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« Révolution belge de 1828 à 1839. Souvenirs personnels », par Louis DE POTTER (Bruxelles, Meline, Cans et compagnie, 1839)

 

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CHAPITRE IV

 

Détention. - Adhésion à ma déclaration de principes. - Rapprochement entre les deux nuances de l'opposition. - Les journaux. - Ma cellule.

 

(page 30) Le lendemain de ma condamnation, j'adressai par la voie des journaux une lettre à mes concitoyens que je remerciai avec effusion de cœur des marques d'intérêt qu'ils m'avaient données. Cette lettre produisit un effet prodigieux ; et plus d'une larme coula sur la phrase où, parlant de l'arrêt prononcé contre moi, je dis qu'il « retranchait dix-huit mois de mon existence. » Il m'avait été impossible de ne pas parler d'un sacrifice que je sentais aussi vivement que je le faisais de bonne volonté. Il fallait en effet que je fusse animé d'un amour, je puis dire passionné, pour la liberté, et dominé par le plus ardent sentiment de mon devoir envers tous les hommes, et nommément envers mes concitoyens, pour que je soutinsse l'idée si pénible de manquer à mes devoirs envers ma vieille mère, pour qui ma présence était un besoin, et envers (page 31) ma jeune compagne bien plus isolée encore, au milieu d'une société qu'elle connaissait à peine et qui lui apparaissait comme un épouvantail plutôt que comme un appui. Cependant, je leur dois de le dire, toutes les deux montrèrent un courage au-dessus de leur sexe et des circonstances qui le leur rendaient si difficile. Bien loin de me faire le moindre reproche, chacune de leurs visites servit à me faire trouver plus légère la tâche que je m'étais imposée. Je voyais ma mère une ou deux fois la semaine, ma femme et son enfant presque tous les jours. Le roi, qui craignait les suites d'une extrême rigueur, avait été charmé de pouvoir adoucir ma position en m'accordant la demande que je lui avais adressée au nom de ma mère, savoir, de faire mon temps d'emprisonnement à Bruxelles. Il y eut ordre exprès de ne pas refuser à mes amis la permission de me voir. Le gouvernement espérait que, vaincu par les ennuis de la privation de la liberté, je lui aurais bientôt fourni moi-même les moyens de me faire la grâce de me la rendre. Il ne me connaissait pas assez pour ne pas se tromper du tout au tout sur ce point. Aussi sa douceur envers moi fut-elle bientôt tempérée de plusieurs vexations plus ou moins tracassières.

(page 32) L'article du Courrier des Pays-Bas qui avait été le prétexte de ma condamnation, un second article explicatif de celui-ci et incriminé comme le premier, et un troisième que le ministère public avait eu enfin le bon esprit de laisser passer inaperçu, avaient toujours été destinés à convaincre les Belges qu'ils n'avaient d'autres jésuites à craindre que les mystificateurs du pouvoir, qui nous avaient sellés et bridés comme le cheval de la fable, pour aller à la chasse du croquemitaine de la congrégation ; que notre seul ennemi c'était l'arbitraire, et par conséquent que notre seul refuge c'était la liberté pour tous, le droit commun pour tous, jésuites et non jésuites, catholiques et libéraux. Une lettre adressée au même journal, un mois juste avant ma condamnation, avait servi de préparation pour disposer les esprits à ma levée de boucliers lors de la séance de la cour d'assises, en demandant la liberté de la presse, égale pour tous et dégagée des entraves qu'y avaient mises des arrêtés de circonstance, la légalisation du principe de la responsabilité de tous les dépositaires de l'autorité et surtout des ministres, et l'organisation définitive d'un pouvoir judiciaire indépendant du pouvoir exécutif. J'avais ouvertement exhorté mes concitoyens à se joindre à moi, tant en adhérant à ma déclaration de principes qu'en adressant au roi (page 33) et aux représentants de la nation la manifestation franche de leurs opinions et les vœux du peuple. Cette lettre produisit alors des adhésions que le président du tribunal, ex-juge en bonnet rouge, me reprocha comme une conséquence du terrorisme que je voulais ressusciter en Belgique ; elle produisit plus tard le pétitionnement, qui isola le gouvernement au milieu d'une population de mécontents.

Lors de mon discours du 20 décembre, j'avais fait un grand pas vers la création de ce qu'on appela, quelques mois après, l'union des catholiques et des libéraux, en prouvant par les faits, que nous voulions réellement la liberté de tous, celle de nos frères d'une autre croyance que la nôtre comme notre propre liberté, c'est-à-dire en demandant la liberté de l'instruction, celui de tous leurs droits usurpés qu'il importait le plus aux catholiques de reconquérir. Ils répondirent bientôt à cette marque d'une équitable confiance, en demandant de leur côté la liberté de la presse, qu'ils avaient crainte jusqu'alors parce que nous l'avions toujours tournée contre eux, et en nous reconnaissant le droit de ne rien croire de ce qu'ils croyaient, tout comme nous ne leur contestions plus celui de croire ce que nous ne croyions pas.

La force des choses poussait rapidement vers un dénouement, favorable surtout à la Belgique dans le (page 34) moment de crise où elle se trouvait alors, et qui, par la résolution radicale et nette d'une question fondamentale pour la régénération de nos sociétés modernes, devait avoir du retentissement en Europe. Je veux parler du principe reconnu de la liberté illimitée et inimitable de la conscience humaine et de ses manifestations par la parole, la presse et l'instruction, l'autorité sociale ne s'étendant qu'aux actes déterminés d'avance par la loi, et réalisés après la promulgation de la loi. Quoi qu'il en soit, le Courrier des Pays-Bas à Bruxelles, le Politique à Liége, le Belge à Bruxelles encore, et bientôt le Catholique à Gand, commentèrent journellement le texte de la liberté en tout et pour tous, du droit commun, de la justice en un mot, sans exception ni acception de personnes, sans laquelle il n'est et ne peut y être de liberté pour qui que ce soit.

Je n'étais en rapport direct qu'avec le Courrier des Pays-Bas et indirect qu'avec le Belge ; les autres journaux recevaient cependant de moi une espèce d'impulsion morale qui donnait à tous l'unité d'où résultait notre force. En outre, ma prison était devenue un centre où se discutaient tous les moyens de combattre légalement, et à l'aide des libertés écrites dans notre pacte fondamental, le despotisme monarchique dont les prétentions à (page 35) l'arbitraire croissaient à mesure que nous précisions davantage comment et sur quoi nous voulions lui résister, et que nous serrions mieux nos rangs pour rendre impossible toute surprise, soit par la ruse et la corruption, soit par la force ouverte. Hommes de toutes les opinions et de toutes les croyances, l'opinion servile et la religion du pouvoir seules exceptées, hommes de toutes les positions et de tous les rangs, hors les employés du gouvernement et ses pensionnaires, je voyais se grouper autour de moi tout ce que la commune patrie avait de caractères les plus distingués et d'esprits les plus sages, tous voulant avec moi et comme moi la liberté de la Belgique et l'ordre par elle.

Je l'avoue, c'était là pour moi un beau moment : encore aujourd'hui il fait palpiter mon cœur. De mon étroite cellule, mes yeux se portaient vers un meilleur avenir qui se présentait à mes regards satisfaits avec ses illusions les plus décevantes. Combien de fois depuis n'ai-je pas regretté ma prison et ses espérances !... Et ces regrets, je ne les ai jamais plus cruellement ressentis, que lorsqu'il paraissait probablement aux autres qu'il ne me restait plus rien à regretter ni à désirer !

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