots à tout ce qui était réellement digne d'une réponse. Je publiai une Lettre à mes concitoyens (23 novembre). J'y passai très rapidement en revue ma conduite depuis l'insurrection du 25 août jusqu'à mon arrivée à Bruxelles, et avec un peu plus de détail celle que j'avais tenue au gouvernement provisoire, où il m'avait été impossible, vu les hommes et les circonstances, de ne pas hésiter d'abord sur la marche qu'il y avait à tenir, et où, quand je cherchai ensuite à vaincre cette timidité et cette incertitude, je rencontrai une opposition irritable et puissante qui retint forcément le gouvernement (page 220) dans sa première nullité. J'exposai tout ce que j'avais voulu faire et toujours inutilement, parce que j'avais toujours été seul à le vouloir ; j'ajoutai que, soupçonné dans le public d'approuver le système adopté et de m'accommoder d'avance par conséquent des suites qu'il devait nécessairement avoir, je m'étais vu obligé de me disculper dans les journaux, et que je m'étais avoué républicain.

De nouveau alors j'expliquai ma république, et je développai pourquoi c'était là le seul gouvernement sous lequel la Belgique révolutionnée pût conserver son indépendance et consolider sa liberté, accroître sans cesse sa force au dehors, sa prospérité au dedans, et rendre ses habitants heureux. Enfin, je mis dans tout leur jour les motifs politiques qui, m'empêchant de résigner le pouvoir exécutif au sein du congrès, m'avaient réduit à accepter la démission que mes collègues avaient donnée pour moi. Ces motifs pouvaient tous se résumer en un seul ; savoir, dans le devoir imposé au gouvernement provisoire de maintenir la révolution, c'est-à-dire de ne pas permettre qu'elle fût remise en question par le congrès, appelé, non pour refaire ce qui déjà était fait, encore moins pour le défaire, mais seulement pour le constituer et le confirmer en le régularisant ; non pour rappeler peut-être la famille déchue que le peuple avait renvoyée, ni même (page 221) pour relever le trône que le peuple avait brisé, mais seulement pour formuler le gouvernement nouveau, celui du peuple par et pour le peuple, et pour en engrener les différents rouages et le faire fonctionner.

Par un hasard que je n'avais point prévu, je pus ajouter en note à ma lettre, un passage qui me fut communiqué des Commentaires de M. Destutt de Tracy sur l’Esprit des lois, passage qui me donnait gain de cause sur tous les sophismes de mes adversaires. Je terminai par énumérer quelques-unes des calomnies aussi odieuses qu'absurdes qui étaient répandues sur mon compte, que la police inventait ou soutenait, que les gouvernants provisoires accueillaient avec faveur et qui occupaient gravement la représentation nationale.

Cette publication choqua violemment le gouvernement. M. de Mérode, qui, sachant ce qui s'était passé entre nous au comité central, se crut plus directement attaqué que les autres, répondit seul (28 novembre) : il y avait du moins de la franchise dans ce fait. Mais il n'y en avait guère dans les termes de la réponse, puisque M. le comte niait ce que j'avais avancé dans ma lettre ; savoir que, même avant de quitter Paris, j'avais, pour l'organisation du bonheur futur de mon pays, un plan arrêté sur (page 222) lequel j'avais depuis lors réglé toute ma conduite, et que ce plan était l'institution de la république. Cependant c'était la simple vérité, comme il est facile de s'en convaincre en se reportant au 11 septembre, jour auquel j'avais inséré dans la Tribune des départements la menace adressée au roi Guillaume de la part de nos concitoyens, de fonder côte à côte de son royaume batave la république fédérative des provinces belges. C'est ce que je répétai à M. de Mérode dans une lettre que j'insérai en post-scriptum (1er décembre) à la fin de la seconde édition de ma brochure. Ce n'était pas là, disais-je, comme me le reprochait mon ancien collègue, vouloir bon gré, mal gré, la république et rien que la république ; c'était seulement croire la république, avec les hommes et les circonstances donnés, le meilleur gouvernement possible, comme venaient de prononcer au congrès messieurs Gendebien, Van de Weyer et Rogier, cette république à l'établissement de laquelle M. de Mérode lui-même avait si puissamment contribué par les arrêtés sur la popularité des administrations communales, par la déclaration des libertés illimitées de la presse, de l'enseignement et des associations, et par la renonciation, de la part du pouvoir, à toute protection du culte dominant. La seule différence entre mes collègues du gouvernement et moi consistait (page 223) en ce que, pensant comme MM. Van de Weyer et Gendebien, j'aurais, à leur place, voulu mettre plus d'accord qu'eux entre mon vote et ma conviction ; que votant avec M. Rogier, je me serais à la vérité soumis comme lui à vivre sous la monarchie, mais non jamais à briguer ses faveurs ; et qu'après avoir travaillé avec M. de Mérode à rassembler des éléments démocratiques, je ne me serais par écrié comme lui que c'était pour constituer une royauté.

M. Van de Weyer s'y prit d'une autre manière que le noble comte pour me punir de mon outrecuidance plus que révolutionnaire. Il était trop adroit pour rien publier sur des affaires qu'il désirait plus que personne dérober à la lumière du grand jour ; il saisit l'occasion de quelques lignes que je fus dans le cas de devoir lui écrire pour lui redemander des choses à moi et le prier de régler un petit compte qui restait à terminer entre nous. Mon billet, quoique amical, était froid ; sa réponse fut emportée et grossière. Il me reprocha « qu'il avait (ce sont les termes de sa lettre) pendant deux ans et plus, sacrifié pour moi son repos, son temps, sa santé et son argent, pour moi qui me montrais aussi mauvais ami que mauvais citoyen, pour moi a qui il aurait voulu épargner cette âpre mais franche explication, mais qui après tout méritais la juste sévérité de son langage » (page 224) (6 décembre). Je crois devoir le répéter, j'ai cité textuellement : ce qu'il est, je pense, inutile de dire, c'est que les accusations de M. Van de Weyer firent sur moi l'effet de la louange la plus délicate. S'il avait pu me rester le moindre doute sur le désintéressement de mon patriotisme et sur mon dévouement pour mes amis et pour l'humanité, la colère que M. Van de Weyer faisait éclater contre moi l'aurait dissipé à l'instant et pour toujours.

Je me bornai à faire sentir à mon ancien collègue (7 décembre) tout le ridicule de ses expressions. Quoi ! c'était lui qui, sur le seuil du temple des honneurs et de la fortune, me reprochait, à moi, deux fois condamné, longtemps emprisonné, puis exilé, dépouillé, et alors encore persécuté et errant, les sacrifices de temps, de santé, de repos et d'argent qu'il avait faits, lui, pour moi ! Certes le dépit l'avait égaré : quant à moi, à qui la juste sévérité de son langage, comme il s'exprimait, donnait trop d'avantage sur lui, j'étais bien décidé à ne pas m'écarter le moins du monde de la modération que je voulais mettre dans le mien.

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