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« Révolution belge de 1828 à 1839. Souvenirs personnels », par Louis DE POTTER (Bruxelles, Meline, Cans et compagnie, 1839)

 

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CHAPITRE XXII

 

Anciens députés. - Le prince d’Orange. - Protestation du comité central. - Ma profession de foi. - Domine, salvum fac populum

 

(page 172) Avant même le retour de M. Gendebien, quelques-uns des anciens députés s'étaient remontrés à Bruxelles. Mes collègues du gouvernement penchaient beaucoup à les attacher au nouvel ordre de choses ; moi, au contraire, je répugnais à les mêler à une révolution qui s'était faite tout entière sans eux, et l'on pouvait dire malgré eux, ou du moins en dépit des obstacles que leur conduite y avait opposés : car, après leur inconcevable défection lors de leur départ pour la session extraordinaire des états-généraux à la Haye, on avait lu le nom de l'un d'eux au bas de la demande, plus inconcevable encore, adressée par quatre-vingts notables de Bruxelles au prince Frédéric, de venir avec son armée mettre à la raison le peuple qui, de son côté, se préparait à (page 173) délivrer les notables et le pays entier de la domination hollandaise. Il me paraissait que ces messieurs étaient politiquement morts, et bien morts pour le bonheur de la Belgique, puisqu'ils s'étaient eux-mêmes suicidés. Je consentis cependant à causer avec eux pour sonder leurs intentions. Le prince d'Orange était encore à Anvers, et la popularité qu'il cherchait à conquérir en reconnaissant, tacitement d'abord, puis formellement, l'indépendance de la Belgique dont il saluait les couleurs, et son gouvernement révolutionnaire dont il permettait qu'on affichât et exécutât les actes, tenait attachés bien des regards sur lui comme sur le candidat au gouvernement futur de la Belgique, qui avait le plus de chances. Aussi l'un des ex-hauts et puissants seigneurs, aujourd'hui bien plus grand seigneur encore, plus puissant, et plus haut placé, nous était-il arrivé avec des propositions de la part du prince, propositions, il faut le dire, qu'il jugea prudent de garder dans sa poche, le simple aspect de notre modeste réunion lui ayant suffisamment prouvé que le comité central en masse ne les aurait jamais accueillies avec faveur. Un autre, plus franc, répondit sans hésiter aux questions que je lui avais adressées comme il était convenu, qu'il ne prendrait aucune résolution sans avoir consulte Son Altesse Royale. C'était bien (page 174) là l'opposition usée d'un royaume qui avait fait son temps !

Elle se trompait radicalement cette opposition, et sur les hommes, et sur les choses, auxquelles, du reste, avec ses anciennes idées légales, il lui eût été fort difficile de comprendre quoi que ce fût. Tout était possible à cette époque en Belgique, hormis une restauration quelconque, avouée ou masquée, du pouvoir de la maison d'Orange. Le peuple, à qui on réussissait assez facilement à faire tout vouloir, montrait sur ce point seul une volonté à lui, bien décidée, bien ferme. Ni M. de Mérode ni M. Van de Weyer n'osèrent la braver lors des communications particulières que le prince leur fit faire peu après son arrivée à Anvers ; et comme ces communications, si elles parvenaient à la connaissance du public, les exposaient à se voir compromettre d'une manière fâcheuse, ils se sentirent dans l'obligation de rendre compte au peuple de ce qui s'était passé (7 octobre).

Peu après, un envoyé officieux en apparence du prince d'Orange se présenta au comité central. Il lui fut répondu que le peuple repoussait toute la maison de Nassau indistinctement, et que nous, mandataires de ce peuple, nous étions uniquement chargés d'exécuter sa volonté, et de maintenir ses décisions de tous nos efforts et de tous les moyens qu'à (page 175) cet effet lui-même mettait à notre disposition. Et comme le prince Kosloffski, ainsi disait se nommer cet envoyé, s'était adressé plusieurs fois à moi directement, je lui répondis à mon tour, en mon propre et privé nom : Que si le peuple m'eût seulement soupçonné de vouloir présenter le prince d'Orange comme le seul chef digne de lui commander, il serait monté au lieu de nos séances pour me jeter par la fenêtre (je rapporte mes expressions toujours vives dans la conversation libre) ; et que je n'aurais eu là que ce que j'aurais mérité, pour avoir méconnu et avoir voulu violer le vœu national. Le mot mérité m'attira de la part de M. Kosloffski de verbeuses objections. Je répliquai, pour couper court à un dialogue devenu aussi embarrassant qu'inutile, que, comme il avait fort bien supposé, je ne nourrissais aucun sentiment individuel de haine contre le prince, mais que, quand même la chose eût été possible, ce que je niais formellement, jamais je ne me serais permis de faire personnellement montre de générosité aux dépens de ma patrie et de mes concitoyens ; que d'ailleurs, dans les circonstances données, je partageais entièrement les idées du peuple sur la famille déchue, mais que, si la majorité des Belges avait été assez inconséquente pour songer à une contre-révolution, tout en respectant le souverain vouloir de la nation, je (page 176) me serais cependant bien gardé de me faire l'instrument de ce qui m'aurait paru, à moi, un acte tout à la fois sans nécessité et sans avenir, et que pour ne pas désobéir je me serais retiré. Les négociations devinrent finalement officielles, et le comité central répudia les propositions doucereuses du prince d'Orange, par une protestation publique contre ses prétentions à gouverner quelques villes de la Belgique, conjointement avec l'autorité populaire que la révolution avait préposée à cette même Belgique, sans partage ni distinction. Ce fut à cette occasion que je crus me devoir à moi-même, non seulement de repousser ouvertement les calomnies de ceux qui me taxaient d'orangisme, mais aussi de dire catégoriquement ce qu'en définitive j'avais toujours été, ce que j'étais encore et ne cesserai jamais d'être.

Dans une lettre adressée au Courrier des Pays-Bas (19 octobre), j'articulai positivement et nettement que mes principes étaient démocratiques et que j'étais républicain. C'était, je le sentais bien, me livrer à mes ennemis pieds et poings liés, puisque la féodalité nobiliaire et l'aristocratie commerciale, qui reprenaient peu à peu toute leur importance, craignaient ou feignaient de craindre la république, comme étant la domination des gens de rien et (page 177) n'ayant rien, sur les gens riches et comme il faut, et puisqu'ils étaient parvenus à la faire haïr par le peuple, auquel ils avaient fait accroire que c'est le règne des voleurs et des assassins, l'anarchie et la misère. Mais que m'importait à moi d'être calomnié ? Je n'avais rien à cacher et je ne voulais rien cacher. J'étais bien décidé à demeurer fidèle à mes opinions, qu'elles plussent d'ailleurs ou ne plussent pas à mes concitoyens. Et voilà précisément pourquoi je croyais devoir, afin de conserver ma propre estime, faire clairement connaître ces opinions, afin que le peuple, me voyant tel que j'étais, les appuyât ou me renvoyât moi-même.

D'accord avec ces principes, je fis représenter aux évêques, qu'ils avaient jusqu'à ce moment eu tort de se laisser imposer le Domine, salvum fac regem..., dont la finale changeant à chaque révolution monarchique ou républicaine, les exposait à ne jamais bien savoir quand il leur fallait cesser de chanter le gouvernement de droit, comme se nomment toujours les gouvernements tombés, pour entonner le pouvoir de fait, ce que toujours tout pouvoir nouveau commence par être. Et en conséquence, pour se soustraire à cette perplexité, je les invitai à substituer à une formule nécessairement variable une autre qui ne changerait jamais ; savoir, Domine, salvum fac populum ; le peuple, (page 178) sous quelque forme que ce soit, demeurant toujours. Les évêques goûtèrent fort mes idées ; mais l'aristocratie antipopulaire était puissante, et le royalisme aristocratique reprenait faveur : ils n'osèrent.

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